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29 QUESTIONS DISPUTÉES
SUR LA VÉRITÉ EN PRÉSENCE DE
MAÎTRE THOMAS D'AQUIN
Docteur des docteurs de l'Église
(Cette série de questions disputées a été défendue
de 1256 à 1259, donc en début de la carrière
professorale de saint Thomas)
Pour le moment, ne sont disponibles sur
le site http://docteurangelique.free.fr que les questions
1. La vérité; 2. La
science de Dieu; 4. Le Verbe; 13. Le
Maître; 15. Les raisons supérieure et inférieure; 16.
La syndérèse; 17. La conscience morale.
.
QUESTION 1: LA VÉRITÉ (de veritate) 3
ARTICLE 1: Qu'est-ce que la vérité? 3
ARTICLE 2: La vérité trouve-t-elle son principe
davantage dans lintellect que dans les choses? 7
ARTICLE 3: La vérité est-elle seulement dans
lIntellect composant et divisant? 10
ARTICLE 4: Y a-t-il seulement une vérité par laquelle
toutes choses sont vraies? 11
ARTICLE 5: En dehors de la vérité première, existe-t-il
une autre vérité éternelle? 16
ARTICLE 6: La vérité est-elle créée est immuable? 23
ARTICLE 7: La vérité dans les choses divines se dit-elle
de lessence ou dune personne? 26
ARTICLE 8: Toute vérité autre que la vérité première
vient-elle de la vérité première? 28
ARTICLE 9: La vérité est-elle dans le sens? 31
ARTICLE 10: Une chose est-elle fausse? 33
ARTICLE 11: La fausseté est-elle dans les sens? 36
ARTICLE 12: La fausseté est dans lintellect? 38
QUESTION 1: LA VÉRITÉ (de veritate)
(Traduction Christian Brouwer et Marc Peeters, 2002)
ARTICLE 1: Qu'est-ce que la
vérité?
Il semble que le vrai soit tout à fait
le même que létant (ens).
Objections:
1. Saint Augustin écrit dans le livre des Soliloques:
"le vrai est ce qui est "; or ce qui est
nest rien sinon létant; donc "vrai"
signifie tout à fait la même chose que "étant"
(ens).
2. Un répondant a dit quils sont le même selon
leurs suppôts mais diffèrent en raison Mais on a
répliqué que la raison de toute chose est ce qui est
signifié par sa définition or saint Augustin assigne
"ce qui est" comme définition du vrai, après
en avoir rejeté dautres; donc, puisque selon
"ce qui est", "vrai" et "étant"
(ens) se conviennent, on voit quils sont le même
en raison.
3. En outre, toutes les choses qui diffèrent en raison
sont telles que lune delles peut être
pensée sans lautre aussi Boèce dit-il dans le
livre des Semaines quon peut penser lêtre de
Dieu même si lintellect met un moment à part sa
bonté; or létant ne peut en aucune manière être
pensé si le vrai est mis à part, parce quil est
pensé en tant quil est vrai; donc, le vrai et
létant ne diffèrent pas en raison.
4. En outre, si le vrai nest pas le même que
létant, il faut quil soit une disposition de
létant or il ne peut être une disposition de
létant: en effet, il nest pas une
disposition qui corrompe totalement, autrement il
sensuivrait: "Cest vrai, donc cest
non-étant", comme il sensuit "cest
un homme mort, donc ce nest pas un homme".
Semblablement, il nest pas une disposition
limitative (par exemple, de "il a les dents blanches"
il ne suit pas "donc il est blanc"); autrement
de "cest vrai" il ne suivrait pas "donc
cest". Semblablement, il nest pas une
disposition restreignante ni spécifiante, sinon il ne se
convertirait pas avec létant. Donc le vrai et
létant sont tout à fait le même.
5. En outre, les choses dont la disposition est une sont
les mêmes; or la disposition du vrai et de létant
est la même; donc ils sont les mêmes. Il est dit, en
effet, au livre II de la Métaphysique "la
disposition dune chose dans lêtre est comme
sa disposition dans la vérité". Donc le vrai et
létant sont tout à fait le même.
6. En outre, toutes les choses qui ne sont pas le même
diffèrent de quelque manière; or le vrai et
létant ne différent en aucune manière, ni par
essence, puisque tout étant par son essence est vrai, ni
par des différences, parce quil faudrait alors
quils se conviennent sous un genre commun; donc ils
sont tout à fait le même.
7. De même, sils ne sont pas tout à fait le même,
il faut que le vrai ajoute quelque chose à létant;
or le vrai najoute rien à létant bien
quil soit dans plus que létant, ce que
montre le Philosophe au livre IV de la Métaphysique, où
il dit quen définissant le vrai, nous disons que
"nous disons être ce qui est ou ne pas être ce qui
nest pas", et ainsi le vrai inclut
létant et le non-étant; donc le vrai
najoute pas quelque chose à létant, et on
voit ainsi que le vrai est tout à fait le même quel'étant.
Objections en sens contraire:
1. Par contre, "Le verbiage est la
répétition inutile du même"; si donc le vrai
était le même que létant, ce serait verbiage de
dire "un étant vrai", ce qui est faux; ils ne
sont donc pas le même.
2. Ou encore, létant et le bien sont convertibles;
or le vrai n'est pas convertible avec le bien car il y a
du vrai qui nest pas bien, par exemple si
quelquun fornique; donc le vrai nest pas
convertible avec létant, et ils ne sont pas le
même.
3. En outre, selon Boèce dans le livre des Semaines,
dans toutes les créatures "lêtre et ce qui
est sont différents "; or "vrai" signifie
lêtre de la chose; donc, dans les choses créées,
le vrai est différent du "ce qui est". Mais le
"ce qui est" est le même que létant;
donc dans les créatures le vrai est différent de
létant.
4. En outre, toutes les choses qui se tiennent comme
antérieures et postérieures doivent être différentes;
or le vrai et létant se tiennent de cette manière
parce que, comme il est dit dans le livre Des causes,
"la première des choses créées est lêtre";
et le commentateur du même livre dit que toutes les
autres choses sont dites par information de létant
et ainsi sont postérieures à létant; donc le
vrai et létant sont différents.
5. En outre, ce qui est dit en commun de la cause et des
choses causées, est davantage un dans la cause que dans
les choses causées, et notamment davantage en Dieu que
dans les créatures. Mais en Dieu, létant,
lun, le vrai et le bien, sont tous les quatre
appropriés de telle manière que létant relève
de lessence, lun de la personne du Père, le
vrai de la personne du Fils, le bien de la personne du
Saint Esprit; or les personnes divines sont distinctes
non seulement en raison mais aussi en réalité,
cest pourquoi elles ne sont pas prédicables les
unes des autres; a fortiori dans les créatures, ces
quatre choses doivent différer davantage quen
raison.
Réponse:
Dans la recherche de ce quest chaque chose, comme
dans ce qui est démontrable, il faut faire une
réduction à des principes connus par soi de
lintellect; autrement on irait à linfini
dans lun et lautre cas et on perdrait tout à
fait la science et la connaissance des choses; or ce que
lintellect conçoit en premier comme le plus connu
et en quoi il résout toutes les conceptions est
létant comme dit Avicenne au début de sa
Métaphysique; il faut donc que toutes les autres
conceptions de lintellect soient obtenues par une
addition à létant Or, parce que toute nature est
par essence étant, des choses en quelque sorte
extérieures à létant ne peuvent lui être
ajoutées comme la différence est ajoutée au genre ou
laccident au sujet; aussi le Philosophe prouve-t-il
au livre III de la Métaphysique que létant ne
peut être un genre pourtant des choses sont dites
ajouter à létant, en tant quelles expriment
un mode de létant lui-même qui nest pas
exprimé par le nom d'"étant" (ens); ceci
arrive de deux façons.
Dune première manière, le mode exprimé est un
mode spécial de létant; il y a en effet divers
degrés dentité selon lesquels sont obtenus divers
modes dêtre, et daprès ces modes sont
obtenus les divers genres des choses: la substance
najoute pas à létant une différence qui
désignerait une nature surajoutée à létant,
mais par le nom de "substance" on exprime
certain mode spécial de lêtre, à savoir
létant par soi, et ainsi en est-il dans les autres
genres.
Dune autre manière, le mode exprimé est un mode
général consécutif à tout étant. Ce mode peut être
entendu de deux façons: soit il est consécutif à
chaque étant en soi, soit il est consécutif à un
étant dans son ordonnancement à un autre.
Le premier cas est double parce que quelque chose peut
être exprimé soit affirmativement soit négativement
dans létant. Dune part, il ne se trouve pas
quelque chose, dit affirmativement et dans l'absolu, qui
puisse être admis dans tout étant, sinon son essence,
selon laquelle il dit être; cest ainsi que le nom
"chose" lui est imposé. Il diffère de "étant"
(ens), selon Avicenne au début de sa Métaphysique, en
ce que "étant" (ens) est pris de lacte
dêtre, tandis que le nom de "chose"
exprime la quiddité ou lessence de létant.
Dautre part, la négation consécutive à tout
étant pris dans labsolu est une non-division; elle
est exprimée par le nom "un", car lun
nest rien dautre que létant non-divisé.
Dans le second cas, on peut entendre de deux façons le
mode de létant selon lordonnancement
dun (étant) à lautre. Premièrement, selon
la division de lun par lautre, ce
quexprime le nom "quelque chose" 1; en
effet "quelque chose" se dit pour "quelque
autre chose"; par conséquent, de même que
létant est dit "un" en tant quil
est non-divisé en soi, de même létant est dit
"quelque chose" en tant quil est
distingué des autres. Deuxièmement, selon la convenance
dun étant à un autre ceci ne peut À être que
sil est admis quun quelque chose est de
nature à convenir à tout étant: cest lâme,
qui "dune certaine manière est toutes choses",
comme il est dit au livre III De lâme. Or il y a
dans lâme des pouvoirs cognitifs et appétitifs.
Le nom "bien" exprime donc la convenance de
létant à lappétit; cest pourquoi il
est dit au début de lÉthique que "le bien
est ce à quoi toutes choses tendent". Le nom "vrai"
exprime la convenance de létant à
lintellect.
Toute cognition saccomplit par lassimilation
du connaissant à la chose connue, si bien que
lassimilation a été dite cause de la cognition:
par exemple la vue connaît la couleur par cela
quelle est disposée selon lespèce de la
couleur; ainsi le rapport premier de létant à
lintellect est que létant concorde avec
lintellect; cette concordance est dite adéquation
de lintellect et de la chose; et en cela
saccomplit formellement la raison de vrai.
Voilà donc ce que le vrai ajoute à létant: la
conformité ou adéquation de la chose et de
lintellect. Comme on la dit, la connaissance
de la chose suit de cette conformité; ainsi
lentité de la chose précède la raison de
vérité, tandis que la connaissance est un certain effet
de la vérité. La vérité ou le vrai se définissent
dès lors de trois façons. Premièrement, selon ce qui
précède la raison de vérité et en quoi le vrai est
fondé. Saint Augustin définit ainsi dans le livre des
Soliloques. "le vrai est ce qui est", Avicenne
dans sa Métaphysique: "la vérité de chaque chose
est la propriété de son être, lequel lui est stable"
et dautres auteurs: "le vrai est la non-division
de lêtre et de ce qui est".
Deuxièmement, on les définit selon ce en quoi la raison
de vrai 'saccomplit formellement. Isaac dit ainsi:
"la vérité est ladéquation de la chose et
de lintellect", saint Anselme dans le livre De
la vérité: "la vérité est la rectitude
perceptible par la seule pensée" cette
rectitude se dit selon une certaine adéquation et
le Philosophe au livre IV de la Métaphysique dit que, en
le définissant, nous disons le vrai "
lorsquon dit être ce qui est ou ne pas être ce
qui nest pas".
Troisièmement, on définit le vrai selon leffet
consécutif. Saint Hilaire dit ainsi: "le vrai est
ce qui déclare et manifeste lêtre", saint
Augustin dans le livre De la vraie religion: "la
vérité est ce par quoi est montré ce qui est" et
dans le même livre: "la vérité est ce selon quoi
nous jugeons des choses inférieures".
Solutions:
1. Quant au premier argument, il faut dire que saint
Augustin donne cette définition de la vérité selon
quelle a son fondement dans la chose et non selon
que la raison de vrai saccomplit dans
ladéquation de la chose à lintellect.
Ou bien il faut dire que lorsquon dit "le
vrai est ce qui est", le "est" nest
pas entendu ici selon quil signifie lacte
dêtre mais selon quil est la marque de
lintellect composant, en tant quil signifie
laffirmation dans la proposition; ainsi le sens est:
le vrai est ce qui est, cest-à-dire que de quelque
chose qui est on dit quil est. La définition de
saint Augustin revient donc au même que la définition
du Philosophe introduite ci-dessus.
2. D'après ce quon a dit, la solution au deuxième
argument est claire.
3. Quant au troisième argument, il faut dire que penser
un quelque chose sans lautre peut être entendu de
deux façons. Premièrement, un quelque chose est pensé
alors que lautre nest pas pensé; ainsi, les
choses qui diffèrent en raison sont telles que
lune peut être pensée sans lautre.
Deuxièmement, on peut entendre qu'un quelque chose est
pensé sans lautre parce quil est pensé
alors que lautre nexiste pas; létant
ne peut être pensé ainsi sans le vrai, parce quil
ne peut être pensé sans ce qui concorde ou est adéquat
à lintellect. En revanche, quiconque pense la
raison détant peut ne pas penser la raison de vrai,
de même que quiconque pense létant ne pense pas
lintellect agent, bien que sans lintellect
agent rien ne puisse être pensé.
4. Quant au quatrième argument, il faut dire que le vrai
est une disposition de létant, non point comme
sil ajoutait une nature ou comme sil
exprimait un mode spécial de létant; il exprime
quelque chose qui se trouve en tout étant pris
généralement, mais qui nest pas exprimé par le
nom d"étant" (ens). Il nest donc pas
obligatoire quil soit une disposition corruptrice,
ni limitative, ni restreignant à une partie.
5. Quant au cinquième argument, il faut dire quon
nentend pas ici la disposition selon quelle
est dans le genre de la qualité mais selon quelle
comporte un certain ordre; en effet, puisque les choses
qui sont la cause de lêtre dautres sont le
plus étants, et que celles qui sont cause de la vérité
sont le plus vraies, le Philosophe conclut quune
chose a le même ordre dans lêtre et dans la
vérité, à savoir que là où se trouve ce qui est le
plus étant, là est le plus vrai. Non que létant
et le vrai soient le même en raison, mais parce que
quelque chose est de nature à être adéquat à
lintellect selon ce quil a dentité.
Ainsi la raison de vrai suit la raison détant.
6. Quant au sixième argument, il faut dire que le vrai
et létant diff en raison, en ceci que quelque
chose qui nest pas dans la raison détant est
dans la raison de vrai, mais non que quelque chose qui
est dans la raison détant ne soit pas dans la
raison de vrai; ils ne diffèrent donc pas par essence ni
ne sont distincts lun de lautre par des
différences opposées.
7. Quant au septième argument, il faut dire que le vrai
nest pas dans plus que létant. En effet,
entendu dune certaine manière, létant se
dit du non-étant quand celui-ci est appréhendé par
lintellect; aussi le Philosophe dit-il au livre IV
de la Métaphysique que la négation ou la privation
détant sont dune certaine manière dites
"étant" (ens), et Avicenne ajoute au début de
sa Métaphysique quun énoncé ne peut être formé
que sur létant parce que ce sur quoi une
proposition est formée doit être appréhendé par
lintellect. Il est donc clair que tout vrai est de
quelque manière étant.
Solutions des objections en sens
contraire:
1. Quant au premier des argument en
sens contraires qui sont objectés, il faut dire que ce
nest pas du verbiage de dire "étant vrai"
parce que quelque chose est exprimé par le nom de "vrai"
qui n'est pas exprimé par le nom d'"étant" (ens),
mais non parce qu'ils diffèrent en réalité.
2. Quant au deuxième argument en sens contraire, il faut
dire que, quoique ce soit un mal quuntel fornique,
quelque chose est de nature à se conformer à
lintellect selon ce quil a dentité; et
selon ce quelque chose la raison de vrai sensuit.
Ainsi, il est clair que le vrai nexcède pas
létant ni nest excédé par lui.
3. Quant au troisième argument en sens contraire, il
faut dire que, lorsquon dit "lêtre et
ce qui est sont différents", on distingue
lacte dêtre de ce à quoi cet acte convient;
or le nom d"étant" (ens) est pris de
lacte dêtre, non de ce à quoi convient
lacte dêtre; la raison objectée nest
donc pas concluante.
4. Quant au quatrième argument en sens contraire, il
faut dire que le vrai est postérieur à létant en
tant que la raison de vrai diffère de la raison
détant à la manière susdite.
5. Quant au cinquième argument en sens contraire, il
faut dire que cette raison est en défaut sur trois
points. Premièrement, quoique les personnes divines
soient distinctes en réalité, les choses qui sont
attribuées en propre à ces personnes ne diffèrent pas
en réalité mais seulement en raison. Deuxièmement,
quoique les personnes soient distinctes réellement les
unes des autres, elles ne sont pas distinctes réellement
de lessence; ainsi le vrai, qui est attribué en
propre à la personne du Fils nest pas distinct de
létant qui se tient du côté de lessence.
Troisièmement, bien que létant, lun, le
vrai et le bien soient davantage unis en Dieu que dans
les choses créées, il nest pas obligatoire, du
fait quils sont distincts en Dieu, quils
soient réellement distincts dans les choses créées.
Cest ce qui arrive aux choses qui nont pas
daprès leur raison de quoi être un en réalité,
comme la sagesse et la puissance: alors qu'elles sont un
en Dieu en réalité, elles sont distinctes réellement
dans les créatures. Or, létant, lun, le
vrai et le bien ont selon leur raison de quoi être un en
réalité. Aussi, partout où ils se trouvent, ils sont
réellement un, quoique lunité de cette chose,
selon laquelle ils sont unis en Dieu, soit plus parfaite
que lunité de cette chose selon laquelle ils sont
unis dans les créatures.
ARTICLE 2: La vérité trouve-t-elle
son principe davantage dans lintellect que dans les
choses?
Objections:
Il semble que non.
1. En effet, comme on la dit le vrai est
convertible avec létant; or létant trouve
son principe davantage dans les choses que dans
lâme; donc le vrai aussi.
2. En outre, les choses sont dans lâme non par
essence mais par leur espèce, comme dit le Philosophe au
livre III De lâme; donc, si la vérité trouve son
principe dans lâme, elle ne sera pas
lessence de la chose, mais la similitude et
lespèce de celle-ci, et le vrai sera
lespèce de létant existant hors de
lâme. Or lespèce de la chose, qui existe
dans lâme, ne peut être prédiquée de la chose
qui est hors de lâme, de même quelle
nest pas convertible avec elle: être convertible,
cest en effet être prédicable par conversion;
donc le vrai ne sera pas convertible avec létant,
ce qui est faux.
3. En outre, tout ce qui est dans quelque chose est
consécutif à ce dans quoi il est; donc si la vérité a
son principe dans lâme, le jugement sur la
vérité se fera selon ce que lâme estime; et
ainsi reviendra lerreur des anciens philosophes qui
disaient que toute opinion dans lintellect est
vraie et que deux contradictoires sont vraies en même
temps, ce qui est absurde.
4. En outre, si la vérité a son principe dans
lintellect, il faut que quelque chose qui relève
de lintellect soit posé dans la définition de la
vérité. Or dans le livre des Soliloques saint Augustin
réprouve cette sorte de définition "est vrai ce
qui est tel quil est vu", car il
sensuivrait que ne serait pas vrai ce qui ne serait
pas vu, ce qui est clairement faux des pierres les plus
enfouies dans les entrailles de la terre. Semblablement
il réprouve et condamne celle-ci: "est vrai ce qui
est tel quil est vu par celui qui connaît
sil veut et peut connaître", car il
sensuivrait que quelque chose ne serait vrai que si
celui qui connaît voulait et pouvait connaître; la
raison serait la même pour toutes les autres
définitions dans lesquelles est posé quelque chose qui
relève de lintellect; donc la vérité na
pas son principe dans lintellect.
Objections en sens contraire:
1. Par contre, le Philosophe dit au
livre VI de la Métaphysique: "le faux et le vrai ne
sont pas dans les choses mais dans la pensée".
2. En outre, "la vérité est ladéquation de
la chose et de lintellect"; or cette
adéquation ne peut être que dans lintellect; donc
la vérité nest que dans lintellect.
Réponse:
Voici ce quil faut dire. Dans ce
qui se dit de nombreuses choses par antériorité et
postériorité, ce nest pas ce qui est comme la
cause des autres choses, mais bien ce en quoi est en
premier la raison complète de ce qui est commun, qui
doit recevoir antérieurement le prédicat de commun: par
exemple, "sain" se dit, par antériorité, de
lanimal dans lequel se trouve en premier la raison
parfaite de santé, quoique la médecine soit dite saine
en tant quelle a pour effet la santé. Cest
pourquoi, puisque le vrai se dit de plusieurs choses par
antériorité et postériorité, ce en quoi se trouve en
premier la raison complète de vérité doit être dit
par antériorité
Létat complet dun mouvement ou dune
opération quelconques est dans leur terme. Or le
mouvement de la vertu cognitive a lâme pour terme
(car le connu doit être dans le connaissant sur le mode
du connaissant) tandis que le mouvement de la vertu
appétitive a les choses pour terme. Aussi, au livre III
De lâme, le Philosophe pose-t-il un cercle dans
les actes de lâme la chose qui est hors de
lâme met lintellect en mouvement; une fois
pensée, elle met en mouvement lappétit;
lappétit tend à parvenir à la chose doù
le mouvement a commencé. Et comme on la dit parce
que "bien" dit lordonnancement de
létant à lappétit et que "vrai"
dit lordonnancement à lintellect, le
Philosophe dit au livre VI de la Métaphysique que le
bien et le mal sont dans les choses et que le vrai et le
faux sont dans la pensée. Or une chose nest dite
vraie que si elle est adéquate à lintellect; dès
lors le vrai se trouve dans les choses par postériorité
et dans lintellect par antériorité.
Mais il faut savoir quune chose se rapporte
autrement à lintellect pratique quà
lintellect spéculatif. En effet, puisque
lintellect pratique cause les choses, il est la
mesure des choses qui se font par lui; lintellect
spéculatif, en revanche, parce quil est réceptif
à légard des choses, est dune certaine
manière mis en mouvement par les choses mêmes, et ainsi
les choses le mesurent lui-même. Ainsi il est clair que
les choses naturelles, à partir desquelles notre
intellect reçoit la science, mesurent notre intellect (comme
il est dit au livre X de la Métaphysique), mais
quelles sont mesurées par lintellect divin
en quoi sont toutes choses, de même que toutes les
productions de lartisan sont dans son intellect.
Donc lintellect divin est mesurant non mesuré, une
chose naturelle est mesurante et mesurée, et notre
intellect est mesuré et ne mesure pas les choses
naturelles mais seulement les choses artificielles.
Une chose naturelle, établie entre les deux intellects,
est ainsi dite vraie selon son adéquation à lun
et à lautre. Selon son adéquation à
lintellect divin, elle est dite vraie en tant
quelle remplit ce pour quoi elle a été
ordonnancée par lintellect divin. Cela est clair
chez saint Anselme dans le livre De la vérité, chez
saint Augustin dans le livre De la vraie religion et chez
Avicenne dans la définition déjà mentionnée: "la
vérité de chaque chose est la propriété de son être,
lequel lui est stable". Selon son adéquation à
lintellect humain, une chose est dite vraie en tant
quelle est de nature à provoquer une estimation
vraie delle-même; au contraire, sont dites fausses
"les choses qui sont de nature à paraître ce
quelles ne sont pas ou telles quelles ne sont
pas", comme il est dit au livre V de la
Métaphysique.
La première raison de vérité se trouve dans la chose
antérieurement à la seconde, parce que le rapport de la
chose à lintellect divin est antérieur à son
rapport à lintellect humain. Aussi, même si
lintellect humain nétait pas, les choses
seraient tout de même dites vraies dans leur
ordonnancement à lintellect divin; mais si on
pensait que lun et lautre intellects étaient
supprimés, les choses demeurant par impossible, la
raison de vérité ne demeurerait en aucune manière.
Solutions:
l. La réponse au premier argument est
donc que, comme on la clairement dit, le vrai
se dit de lintellect vrai par antériorité, et de
la chose qui lui est adéquate par postériorité; dans
lun et lautre cas il est convertible avec
létant, mais de manière différente. En effet,
selon que le vrai se dit des choses, il est convertible
avec létant par prédication (tout étant est
adéquat à lintellect divin et peut se rendre
lintellect humain adéquat, et inversement). Mais
si on entend le vrai en tant quil se dit de
lintellect, il est alors convertible avec
létant qui est hors de lâme, non par
prédication mais par conséquence, puisquil faut
quà un intellect vrai, quel quil soit,
corresponde un étant, et inversement.
2. Par là la solution au deuxième argument est claire.
3. Quant au troisième argument, il faut dire que ce qui
est dans quelque chose nest consécutif à ce dans
quoi il est que quand il est causé à partir des
principes de ce dans quoi il est. Par exemple, la
lumière, qui est causée dans lair par une chose
extrinsèque, à savoir le soleil, est davantage
consécutive au mouvement du soleil quà lair.
Semblablement la vérité, causée dans lâme par
les choses, nest pas consécutive à une estimation
de lâme mais bien à lexistence des choses
"puisque selon quune chose est ou nest
pas, une proposition est dite vraie ou fausse", et
lintellect semblablement.
4. Quant au quatrième argument, il faut dire que saint
Augustin parle de la vision de lintellect humain,
dont ne dépend pas la vérité de la chose, car il y a
de nombreuses choses que notre intellect ne connaît pas.
Cependant il nest aucune chose que lintellect
divin ne connaisse en acte et lintellect humain en
puissance, puisque lintellect agent est dit "ce
par quoi lintellect produit toutes choses" et
lintellect possible "ce par quoi
lintellect devient toutes choses". Donc, dans
la définition dune chose vraie, la vision peut
être posée dans lacte de lintellect divin,
mais non de lintellect humain, sinon en puissance,
comme il est clair daprès ce qui précède.
ARTICLE 3: La vérité est-elle
seulement dans lIntellect composant et divisant?
Il semble que non.
Objections:
Le vrai se dit en effet selon le rapport de létant
à lintellect. Or, le premier rapport par lequel
lintellect se rapporte aux choses est en ce
quil forme les quiddités des choses en concevant
leurs définitions; cest donc dans cette opération
de lintellect que le vrai trouve son principe
davantage et antérieurement.
2. En outre, "le vrai est ladéquation des
choses et de lintellect"; or, comme
lintellect composant et divisant, lintellect
pensant les quiddités des choses peut être adéquat aux
choses; donc la vérité nest pas seulement dans
lintellect composant et divisant.
Objections en sens contraire:
1. Par contre, il est dit au livre VI
de la Métaphysique: "le vrai et le faux ne sont pas
dans les choses mais dans la pensée; mais dans le cas
des natures simples et des essences, (le vrai et le faux)
ne sont pas même dans la pensée".
2. En outre, il est dit au livre III De lâme:
"lintelligence des indivisibles a lieu là où
il nest ni vrai ni faux".
Réponse:
Voici ce quil faut dire. De même
que le vrai se trouve par antériorité dans
lintellect plutôt que dans les choses, il se
trouve par antériorité dans lacte de
lintellect composant et divisant plutôt que dans
lacte de lintellect formant la quiddité des
choses. En effet, la raison de vrai consiste dans
ladéquation de la chose et de lintellect; or
le même nest pas adéquat à lui-même, mais
légalité est de choses différentes cest
pourquoi la raison de vérité se trouve dans
lintellect dès que celui-ci commence à avoir un
quelque chose en propre; la chose hors de lâme
na pas ce quelque chose mais bien quelque chose qui
y correspond; entre les deux, ladéquation peut
être atteinte. Or, lintellect formant la quiddité
des choses na que la similitude de la chose
existant hors de lâme, comme le sens en tant
quil reçoit lespèce du sensible. Mais quand
lintellect commence à juger de la chose
appréhendée, son jugement même est pour lui un propre
qui ne se trouve pas à lextérieur, dans la chose;
et, quand il est adéquat à ce qui est à
lextérieur, dans la chose, le jugement est dit
vrai. Or, lintellect juge de la chose appréhendée
quand il dit que quelque chose est ou nest pas:
cest le fait de lintellect composant et
divisant; aussi le Philosophe dit-il au livre VI de la
Métaphysique que "la composition et la division
sont dans lintellect et non dans les choses".
Voilà pourquoi la vérité se trouve par antériorité
dans la composition et la division par lintellect.
Mais secondairement, le vrai se dit aussi par
postériorité dans lintellect formant les
quiddités ou les définitions des choses. Ainsi une
définition est dite vraie ou fausse en raison dune
composition vraie ou fausse, à savoir lorsquune
définition est dite être la définition de ce dont elle
nest pas la définition (par exemple si la
définition du cercle est assignée au triangle), ou
lorsque les parties dune définition ne peuvent
être composées lune avec lautre (par
exemple si "animal insensible" était la
définition dune chose, car la composition qui y
est impliquée, à savoir quun animal est
insensible, est fausse). Et ainsi la définition
nest dite vraie ou fausse que par son
ordonnancement à la composition, de même quune
chose est dite vraie par son ordonnancement à
lintellect.
Comme il est clair daprès ce qui précède, le
vrai se dit donc, par antériorité, de la composition ou
de la division par lintellect; deuxièmement il se
dit des définitions des choses selon quune
composition vraie ou fausse y est impliquée;
troisièmement il se dit des choses selon quelles
sont adéquates à lintellect divin ou par nature
aptes à être adéquates à lintellect humain;
quatrièmement, il se dit de lhomme parce que celui-ci
peut discriminer les choses vraies ou quil fait une
estimation vraie ou fausse, soit de lui-même soit des
autres choses, par ce quil dit et fait, Et les mots
reçoivent la prédication de vérité de la même
manière que les intellections quils signifient
Solutions:
1. Quant au premier argument, il faut
donc dire que, quoique la formation de la quiddité soit
la première opération de lintellect,
lintellect na pas par elle quelque chose en
propre, qui puisse être adéquat à la chose; et
cest pourquoi ce n'est pas là qu'est proprement la
vérité.
ARTICLE 4: Y a-t-il seulement une
vérité par laquelle toutes choses sont vraies?
Objections:
Il semble que oui.
1. Saint Anselme dit en effet dans le livre De la
vérité que le temps est aux choses temporelles comme la
vérité est aux choses vraies; or, le temps est à
toutes les choses temporelles de telle façon quil
y a seulement un temps; donc, la vérité sera à toutes
les choses vraies de telle façon quil y aura
seulement une vérité.
2. Mais on a dit que la vérité se dit de deux façons:
premièrement, selon quelle est la même chose que
lentité de la chose saint Augustin la
définit ainsi dans le livre des Soliloques en disant
"le vrai est ce qui est" et il faut
alors que les vérités soient plusieurs selon que les
essences des choses sont plusieurs; deuxièmement selon
quelle sexprime dans lintellect
Hilaire la définit ainsi en disant "le vrai est ce
qui déclare lêtre" et de cette
manière, puisque rien ne peut manifester quelque chose
à lintellect sinon en vertu de la vérité
première, divine, toutes les vérités sont dune
certaine manière une dans la mise en mouvement de
lintellect, de même que toutes les couleurs sont
une dans la mise en mouvement de la vue pour autant
quelles la mettent en mouvement, cest-à-dire
en raison dune lumière une.
On a répliqué que le temps de toutes les choses
temporelles est numériquement un; si donc la vérité
est aux choses vraies comme le temps est aux choses
temporelles, il faut que la vérité de toutes les choses
vraies soit numériquement une, et il ne suffit pas que
toutes les vérités soient une dans la mise en mouvement
ou une dans le modèle.
3. En outre, saint saint Anselme argumente ainsi dans le
livre De la vérité: si les vérités de plusieurs
choses vraies sont plusieurs, il faut que les vérités
varient selon les variétés des choses vraies; or, les
vérités ne varient pas par variation des choses vraies,
parce que même si les choses vraies ou correctes sont
détruites, la vérité et la rectitude selon lesquelles
des choses sont vraies ou correctes demeurent. Donc il y
a seulement une vérité.
saint Anselme prouve la mineure par ceci: même si le
signe est détruit, la rectitude de la signification
demeure parce quil est correct que soit signifié
ce que ce signe signifiait; et, pour la même raison,
quoi que ce soit de vrai ou de correct qui est détruit,
sa rectitude, ou vérité, demeure.
4. En outre, dans les choses créées, rien nest ce
dont il est la vérité; par exemple la vérité de
lhomme nest pas lhomme, et la vérité
de la chair nest pas la chair; or, nimporte
quel étant créé est vrai; donc, aucun étant créé
nest sa vérité; donc, toute vérité est un
incréé, et ainsi il y a seulement une vérité.
5. En outre, rien nest plus grand que la pensée
humaine sinon Dieu, comme le dit saint Augustin; or la
vérité, comme il le prouve dans le livre des Soliloques,
est plus grande que la pensée humaine parce quil
ne peut être dit quelle est plus petite; sinon la
pensée humaine pourrait juger de la vérité, ce qui est
faux: elle ne juge pas de la vérité mais selon la
vérité, de même que le juge ne juge pas de la loi mais
selon la loi, comme le dit saint Augustin dans le livre
De la vraie religion; semblablement, il ne peut pas être
dit non plus quelle lui est égale parce que
lâme juge toutes choses selon la vérité et qu'elle
ne juge pas toutes choses selon elle-même; donc la
vérité nest pas si elle nest pas Dieu, et
ainsi il y a seulement une vérité.
6. En outre, saint Augustin prouve dans le livre des
LXXXIII Questions que la vérité nest pas perçue
par un sens du corps. Voici comment: rien nest
perçu par un sens sinon le changeant; or, la vérité
est immuable; donc, elle nest pas perçue par un
sens. On peut semblablement argumenter: tout créé est
changeant; or la vérité nest pas changeante; donc
elle nest pas une créature; donc elle est une
chose incréée; donc il y a seulement une vérité.
7. En outre saint Augustin argumente au même endroit sur
la même chose, de cette façon: "il nest
aucun sensible qui nait quelque chose de semblable
au faux, si bien quil peut ne pas être reconnu;
car, pour laisser de côté dautres cas, toutes les
choses que nous sentons par le corps, même
lorsquelles ne sont pas présentes aux sens, nous
en éprouvons des images, tout comme si elles étaient
présentes, par exemple dans le sommeil ou dans le
délire"; or, la vérité na pas quelque chose
de semblable au faux; donc, la vérité nest pas
perçue par un sens. On peut semblablement argumenter:
tout créé a quelque chose de semblable au faux en tant
quil a quelque chose dun défaut; donc, aucun
créé nest la vérité, et ainsi il y a seulement
une vérité.
Objections en sens contraire:
1. Par contre, saint Augustin dit dans
le livre De la vraie religion: "De même que la
similitude est la forme des semblables, la vérité est
la forme des choses vraies"; or, de plusieurs
semblables plusieurs similitudes; donc, de plusieurs
choses vraies plusieurs vérités.
2. En outre, de même que toute vérité créée dérive
par exemplarité de la vérité incréée et en tire sa
vérité, toute lumière intelligible dérive par
exemplarité de la première lumière incréée et en
tire la faculté de manifester; nous disons cependant que
les lumières intelligibles sont plusieurs, comme il est
clair chez saint Denis; on voit donc quil faut,
dune manière toute semblable, concéder quil
y a, absolument, plusieurs vérités.
3. En outre, quoique les couleurs aient, en vertu de la
lumière, de quoi mettre la vue en mouvement, elles sont
dites être, absolument, plusieurs et différentes, et
elles ne peuvent être dites une que relativement; donc,
quoique toutes les vérités créées sexpriment à
lintellect en vertu de la vérité première, la
vérité ne pourra pas pour autant être dite une sinon
relativement.
4. En outre, de même que la vérité créée ne peut se
manifester à lintellect quen vertu
dune vérité incréée, aucune puissance dans une
créature ne peut faire quelque chose sinon en vertu
dune puissance incréée; or, nous ne disons
daucune manière que la puissance de toutes les
choses ayant une puissance est une; donc, il ne faut pas
dire non plus que la vérité de toutes les choses vraies
est une.
5. En outre, Dieu se rapporte aux choses sous un triple
rapport causal, à savoir effectif, exemplaire et final,
et, par une certaine appropriation, lentité des
choses est référée à Dieu comme à la cause
efficiente, la vérité comme à la cause exemplaire, la
bonté comme à la cause finale, quoiquon puisse
aussi les référer chacune à chacune selon la
propriété du langage; mais, sur aucun mode du langage,
nous ne disons que la bonté de toutes les choses bonnes
est une ou que lentité de tous les étants est une;
donc, nous ne devons pas dire non plus que la vérité de
toutes les choses vraies est une.
6. En outre, bien que la vérité incréée,
daprès laquelle toutes les vérités créées sont
des exemplaires, soit une, les vérités créées ne sont
pas des exemplaires daprès elle de la même
manière, parce que, quoiquelle-même se tienne
semblablement envers toutes choses, toutes les choses ne
se tiennent pas semblablement envers elle, comme il est
dit dans le livre Des causes; cest pourquoi la
vérité des nécessaires est un exemplaire dérivé
delle dune autre manière que la vérité des
contingents; or les divers modes dimitation du
modèle divin font la diversité dans les choses créées;
donc les vérités créées sont, absolument, plusieurs.
7. En outre, " la vérité est ladéquation de
la chose et de lintellect"; or, il ne peut y
avoir une seule adéquation de choses despèces
diverses à lintellect; donc, puisque les choses
vraies sont despèces diverses, il ne peut y avoir
une seule vérité de toutes les choses vraies.
8. En outre, saint Augustin dit au livre XII De la
Trinité: "Il faut croire que la nature de la
pensée humaine est reliée aux choses intelligibles de
telle manière quelle contemple toutes les choses
quelle connaît dans une certaine lumière de son
genre" or la lumière par laquelle lâme
connaît toutes choses est la vérité; donc la vérité
est du genre de lâme elle-même; et ainsi il faut
que la vérité soit une chose créée; aussi, dans les
diverses créatures il y aura diverses vérités.
Réponse:
Voici ce quil faut dire. Comme on
le voit clairement de ce quon a dit plus haut,
la vérité se trouve en propre dans lintellect
humain ou divin, comme la santé dans lanimal. Dans
les autres choses, en revanche, la vérité se trouve par
une relation à lintellect, comme la santé se dit
de certaines autres choses en tant quelles ont la
santé du vivant pour effet ou la préservent. Donc, la
vérité est dans lintellect divin en premier et en
propre, dans lintellect humain certes en propre
mais secondairement, et dans les choses improprement et
secondairement, parce quelle ny est
quau regard de lune ou lautre des deux
vérités. La vérité de lintellect divin est donc
seulement une, et delle dérivent plusieurs
vérités dans lintellect humain, "de même
que dun seul visage dhomme plusieurs
similitudes résultent dans le miroir", comme le dit
la glose sur "les vérités ont été amoindries par
les fils des hommes"; aussi les vérités qui sont
dans les choses sont plusieurs, comme les entités des
choses.
La vérité qui se dit des choses dans leur rapport à
lintellect humain est, dune certaine manière,
accidentelle aux choses, parce que, à supposer que
lintellect humain ne soit pas ni ne puisse être,
une chose demeurerait encore dans son essence; mais la
vérité qui se dit des choses dans leur rapport à
lintellect divin leur est inséparablement
concomitante, puisquelles ne peuvent subsister que
par lintellect divin les produisant dans
lêtre. Par antériorité aussi, la vérité
appartient à une chose dans son rapport à
lintellect divin plutôt quhumain,
puisquelle se rapporte à lintellect divin
comme à sa cause, mais à lintellect humain
dune certaine manière comme à son effet, en tant
que lintellect reçoit la science daprès les
choses. Ainsi donc, une chose est dite vraie selon son
principe dans son ordonnancement à la vérité de
lintellect divin davantage que dans son
ordonnancement à la vérité de lintellect humain.
Si donc on prend la vérité proprement dite par laquelle
toutes choses sont vraies selon leur principe, alors
toutes les choses sont vraies par une seule vérité, à
savoir la vérité de lintellect divin saint
Anselme parle ainsi de la vérité dans le livre De la
vérité. Mais si on prend la vérité proprement dite
selon laquelle les choses sont dites vraies
secondairement, alors les vérités de plusieurs choses
vraies sont plusieurs et il y a même plusieurs vérités
dune seule chose vraie dans diverses âmes. Si on
prend la vérité improprement dite selon laquelle toutes
choses sont dites vraies, alors les vérités de
plusieurs choses vraies sont plusieurs mais il y a
seulement une vérité dune chose vraie une.
Et les choses sont dénommées vraies daprès la
vérité qui est dans lintellect divin ou dans
lintellect humain, comme la nourriture est
dénommée saine daprès la santé qui est dans
lanimal et non comme daprès une forme
inhérente; mais daprès la vérité qui est dans
la chose même, laquelle nest rien dautre que
lentité adéquate à lintellect ou se
rendant lintellect adéquat, la chose est
dénommée comme daprès une forme inhérente,
comme la nourriture est dénommée saine daprès la
qualité daprès laquelle elle est dite saine
Solutions:
1. Quant au premier argument, il faut
donc dire que le temps se rapporte aux choses temporelles
comme la mesure au mesuré; aussi est-il clair que saint
Anselme parle de la vérité qui est la mesure de toutes
les choses vraies, et celle-ci est seulement une
numériquement comme le temps est un, ainsi que le
conclut le deuxième argument. La vérité qui est dans
lintellect humain ou dans les choses mêmes, par
contre, ne se rapporte pas aux choses comme une mesure
extrinsèque et commune se rapporte aux mesurés, mais
soit elle se rapporte aux choses comme le mesuré à la
mesure: il en est ainsi de la vérité de
lintellect humain et il faut alors quelle
varie selon la variété des choses; soit elle se
rapporte aux choses comme une mesure intrinsèque: il en
est ainsi de la vérité qui est dans les choses mêmes
et il faut que ces mesures aussi deviennent plusieurs
selon la pluralité des mesurés, de même que les
dimensions de divers corps sont diverses.
2. Nous concédons le deuxième argument.
3. Quant au troisième argument, il faut dire que la
vérité qui demeure alors que les choses sont détruites
est la vérité de lintellect divin; et celle-ci
est, absolument, numériquement une; mais la vérité qui
est dans les choses ou dans lâme varie en fonction
de la variété des choses.
4. Quant au quatrième argument, il faut dire que,
lorsquon dit "aucune chose nest sa
vérité", on le pense des choses qui ont
lêtre complet dans leur nature comme
lorsquon dit: "aucune chose nest son
être". Et pourtant lêtre dune chose
est une certaine chose créée; de la même manière, la
vérité dune chose est quelque chose de créé.
5. Quant au cinquième argument, il faut dire que la
vérité selon laquelle lâme juge de toutes choses
est la vérité première; en effet de même que de la
vérité de lintellect divin découlent dans
lintellect angélique les espèces innées des
choses, selon lesquelles (les anges) connaissent toutes
choses, de même de la vérité de lintellect divin,
comme dun modèle, procède dans notre intellect la
vérité des premiers principes selon laquelle nous
jugeons de toutes choses; et parce que nous ne pourrions
juger par elle quen tant quelle est la
similitude de la vérité première, nous sommes dits
juger de toutes choses selon la vérité première.
6. Quant au sixième argument, il faut dire que cette
vérité immuable est la vérité première et celle-ci
nest pas perçue par le sens ni nest quelque
chose de créé.
7. Quant au septième argument, il faut dire que même la
vérité créée na pas quelque chose de semblable
au faux, quoique nimporte quelle créature ait
quelque chose de semblable au faux; en effet, une
créature a quelque chose de semblable au faux en tant
quelle est déficiente; or, la vérité nest
pas consécutive à la chose créée du côté où elle
est déficiente, mais selon quelle séloigne
du défaut, étant conformée à la vérité première.
Solutions des objections en sens
contraire:
1. Quant au premier des argument en
sens contraires qui sont objectés, il faut dire que la
similitude se trouve en propre dans lun et
lautre semblables; la vérité, par contre,
puisquelle est une certaine convenance de
lintellect et de la chose, ne se trouve pas en
propre dans lun et lautre, mais bien dans
lintellect; cest pourquoi, puisquil y a
un seul intellect, à savoir lintellect divin, par
la conformité auquel toutes choses sont vraies et sont
dites vraies, il faut que toutes choses soient vraies
selon une seule vérité, quoique les similitudes soient
diverses dans plusieurs semblables.
2. Quant au deuxième argument en sens contraire, il faut
dire que, quoiquune lumière intelligible soit un
exemplaire daprès la lumière divine, la lumière
se dit en propre des lumières intelligibles créées; or,
la vérité ne se dit pas en propre des choses qui sont
des exemplaires daprès lintellect divin; et
cest pourquoi nous ne disons pas une lumière une
comme nous disons une vérité une.
3. Et semblablement il faut dire cela quant au troisième
contre-argument à propos des couleurs, parce que les
couleurs sont aussi dites visibles en propre,
quoiquelles ne soient vues quen fonction de
la lumière.
4-5. Et semblablement il faut dire cela quant au
quatrième contre-argument à propos de la puissance, et
au cinquième argument en sens contraire à propos de
lentité.
6. Quant au sixième argument en sens contraire, il faut
dire que, quoique les choses soient des exemplaires sous
des formes diverses daprès la vérité divine, il
nest pas exclu pour autant que les choses soient
vraies par une seule vérité et non par plusieurs
vérités à proprement parler; en effet ce qui est reçu
de diverses manières dans les choses qui sont des
exemplaires nest pas dit en propre vérité comme
il est dit en propre vérité dans le modèle.
7. Quant au septième argument en sens contraire, voici
ce quil faut dire. Quoique du point de vue des
choses elles-mêmes, les choses qui sont despèces
diverses ne soient pas adéquates à lintellect
divin par une seule adéquation, lintellect divin,
auquel toutes choses sont adéquates, est un; et, du
point de vue de lintellect divin, il y a une seule
adéquation à toutes les choses, quoique toutes choses
ne lui soient pas adéquates de la même manière.
Cest pourquoi il y a une seule vérité de toutes
les choses, de la même manière que ci-dessus.
8. Quant au huitième argument en sens contraire, il faut
dire que saint Augustin parle de la vérité qui est un
exemplaire daprès la pensée divine elle-même
dans notre pensée, comme la similitude du visage
résulte dans le miroir, et les vérités de cette sorte
résultant de la vérité première dans nos âmes, sont
multiples, comme on la dit. Ou bien il faut dire
que la vérité première est dune certaine
manière du genre de lâme, en entendant largement
le genre, selon que tous les intelligibles ou incorporels
sont dits être dun seul genre, à la manière dont
il est dit en Actes 17, 28: "Car nous aussi nous
sommes du genre de Dieu lui-même".
ARTICLE 5: En dehors de la vérité
première, existe-t-il une autre vérité éternelle?
Objections:
Il semble que oui.
1. Saint Anselme dit en effet dans le Monologion, en
parlant de la vérité des énonçables: "Que la
vérité soit pensée avoir un commencement ou une fin,
ou que la vérité soit dite ne pas en avoir, la vérité
ne peut être enclose par aucun commencement ni aucune
fin"; or, toute vérité est pensée avoir un
commencement ou une fin ou ne pas avoir un commencement
ou une fin; donc aucune vérité nest enclose par
un commencement et une fin; or, tout ce qui est de cette
sorte est éternel; donc toute vérité est éternelle.
2. En outre, tout ce dont lêtre suit de la
destruction de son être est éternel, parce que,
quon pose quil est ou quil nest
pas, il sensuit quil est et, selon
nimporte quel temps, il faut poser de chaque chose
quelle est ou quelle nest pas; or, il
suit de la destruction de la vérité que la vérité est,
parce que, si la vérité nest pas, il est vrai que
la vérité nest pas, et rien ne peut être vrai
sinon par la vérité; donc la vérité est éternelle.
3. En outre, si la vérité des énonçables nest
pas éternelle, il était donc possible dassigner
un moment où la vérité des énonçables nétait
pas; mais lénonçable "aucune vérité des
énonçables nest" était alors vrai; donc, la
vérité des énonçables était, ce qui est contraire au
donné; donc, il ne peut être dit que la vérité des
énonçables nest pas éternelle.
4. En outre, le Philosophe prouve au livre I de la
Physique que la matière est éternelle quoique ce
soit faux par cela quelle demeure après la
corruption delle-même et est avant sa génération;
en effet, si elle est corrompue, elle est corrompue en un
quelque chose et, si elle est engendrée, elle est
engendrée dun quelque chose. Or, ce de quoi un
quelque chose est engendré et ce en quoi un quelque
chose est corrompu est la matière. Semblablement, si on
pose que la vérité est corrompue ou est engendrée, il
sensuit quelle serait avant sa génération
et après sa corruption; en effet, si elle est engendrée,
elle a été changée de non-être en être et si elle
est corrompue, elle a été changée dêtre en non-être;
or, quand la vérité nest pas, il est vrai que la
vérité nest pas, ce qui de toute façon ne peut
pas être à moins que la vérité soit; donc, la
vérité est éternelle.
5. En outre, tout ce qui ne peut être pensé ne pas
être est éternel, parce que tout ce qui peut ne pas
être, peut être pensé ne pas être; or, la vérité
des énonçables aussi ne peut être pensée ne pas être,
parce que lintellect ne peut penser quelque chose
à moins de penser que cela est vrai; donc, la vérité
des énonçables aussi est éternelle.
6. En outre, ce qui est futur a toujours été futur et
ce qui est passé sera toujours passé; or une
proposition sur le futur est vraie parce que quelque
chose est futur et une proposition sur le passé est
vraie parce que quelque chose est passé; donc, la
vérité dune proposition sur le futur a toujours
été et la vérité dune proposition sur le passé
sera toujours; et ainsi, non seulement la vérité
première est éternelle mais aussi beaucoup
dautres.
7. En outre, saint Augustin dit dans le livre Du libre
arbitre que "rien nest plus éternel que la
raison du cercle et que deux et trois sont cinq"; or,
la vérité de ces choses est une vérité créée; il y
a donc une vérité éternelle en dehors de la vérité
première.
8. En outre, pour la vérité dun énoncé, il
nest pas requis que quelque chose soit énoncé en
acte mais il suffit que soit ce à propos de quoi un
énoncé peut être formé; or, avant que le monde fût,
quelque chose fut à propos de quoi on a pu énoncer,
même en dehors de Dieu; donc, avant que le monde ait
été fait, la vérité des énonçables fut; or, ce qui
fut avant le monde est éternel; donc, la vérité des
énonçables est éternelle. Preuve de la mineure: le
monde a été fait de rien, cest-à-dire après
rien; donc, avant que le monde fût, son non-être était;
or, un énoncé vrai est formé non seulement à propos
de ce qui est mais aussi à propos de ce qui nest
pas; en effet, de même quil arrive que soit
énoncé véridiquement que lêtre est, il arrive
que soit énoncé véridiquement que le non-être
nest pas, comme il est clair au livre I du Peri
Hermeneias; donc, avant que le monde fût, il y eut ce
daprès quoi un énoncé vrai a pu être formé.
9. En outre, tout ce qui est su est vrai tant quil
est su; or, Dieu a su d'éternité tous les énonçables;
donc, la vérité de tous les énonçables est
déternité; et ainsi plusieurs vérités sont
éternelles.
10. Mais on a dit quil ne suit pas de ceci que les
énonçables soient vrais en eux-mêmes mais dans
lintellect divin. On a répliqué quil
faut que des choses soient vraies selon quelles
sont sues; or, déternité toutes choses sont sues
par Dieu non seulement selon quelles sont dans sa
pensée mais aussi selon quelles sont existantes
dans leur propre nature; ainsi est-il dit en
Ecclésiastique XXIII, 29: "de notre Seigneur Dieu,
avant dêtre créées, toutes choses sont connues,
et il les connaît de même après leur accomplissement".
Ainsi, après que les choses sont accomplies, il ne les
connaît pas autrement qu'il ne les a connues
déternité; donc, déternité, les vérités
furent plusieurs, non seulement dans lintellect
divin mais selon elles-mêmes.
11. En outre, quelque chose est dit être absolument
selon quil est dans son état complet; or, la
raison de vérité s'accomplit dans lintellect; si
donc dans lintellect divin plusieurs choses vraies
furent déternité, il faut concéder que,
absolument, plusieurs vérités sont éternelles.
12. En outre, il est dit en Sagesse I, 15: "la
justice est perpétuelle et immortelle"; or, la
vérité est une partie de la justice, comme dit Cicéron
dans la Rhétorique; donc, elle est perpétuelle et
immortelle.
13. En outre, les universaux sont perpétuels et
incorruptibles; or, le vrai est ce qui est le plus
universel puisqu'il est convertible avec létant;
donc, la vérité est perpétuelle et incorruptible.
14. Mais on a dit quun universel nest pas
corrompu par soi mais par accident. On a
répliqué que quelque chose doit plutôt être dénommé
par ce qui lui convient par soi que par ce qui lui
convient par accident; si donc la vérité en
parlant de la vérité par soi est perpétuelle et
incorruptible et ne se corrompt ou nest engendrée
que par accident, il faut concéder que la vérité,
universellement dite, est éternelle.
15. En outre, Dieu fut déternité antérieur au
monde; donc, la relation dantériorité en Dieu fut
déternité; or, quand on pose un des relatifs, il
est nécessaire que le reste aussi soit posé; donc, la
postériorité du monde à Dieu fut déternité;
donc, quelque chose dautre en dehors de Dieu fut
déternité, à quoi la vérité s applique
de quelque manière; et il en est de même que
précédemment.
16. Mais on a dit que cette relation dantériorité
et de postériorité nest pas quelque chose dans la
nature des choses mais seulement dans la raison.
On a répliqué que, comme dit Boèce à la fin de la
Consolation, Dieu est par nature antérieur au monde,
même si le monde avait toujours été; donc, la relation
dantériorité est une relation de nature et non
seulement de raison.
17. En outre, la vérité de la signification est la
rectitude de la signification; or, déternité, il
fut correct que quelque chose soit signifié; donc, la
vérité de la signification fut déternité.
18. En outre, il fut vrai déternité que le Père
a engendré le Fils et que lEsprit Saint a
procédé de lun et de lautre; or, ce sont
plusieurs choses vraies; donc, plusieurs choses vraies
sont déternité.
19. Mais on a dit que ces choses sont vraies dune
seule vérité; il ne sensuit donc pas que
plusieurs vérités sont déternité. On a
répliqué que le Père est le Père et engendre le Fils
autrement que le Fils est le Fils et souffle
lEsprit Saint; or, les (propositions) "le
Père engendre le Fils" ou "le Père est le
Père" sont vraies de ce que le Père est le Père
et la (proposition) "le Fils est engendré par le
Père" est vraie de ce que le Fils est le Fils; donc,
des propositions de cette sorte ne sont pas vraies
dune seule vérité.
20. En outre, quoique "homme" et "capable
de rire" soient convertibles, la vérité de
lune et lautre des propositions "lhomme
est homme" et "lhomme est capable de rire"
nest pas toujours la même; en effet, le nom "homme"
et le nom "capable de rire" ne prédiquent pas
la même propriété; semblablement, le nom "Père"
et le nom "Fils" ne comportent pas la même
propriété; donc, la vérité desdites propositions
nest pas la même.
21. Mais on a dit que ces propositions ne furent pas
déternité. On a répliqué que chaque fois
quun intellect qui peut énoncer est, un énoncé
peut être; or, lintellect divin fut
déternité, pensant que le Père est le Père et
que le Fils est le Fils; ainsi, il énonce ou dit,
puisque, selon saint Anselme, dire et penser sont la
même chose pour lesprit suprême; donc les
énoncés susdits furent déternité.
Objections en sens contraire:
1. Par contre, aucune chose créée
nest éternelle; toute vérité en dehors de la
vérité première est créée; donc, seule la vérité
première est éternelle.
2. En outre, létant et le vrai sont convertibles;
or, un seul étant est éternel; donc, une seule vérité
est éternelle.
Réponse:
Voici ce quil faut dire. Comme on
la dit précédemment, la vérité comporte une
certaine adéquation et une certaine mesure commune, si
bien que quelque chose est dénommé vrai de la même
manière que quelque chose est dénommé commensurable.
Or, un corps se mesure par une mesure intrinsèque, comme
la ligne, la surface ou la profondeur et par une mesure
extrinsèque, comme le lieu mesure ce qui est localisé,
le temps le mouvement, et laune le tissu.
Ainsi, quelque chose peut être dénommé vrai de deux
façons: daprès sa vérité inhérente et
daprès sa vérité extrinsèque; cest de
cette deuxième manière que toutes les choses sont
dénommées vraies daprès la vérité première.
Et parce que la vérité qui est dans lintellect
est mesurée par les choses mêmes, il sensuit que
non seulement la vérité de la chose mais aussi la
vérité de lintellect ou de lénoncé, qui
signifie lintellection, sont dénommées
daprès la vérité première.
Dans cette adéquation ou mesure commune de
lintellect et de la chose, il nest pas requis
que lun et lautre extrêmes soient en acte.
En effet, notre intellect peut être maintenant adéquat
à ce qui sera dans le futur mais qui maintenant
nest pas, autrement cette (proposition) "lAntéchrist
naîtra" ne serait pas vraie; par conséquent, ceci
est dénommé vrai daprès la vérité qui est
seulement dans lintellect, même quand la chose
nest pas. Semblablement, lintellect divin a
pu aussi être adéquat déternité à ce qui ne
fut pas déternité mais qui fut fait dans le temps;
ainsi ce qui est dans le temps peut être dénommé vrai
déternité daprès la vérité éternelle.
Si donc nous prenons la vérité des choses vraies
créées qui leur est inhérente et que nous trouvons
dans les choses et dans lintellect créé, alors ni
la vérité des choses, ni celle des énonçables
nest éternelle, puisque les choses mêmes ou les
intellects auxquels les vérités mêmes sont inhérentes
ne sont pas déternité. Mais si on entend par
vérité des choses vraies créées celle par laquelle
toutes choses sont dénommées vraies comme par une
mesure extrinsèque qui est la vérité première, alors
la vérité de toutes choses, des choses, des
énonçables et des intellects , est éternelle.
Saint Augustin dans le livre des Soliloques et saint
Anselme dans le Monologion recherchent léternité
de cette sorte de vérité; saint Anselme dit ainsi dans
le livre De la vérité: "Tu peux comprendre comment,
dans mon Monologion, jai prouvé par la vérité
dune proposition que la vérité suprême na
ni commencement ni fin".
Cette vérité première ne peut être de toutes choses
que si elle est une. Car, dans notre intellect, la
vérité ne se diversifie que de deux façons.
Premièrement, à cause de la diversité des choses
connues dont notre intellect a diverses connaissances
auxquelles diverses vérités sont consécutives dans
lâme. Deuxièmement, daprès une manière
diverse de penser; en effet, la course de Socrate est une
chose une mais lâme qui, en composant et en
divisant, la pense avec le temps, comme il est dit au
livre III De lâme, pense diversement la course de
Socrate comme présente, passée et future; ainsi, elle
forme diverses conceptions dans lesquelles se trouvent
diverses vérités. Mais aucun de ces deux modes de
diversité ne peut se trouver dans la connaissance divine.
Dieu, en effet, na pas diverses connaissances de
choses diverses mais il connaît toutes choses en une
connaissance une; en effet, par une chose une, à savoir
son essence, il connaît toutes choses "en ne
dirigeant pas sa cognition sur chaque chose une à une",
comme dit saint Denis dans le livre Des noms divins.
Semblablement, sa cognition ne se limite pas non plus à
un temps, puisquelle est mesurée par l'éternité,
qui abstrait à partir de tout le temps, en contenant
tout le temps. Aussi reste-t-il que les vérités ne sont
pas plusieurs déternité.
Solutions:
1. Quant au premier argument, il faut
donc dire que, comme saint Anselme lui-même
lexpose dans le livre De la vérité, la vérité
des énoncés nest pas enclose par un commencement
et une fin, "non parce que la proposition a été
sans commencement mais parce quon ne peut penser le
moment où la proposition serait et où la vérité lui
ferait défaut" (il sagissait de la
proposition par laquelle est signifié véridiquement que
quelque chose est à venir). Il apparaît ainsi
quil na pas voulu établir que la vérité
inhérente à la chose créée ou la proposition étaient
sans commencement ni fin, mais que la vérité première,
daprès laquelle un énoncé est dit vrai comme
daprès une mesure extrinsèque, (est sans
commencement ni fin).
2. Quant au deuxième argument, il faut dire que nous
trouvons deux choses en dehors de lâme: la chose
même et les négations et privations de la chose; elles
ne se tiennent pas de la même manière envers
lintellect. La chose même, en effet, par
lespèce quelle a, est adéquate à
lintellect divin comme lartefact à
lart; en vertu de cette espèce, elle est de nature
à se rendre notre intellect adéquat, en tant que par sa
propre similitude reçue dans lâme elle provoque
une cognition delle-même.
Le non-étant, par contre, considéré hors de
lâme, na pas quelque chose par quoi il
serait coadéquat à lintellect divin, ni par quoi
il provoquerait une cognition de lui-même dans notre
intellect; aussi, ce qui est égalé à chaque intellect
nest pas issu du non-étant même mais de
lintellect qui reçoit en lui-même la raison de
non-étant. Une chose donc, qui est positivement quelque
chose hors de lâme, a quelque chose en elle par
quoi elle peut être dite vraie, mais pas le non-être
dune chose: tout ce qui lui est attribué de
vérité est du côté de lintellect.
Donc, lorsquon dit "il est Vrai quune
vérité nest pas", puisque la vérité qui
est ici signifiée porte sur le non-étant, elle na
rien sinon dans lintellect; aussi, de la
destruction de la vérité qui est dans une chose, suit
seulement quune Vérité qui est dans
lintellect est; ainsi il est clair quon peut
seulement en conclure que seule la vérité qui est dans
lintellect est éternelle. De toutes les façons,
il faut que cette vérité soit dans un intellect
éternel, et celle-là, cest la Vérité première.
Pour cette raison, seule la vérité première est
éternelle.
3-4. Par là sont résolus les troisième et quatrième
arguments.
5. Quant au cinquième argument, il faut dire quon
ne peut penser que la vérité, prise absolument,
nest pas. Par contre, on peut penser quaucune
Vérité créée nest, comme on peut penser
quaucune créature nest; lintellect, en
effet, peut penser quil nest pas et
quil ne pense pas, quoiquil ne pense jamais
sans être ni sans penser; car il nest pas
obligatoire que lintellect, en pensant, pense tout
ce quil a en pensant, parce quil nest
pas toujours réfléchi sur lui-même; cest
pourquoi il ny a pas d'incompatibilité à ce
quil pense que la Vérité créée, sans laquelle
il ne peut penser, nest pas.
6. Quant au sixième argument, il faut dire que ce qui
est futur, en tant quil est futur, nest pas,
et semblablement ce qui est passé en tant que tel; aussi
la raison est la même à propos de la vérité du passé
et du futur quà propos de la vérité du non-étant;
on ne peut donc conclure à léternité
daucune vérité sinon de la vérité première,
comme on la dit plus haut.
7. Quant au septième argument, il faut dire que la
parole de saint Augustin doit être interprétée ainsi:
ces choses sont éternelles selon quelles sont dans
la pensée divine; ou bien saint Augustin entend éternel
pour perpétuel.
8. Quant au huitième argument, il faut dire que,
quoiquun énoncé vrai puisse être fait à propos
de létant et du non-étant, létant et le
non-étant ne se tiennent pas de la même manière envers
la vérité, comme il ressort de ce qui, ci-dessus,
résout clairement cette objection.
9. Quant au neuvième argument, il faut dire que,
déternité, Dieu a su plusieurs énonçables et
pourtant il les a sus en une cognition une; aussi,
déternité, il ny eut qu'une Vérité une,
par laquelle fut vraie la connaissance divine de
plusieurs choses futures dans le temps.
10. Quant au dixième argument, il faut dire que, comme
on la dit plus haut lintellect est non
seulement adéquat aux choses qui sont en acte mais aussi
à celles qui ne sont pas en acte; il en va surtout ainsi
de lintellect divin, pour lequel rien nest
passé ni futur; aussi, quoique les choses naient
pas été déternité dans leur nature propre,
lintellect divin a été adéquat aux choses qui,
dans leur nature propre, étaient futures dans le temps;
cest pourquoi il a eu déternité une
connaissance vraie des choses, même dans leur nature
propre, quoique les Vérités des choses naient pas
été déternité.
11. Quant au onzième argument, il faut dire que, quoique
la raison de vérité saccomplisse dans
lintellect, la raison de chose ne saccomplit
pas dans lintellect; aussi, quoiquil soit
concédé absolument que la vérité de toutes les choses
a été déternité du fait quelle a été
dans lintellect divin, il ne peut être concédé
absolument que les choses ont été vraies
déternité du fait quelles ont été dans
lintellect divin.
12. Quant au douzième argument, il faut dire quon
pense cela de la justice divine ou, si on le pense de la
justice humaine, la justice est dite être perpétuelle
comme les choses naturelles sont dites être
perpétuelles; par exemple, nous disons que le feu est
toujours en mouvement vers le haut à cause dune
inclination de sa nature, à moins qu'il en soit
empêché; et parce que la vertu, comme dit Cicéron, est
"la manière dêtre qui, sur le mode de la
nature, saccorde avec la raison"; pour autant
quil est de sa nature, elle a une indéfectible
inclination à son acte, quoiquelle en soit
quelquefois empêchée. Cest pourquoi il est dit au
début du Digeste que "la justice est une volonté
constante et perpétuelle attribuant à chacun son droit".
Cependant, la vérité dont nous parlons maintenant
nest pas une partie de la justice mais la vérité
qui est dans les aveux que lon fait au
tribunal.
13. Quant au treizième argument, il faut dire
quAvicenne expose de deux façons que ce qui est
dit universel est perpétuel et incorruptible:
premièrement, il est dit être perpétuel et
incorruptible en raison de ses particuliers, qui jamais
neurent de commencement ni ne feront défaut, selon
les tenants de léternité du monde car la
génération a pour but, selon les philosophes, de
sauvegarder dans lespèce lêtre perpétuel
qui ne peut être sauvé dans lindividu ;
deuxièmement, (ce qui est dit universel) est dit être
perpétuel parce qu'il se corrompt non par soi mais par
accident, en fonction de la corruption dun individu.
14. Quant au quatorzième argument, il faut dire que
quelque chose peut être attribué par soi à quelque
chose de deux façons. Premièrement, de façon positive:
on attribue ainsi au feu de se porter vers le haut, et
cest plutôt daprès un tel par soi
quon dénomme quelque chose que daprès ce
quil est par accident; car nous disons que le feu
se porte vers le haut et est parmi les choses qui se
portent vers le haut plutôt que vers le bas, même si
par accident le feu se porte quelquefois vers le bas, par
exemple dans le fer igné. Mais parfois quelque chose est
attribué par soi à quelque chose sur le mode du retrait,
à savoir par le retrait des choses qui sont de nature à
induire une disposition contraire. Aussi, si par accident
quelquune de ces choses advient, la disposition
contraire sera énoncée absolument; de même,
lunité est attribuée par soi à la matière
première non par la position dune forme unifiante
mais par le retrait des formes diversifiantes; aussi,
quand adviennent des formes distinguant une matière, on
dit absolument quil y a plusieurs matières plutôt
quune. De même, dans largument pro posé: un
universel nest pas dit incorruptible comme
sil avait une forme dincorruptibilité; (il
est dit incorruptible) parce que les dispositions
matérielles qui sont cause de la corruption dans les
individus ne lui conviennent pas en tant que tel; aussi
luniversel existant dans les choses particulières
est dit être corrompu absolument en telle ou telle de
ces choses.
15. Quant au quinzième argument il faut dire que, alors
que les autres genres, en tant que tels, posent quelque
chose dans la nature des choses la quantité, de
cela même quelle est quantité, dit quelque chose
la relation seule na pas, comme telle, de
quoi poser quelque chose dans la nature des choses, parce
quelle ne prédique pas quelque chose mais une mise
en relation; aussi certaines relations se trouvent-elles
ne rien poser dans la nature des choses mais seulement
dans la raison. Cela arrive de quatre façons, comme on
peut le tirer de ce que disent le Philosophe et Avicenne.
Premièrement, quand quelque chose se réfère à soi-même,
comme lorsque lon dit "le même est même que
le même"; si cette relation posait dans la nature
des choses quelque chose qui sajoute à ce qui est
dit le même, on procèderait à linfini dans les
relations, parce que la relation même par laquelle une
chose serait dite la même serait la même quelle-même
par une relation, et ainsi à linfini.
Deuxièmement, quand la relation même se réfère à
quelque chose; ainsi, on ne peut dire que la paternité
se réfère à son sujet par une relation intermédiaire,
parce que cette relation intermédiaire aurait encore
besoin dune autre relation intermédiaire, et ainsi
à linfini; aussi, la relation qui est signifiée
dans la mise en rapport de la paternité au sujet
nest pas dans la nature des choses mais seulement
dans la raison.
Troisièmement, quand un des relatifs dépend de
lautre mais sans réciproque; ainsi, la science
dépend de ce qui peut être su mais sans réciproque;
aussi, la relation de la science à ce qui peut être su
est-elle quelque chose dans la nature des choses mais pas
la relation de ce qui peut être su à la science, (relation
qui est) seulement dans la raison.
Quatrièmement, quand létant est rapporté au non-étant,
comme lorsque nous disons que nous sommes antérieurs à
ceux qui sont à venir après nous; autrement, il
sensuivrait quil y aurait une infinité de
relations dans le même sujet, si la génération
sétendait à linfini dans lavenir.
Des deux derniers cas, il apparaît que cette relation
dantériorité ne pose rien dans la nature des
choses mais seulement dans lintellect,
respectivement parce que Dieu ne dépend pas des
créatures, et parce quune telle antériorité dit
le rapport de létant au non-étant. Il ne
sensuit pas quil y ait une vérité
éternelle, sinon dans lintellect divin qui seul
est éternel; et celle-là, cest la vérité
première.
16. Quant au seizième argument, il faut dire que,
quoique Dieu soit par nature antérieur aux choses
créées, il ne sensuit pas que cette relation soit
une relation de nature; en effet, elle est pensée en
considération de la nature de ce qui est dit antérieur
et de ce qui est dit postérieur, de même que ce qui
peut être su est dit antérieur par nature à la science,
quoique la relation de ce qui peut être su à la science
ne soit pas quelque chose dans la nature des choses.
17. Quant au dix-septième argument, il faut dire que,
lorsquon dit "il est correct que quelque chose
soit signifié", sans que la signification
nexiste, on le pense selon lordre des choses
qui existe dans lintellect divin; ainsi, alors
même quaucun coffre nexiste, il est correct
quun coffre ait un couvercle, selon la disposition
de lart chez lartisan; on ne peut donc tirer
de là quil y ait une autre vérité éternelle que
la vérité première.
18. Quant au dix-huitième argument, il faut dire que la
raison de vrai est fondée sur létant; or, quoique
dans les choses divines plusieurs personnes et
propriétés soient posées, il ny est posé
quun être un, parce que lêtre dans les
choses divines ne se dit quessentiellement;
cest pourquoi, la vérité de tous ces énonçables
"être Père" ou "engendrer", "être
Fils" ou "être engendré" et de leurs
semblables, en tant quils sont référés à la
chose, est une, à savoir la vérité première et
éternelle.
19. Quant au dix-neuvième argument, il faut dire que,
quoique le Père soit le Père autrement que le Fils est
le Fils, respectivement par la paternité et par la
filiation, ce par quoi le Père est et ce par quoi le
Fils est sont le même, parce que lun et
lautre sont par lessence divine, qui est une.
Et la raison de vérité nest pas fondée sur la
raison de paternité et de filiation en tant que telle,
mais sur la raison dentité; or la paternité et la
filiation sont une essence une; cest pourquoi la
vérité de lune et de lautre est une.
20. Quant au vingtième argument, il faut dire que la
propriété que prédique ce nom "homme" et
celle que prédique ce nom "capable de rire" ne
sont pas la même par essence et n'ont pas un être un,
comme la paternité et la filiation; cest pourquoi
le cas nest pas semblable.
21. Quant au vingt-et-unième argument, il faut dire que
lintellect divin ne connaît les choses, si
diverses soient-elles, quen une cognition unique,
même celles qui ont en elles-mêmes diverses vérités;
bien plus encore ne connaît-il quen une cognition
une toutes les choses de cette sorte qui peuvent être
pensées des personnes divines; dès lors, la vérité de
toutes ces choses nest quune.
ARTICLE 6: La vérité est-elle créée
est immuable?
Objections:
Il semble que oui.
1. Saint Anselme dit dans le livre De la vérité: "Pour
cette raison, je vois quil est prouvé que la
vérité demeure immobile"; or, cette raison portait
sur la vérité de la signification, comme il apparaît
des prémisses; donc la vérité des énonçables est
immuable et aussi, pour la même raison, la vérité de
la chose qu'elle signifie.
2. En outre, si la vérité dun énoncé change,
elle change surtout en fonction du changement de la chose;
or, après que la chose a changé, la vérité de la
proposition demeure; donc la vérité de lénoncé
est immuable. Preuve de la mineure: selon saint Anselme,
la vérité est une rectitude en tant quun quelque
chose répond à ce quil a reçu dans la pensée
divine; or, cette proposition "Socrate est assis"
a reçu dans la pensée divine de signifier la position
assise de Socrate, quelle signifie même quand
Socrate nest pas assis; donc, même quand Socrate n'est
pas assis, la vérité demeure dans cette (proposition);
ainsi la vérité de cette proposition ne change pas,
même si la chose change.
3. En outre, si la vérité change, ce ne peut être que
si les choses dans lesquelles la vérité est changent,
de même que des formes ne sont dites changer que si
leurs sujets changent; or, la vérité ne change pas en
fonction du changement des choses vraies, parce que, une
fois les choses vraies détruites, la vérité demeure
encore, comme le prouvent saint Augustin et saint Anselme;
donc, la vérité est tout à fait immuable.
4. En outre, la vérité de la chose est la cause de la
vérité de la proposition: "en effet, de ce
quune chose est ou nest pas, une proposition
est dite vraie ou fausse"; or, la vérité de la
chose est immuable; donc la vérité de la proposition
aussi. Preuve de la mineure: dans le livre De la vérité,
saint Anselme prouve que la vérité de lénoncé
selon laquelle il répond à ce quil a reçu dans
la pensée divine demeure immobile; semblablement, toute
chose répond à ce que dans la pensée divine elle a
reçu davoir; donc, la vérité de toute chose est
immuable.
5. En outre, ce qui demeure toujours lorsque tout
changement est accompli ne change jamais; ainsi, dans
laltération des couleurs, nous ne disons pas que
la surface change, parce quelle demeure après
nimporte quel changement de couleur; or, la
vérité demeure dans la chose après nimporte quel
changement de la chose, parce que létant et le
vrai sont convertibles; donc, la vérité est immuable.
6. En outre, là où est la même cause est aussi le
même effet; or, une même chose est cause de la vérité
de ces trois propositions "Socrate est assis",
"sera assis" et "fut assis", à
savoir la position assise de Socrate; donc, leur vérité
est la même. Or, si une des trois choses susdites est
vraie, il faut semblablement que les deux autres soient
toujours vraies, car si à un moment quelconque "Socrate
est assis" est vrai, "Socrate fut assis"
ou "Socrate sera assis" furent et seront
toujours vrais; donc, la vérité une des trois
propositions se tient toujours sur un mode un et est
ainsi immuable; donc, pour la même raison,
nimporte quelle autre vérité aussi.
Cependant:
Par contre, à changement de causes,
changement deffets; or, les choses qui sont cause
de la vérité de la proposition changent; donc, la
vérité des propositions change aussi.
Réponse:
Il faut dire quon dit de deux
façons quun quelque chose change. Premièrement,
parce quil est sujet du changement, comme nous
disons quun corps est changeant. Or, aucune forme
nest changeante de cette façon, et ainsi dit-on
que "la forme consiste en son essence invariable".
Cest pourquoi, puisque la vérité est signifiée
sur le mode de la forme, la présente question nest
pas si la vérité est changeante sur ce mode.
Deuxièmement, on dit quun quelque chose change
parce quun changement se fait selon ce quelque
chose même; par exemple, nous disons que la blancheur
change parce quun corps est altéré selon la
blancheur même; lon recherche si la vérité est
changeante de cette façon.
Pour y voir clair, voici ce quil faut savoir. Ce
selon quoi il y a changement, est tantôt dit changer,
tantôt non. Quand il est inhérent à ce qui, selon lui-même,
est mis en mouvement, on dit que lui aussi change; par
exemple, on dit que la blancheur ou la quantité changent
quand un quelque chose change selon ces dernières, parce
quelles se succèdent réciproquement dans le sujet
par ce changement. Mais quand ce selon quoi il y a
changement est extrinsèque, il nest pas mis en
mouvement dans ce changement et se maintient immobile;
ainsi, on ne dit pas que le lieu est mis en mouvement
quand quelquun change selon le lieu; aussi est-il
dit au livre III de la Physique: "le lieu est la
limite immobile du contenant". En effet, par "mouvement
local", on ne dit pas une succession de lieux en une
seule chose localisée mais plutôt (une succession) de
nombreuses choses localisées en un seul lieu.
Dautre part, le mode de changement des formes
inhérentes qui sont dites changer en fonction du
changement du sujet est double, car les formes
générales sont dites changer autrement que les formes
spéciales. La forme spéciale en effet ne demeure la
même après le changement ni selon lêtre, ni
selon la raison; par exemple, après une altération, la
blancheur ne demeure daucune façon. La forme
générale, par contre, après un changement, demeure la
même selon la raison, mais non selon lêtre; par
exemple, après un changement de blanc en noir, la
couleur demeure selon la raison commune de couleur, mais
lespèce de la couleur ne demeure pas la même.
Il a été dit plus haut que quelque chose est dénommé
vrai par la vérité première comme par une mesure
extrinsèque, mais quil est dénommé vrai par une
vérité inhérente comme par une mesure intrinsèque
Aussi, les choses créées varient dans leur
participation à la vérité première, tandis que la
vérité première elle-même, selon laquelle elles sont
dites vraies, ne change en aucune façon. Voilà pourquoi
saint Augustin dit dans le livre Du libre arbitre: "Nos
pensées voient quelquefois plus, quelquefois moins de la
vérité même, mais elle-même, demeurant en soi,
nencourt ni augmentation, ni diminution". Mais
si nous entendons la vérité inhérente aux choses, la
vérité est dite changer selon que des choses changent
selon la vérité.
Aussi, comme on la dit plus haut la vérité dans
les créatures se trouve en deux choses: dans les choses
mêmes et dans lintellect. En effet, la vérité de
laction est comprise sous la vérité de la chose
et la vérité de lénoncé sous la vérité de
lintellection quil signifie. Or, la chose est
dite vraie par son rapport tant à lintellect divin
quà lintellect humain. Si donc on entend la
vérité de la chose selon son ordonnancement à
lintellect divin, alors certes la vérité de la
chose changeante change, non en une fausseté mais en une
autre vérité. La vérité en effet est la forme la plus
générale puisque le vrai et létant sont
convertibles. Aussi, après nimporte quel
changement, une chose, quoique autre selon une autre
forme par laquelle elle a de lêtre, demeure un
étant; de même elle demeure toujours vraie, mais
dune autre vérité. Car quelque forme ou privation
quelle acquière par changement, elle se conforme
en cela à lintellect divin qui la connaît telle
quelle est selon quelque disposition que ce soit.
Mais si la vérité de la chose est considérée dans son
ordonnancement à lintellect humain, ou inversement,
alors le changement se fait tantôt dune vérité
en une fausseté, tantôt dune vérité en une
autre.
En effet, "la vérité est ladéquation de la
chose et de lintellect"; or, si de choses
égales sont enlevées des choses égales, elles
demeurent encore égales, mais pas de la même égalité;
aussi, quand lintellect et la chose changent
semblablement, il faut certes qu'une vérité demeure,
mais autre; par exemple, lorsque Socrate est assis,
Socrate est pensé être assis et ensuite, lorsquil
nest plus assis, il est pensé nêtre pas
assis. Mais, si de lune des choses égales quelque
chose est enlevé et rien de l'autre, ou si de lune
et lautre choses égales des choses inégales sont
enlevées, il est nécessaire quen provienne une
inégalité, qui est à la fausseté comme
légalité est à la vérité. Cest pourquoi,
si, tandis quexiste un intellect vrai, une chose
change sans que lintellect change ou inversement,
ou si lun et lautre changent mais non
semblablement, il en proviendra une fausseté et ainsi le
changement sera dune vérité à une fausseté. Par
exemple, si, tandis que Socrate existe comme blanc, il
est pensé être blanc, lintellection est vraie,
mais si ensuite lintellect pense que Socrate est
noir, alors quil demeure blanc, ou si inversement,
alors que Socrate a changé et est devenu noir, il est
encore pensé blanc, ou qu'après avoir changé et être
devenu pâle, il est pensé être rouge, la fausseté
sera dans lintellect. Ainsi apparaît comment la
vérité change et comment la vérité ne change pas.
Solutions:
1. Quant au premier argument, il faut
dire que saint Anselme parle de la vérité première
dans la mesure où, selon elle, toutes choses sont dites
vraies comme par une mesure extrinsèque.
2. Quant au deuxième argument, il faut dire que
lintellect se réfléchit en lui-même et se pense
comme (il pense) aussi les autres choses, ainsi
quil est dit au livre III De lâme.
Cest pourquoi, (les choses) qui relèvent de
lintellect, du point de vue de la raison de
vérité, peuvent être considérées de deux façons.
Premièrement, selon quelles sont des choses, et
ainsi la vérité est dite delles de la même
manière que des autres choses; par exemple, de même
quune chose est dite vraie parce quelle
répond à ce quelle a reçu dans la pensée divine
en conservant sa nature, lénoncé est dit vrai en
conservant sa nature, qui lui a été dispensée dans la
pensée divine et qui ne peut en être retirée tant que
lénoncé même demeure.
Deuxièmement, selon quelles se rapportent aux
choses pensées, et ainsi lénoncé est dit vrai
quand il est adéquat à la chose. Et une telle vérité
change, comme il a été dit.
3. Quant au troisième argument, il faut dire que la
vérité qui demeure après que les choses vraies ont
été détruites est la vérité première, qui ne change
pas, même quand les choses ont changé.
4. Quant au quatrième argument, il faut dire que, tant
que la chose demeure, un changement ne peut se faire en
elle quant aux choses qui lui sont essentielles, par
exemple il est essentiel à lénoncé de signifier
ce pour la signification de quoi il a été institué. Il
ne sensuit pas que la vérité de la chose n'est
changeante en aucune manière; elle est immuable quant
aux choses essentielles de la chose, tant que la chose
demeure; en elles, cependant, un changement arrive par
corruption de la chose. Mais quant aux choses
accidentelles, un changement peut arriver même quand la
chose demeure; ainsi, quant aux choses accidentelles, un
changement de la vérité de la chose peut se faire.
5. Quant au cinquième argument, il faut dire que, après
que tout changement a été fait, la vérité demeure
mais non la même, comme il est apparu plus haut
6. Quant au sixième argument, il faut dire que
lidentité de la vérité ne dépend pas seulement
de lidentité de la chose mais aussi de
lidentité de lintellect, tout comme
lidentité de leffet dépend aussi de
lidentité de lagent et du patient. Or,
quoique la chose qui est signifiée par ces trois
propositions soit la même, leur intellection nest
cependant pas la même, parce que dans la composition de
lintellect sajoute le temps. Aussi, les
intellections sont diverses selon la variation du temps.
ARTICLE 7: La vérité dans les choses
divines se dit-elle de lessence ou dune
personne?
Objections:
Il semble quelle se dise
dune personne.
1. En effet, tout ce qui, dans les choses divines,
comporte une relation de principe se dit dune
personne; or, la vérité est de ce type, comme
latteste saint Augustin dans le livre De la vraie
religion, là où il dit que la vérité divine est
" la similitude suprême du principe, sans aucune
dissimilitude doù provienne une fausseté";
donc, la vérité dans les choses divines se dit
dune personne.
2. En outre, de même que rien nest semblable à
soi, rien nest égal à soi; or, selon Hilaire, la
similitude dans les choses divines comporte la
distinction des personnes du fait que rien n'est
semblable à soi; pour la même raison, légalité
comporte aussi la distinction des personnes; or, la
vérité est une certaine égalité; donc, elle comporte
la distinction personnelle dans les choses divines.
3. En outre, tout ce qui, dans les choses divines,
comporte une émanation se dit dune personne; or,
la vérité comporte une certaine émanation, parce que,
tout comme le Verbe, elle signifie une conception de
lintellect; donc, tout comme le Verbe se dit
dune personne, la vérité aussi.
Cependant:
Par contre, la vérité des trois
personnes est une, comme le dit saint Augustin au livre
VIII De la Trinité; donc, elle est (une chose)
essentielle et non personnelle.
Réponse:
Voici ce quil faut dire. La
vérité dans les choses divines peut être entendue de
deux façons: proprement ou, pour ainsi dire,
métaphoriquement.
Si la vérité est entendue proprement, elle comportera
alors une égalité de lintellect divin et de la
chose; et, parce que lintellect divin pense
dabord la chose qui est son essence, par laquelle
il pense toutes les autres choses, la vérité en Dieu
comporte dans son principe légalité de
lintellect divin et de la chose qui est son essence,
et par suite (légalité) de lintellect divin
aux choses créées. Lintellect divin et
lessence divine ne sont pas adéquats lun à
lautre comme le mesurant et le mesuré, puisque
lun nest pas le principe de lautre,
mais quils sont tout à fait le même. Aussi, la
vérité résultant dune telle égalité ne
comporte aucune raison de principe, quon la prenne
du côté de lessence ou de lintellect; il y
a là une seule et même vérité; car là, de même que
le pensant et la chose pensée sont le même, la vérité
de la chose et la vérité de lintellect sont la
même vérité sans aucune connotation de principe. Mais,
si lon prend la vérité de lintellect divin
selon quelle est adéquate aux choses créées, la
même vérité demeurera encore, de même que cest
par la même chose que Dieu se pense et pense les autres
choses, et pourtant, dans la notion de vérité,
sajoute la raison de principe envers les créatures,
auxquelles lintellect divin se rapporte comme
mesure et cause. Or, tout nom qui, dans les choses
divines, ne comporte pas la raison de principe ou ce qui
vient dun principe, ou même qui comporte une
raison de principe envers les créatures, se dit de
lessence. Aussi, dans les choses divines, si la
vérité est entendue proprement, elle se dit de
lessence; elle est cependant attribuée en propre
à la personne du Fils, comme lart et toutes les
autres choses qui relèvent de lintellect.
La vérité dans les choses divines est prise
métaphoriquement ou par similitude quand nous ly
prenons selon la raison par laquelle elle se trouve dans
les choses créées; en elles, la vérité est dite selon
que la chose créée imite son principe, à savoir
lintellect divin; aussi, et semblablement, la
vérité dans les choses divines est dite de cette façon
limitation suprême du principe, laquelle convient
au Fils; selon cette acception de la vérité, la
vérité convient proprement au Fils et se dit dune
personne; ainsi parle saint Augustin dans le livre De la
vraie religion.
Solutions:
1. Par là on répond au premier
argument.
2. Quant au deuxième argument, il faut dire que
légalité dans les choses divines comporte
quelquefois une relation qui marque la distinction
personnelle, comme lorsque nous disons que le Père et le
Fils sont égaux; en cela, dans le nom d'"égalité"
est pensée une distinction réelle. Quelquefois,
cependant, dans le nom d"égalité" nest
pas pensée une distinction réelle, mais seulement de
raison, comme lorsque nous disons que la sagesse et la
bonté divines sont égales; il nest donc pas
obligatoire que légalité comporte une distinction
personnelle; telle est légalité que comporte le
nom de "vérité", puisque la vérité est
légalité de lintellect et de lessence.
3. Quant au troisième argument il faut dire que, quoique
la vérité soit conçue par lintellect, par le nom
de vérité nest pas exprimée la raison de
conception, comme elle lest par le nom de Verbe;
aussi le cas nest pas semblable.
ARTICLE 8: Toute vérité autre que la
vérité première vient-elle de la vérité première?
Objections:
Il semble que non.
1. En effet, que celui-ci fornique est vrai; or, ceci ne
vient pas de la vérité première; donc, toute vérité
ne vient pas de la vérité première.
2. Mais on a répondu que la vérité du signe ou de
lintellection selon laquelle cela est dit vrai
vient de Dieu, et non selon que cela est référé à la
chose. On a répliqué que, en dehors de la
vérité première, il y a non seulement la vérité du
signe ou de lintellection, mais aussi la vérité
de la chose; si donc ce vrai ne vient pas de Dieu selon
qu'il est référé à la chose, cette vérité de la
chose ne viendra pas de Dieu, et ainsi est maintenue la
pro position que toute vérité autre que la vérité
première ne vient pas de Dieu.
3. En outre, de "celui-ci fornique" suit bien
"que celui-ci fornique est vrai", pour que la
vérité du dit, laquelle exprime la vérité de la chose,
descende de la vérité de la proposition donc, la
vérité de la proposition susdite consiste dans la
composition de cet acte avec ce sujet; or, la vérité du
dit ne dépendrait pas de la composition dun tel
acte avec un sujet, à moins de penser quil
sagit de la composition dun acte existant
sous une déformation; donc, la vérité de la chose
concerne non seulement lessence même de
lacte mais aussi sa déformation; or, lacte
considéré sous sa déformation ne vient de Dieu en
aucune manière; donc, toute la vérité de la chose ne
vient pas de Dieu.
4. En outre, saint Anselme dit quune chose est dite
vraie selon quelle est comme elle doit être, et
parmi les modes sur lesquels on peut dire que la chose
doit être, il en pose un selon lequel on dit que la
chose doit être parce quelle arrive avec la
permission de Dieu; or, la permission de Dieu
sétend aussi à la déformation de lacte;
donc, la vérité dune chose concerne aussi cette
déformation; or, cette déformation ne vient de Dieu en
aucune manière; donc, toute vérité ne vient pas de
Dieu.
5. Mais on a répondu que, comme la déformation, ou la
privation, est dite être un étant, non pas absolument
mais relativement, elle est aussi dite avoir sa vérité,
non pas absolument mais relativement, et une telle
vérité relative ne vient pas de Dieu. On a
répliqué que le vrai ajoute à létant un
ordonnancement à lintellect; or, la déformation,
ou la privation, quoiquen soi elle ne soit pas un
étant absolument, est appréhendée absolument par
lintellect; donc, quoiquelle nait pas
dentité absolument, elle a une vérité absolument.
En outre, tout relatif se laisse réduire à de
labsolu; par exemple, le fait quun Éthiopien
ait les dents blanches se réduit à ceci que les dents
dun Éthiopien sont blanches absolument; si donc
quelque vérité relative ne vient pas de Dieu, toute
vérité, prise absolument, ne viendra pas de Dieu, ce
qui est absurde.
6. En outre, ce qui nest pas cause de la cause
nest pas cause de leffet; ainsi Dieu
nest pas cause de la déformation quest le
péché parce quil nest pas cause du défaut
dans le libre arbitre doù provient la déformation
quest le péché; or, comme lêtre est la
cause de la vérité des propositions affirmatives, le
non-être lest des propositions négatives; donc,
puisque Dieu nest pas cause de ce quest le
non-être, comme dit saint Augustin dans le livre des
LXXXIII Questions, il reste que Dieu nest pas cause
des propositions négatives; ainsi, toute vérité
nest pas de Dieu.
7. En outre, saint Augustin dit dans le livre des
Soliloques: "Est vrai ce qui se tient tel quil
est vu"; or, du mal se tient tel quil est vu;
donc du mal est vrai; or, aucun mal ne vient de Dieu;
donc, toute chose vraie ne vient pas de Dieu.
8. Mais on a répondu que le mal nest pas vu par
lespèce du mal mais par lespèce du bien.
On a répliqué que lespèce du bien ne fait
jamais apparaître que le bien; si donc le mal
nétait vu que par lespèce du bien, le mal n'apparaîtrait
jamais que bon, ce qui est faux.
Objections en sens contraire:
1. Par contre, sur I Corinthiens XII, 3
(" Personne ne peut dire... "), Ambroise dit:
"Tout vrai, de quoi quil soit dit, vient de
lEsprit saint".
2. En outre, toute bonté créée vient dune bonté
première incréée, qui est Dieu; donc, pour la même
raison, toute autre vérité vient de la première
vérité, qui est Dieu.
3. En outre, la raison de vérité saccomplit dans
un intellect; or, tout intellect vient de Dieu; donc,
toute vérité vient de Dieu.
4. En outre, saint Augustin dit dans le livre des
Soliloques: "Le vrai est ce qui est "; or, tout
être vient de Dieu; donc, toute vérité aussi.
5. En outre, de même que le vrai est convertible avec
létant, lun lest aussi, et inversement;
or, toute unité vient de lunité première, comme
dit saint Augustin dans le livre De la vraie religion;
donc, toute vérité aussi vient de la vérité première.
Réponse:
Voici ce quil faut dire. Dans les
choses créées, la vérité se trouve dans les choses et
dans lintellect, comme il est apparu ci-dessus.
Elle se trouve dans lintellect selon quil est
adéquat aux choses dont il a la connaissance, et dans
les choses selon quelles imitent lintellect
divin, qui est leur mesure comme lart est la mesure
de tous les artefacts et, dune autre façon, selon
quelles sont de nature à provoquer une
appréhension vraie delles-mêmes dans
lintellect humain, qui est mesuré par les choses,
comme il est dit au livre X de la Métaphysique. Une
chose existant hors de lâme imite par sa forme
lart de lintellect divin et, par cette même
(forme), elle est de nature à provoquer une
appréhension vraie dans lintellect humain; par
cette forme aussi, chaque chose a lêtre;
cest pourquoi la vérité des choses existantes
inclut dans sa raison leur entité et surajoute le
rapport dadéquation à lintellect humain ou
divin; par contre, les négations ou privations existant
hors de lâme nont aucune forme par laquelle
elles imiteraient le modèle de lart divin ou
susciteraient une connaissance delles-mêmes dans
lintellect humain; mais leur adéquation à
lintellect relève de lintellect qui
appréhende leurs raisons. Ainsi, il est évident que,
lorsquune pierre et la cécité sont dites vraies,
la vérité ne se tient de la même façon envers les
deux; car la vérité qui est dite de la pierre inclut
dans sa raison lentité de la pierre et surajoute
le rapport à lintellect, rapport qui a aussi sa
cause du côté de la chose même, puisque celle-ci a
quelque chose selon quoi elle peut être référée à
lintellect. Par contre, la vérité qui est dite de
la cécité ninclut pas en elle la privation même
quest la cécité, mais seulement le rapport de la
cécité à lintellect; ce rapport na pas
quelque chose du côté de la cécité même sur quoi il
reposerait, puisque la cécité nest pas égalée
à lintellect en vertu de quelque chose
quelle aurait en elle. Il est donc évident que la
vérité trouvée dans les choses créées ne peut rien
comprendre dautre que lentité de la chose et
ladéquation de la chose à lintellect, ainsi
que légalisation de lintellect soit aux
choses soit aux privations des choses; cela vient
entièrement de Dieu, parce que la forme même de la
chose, par laquelle elle est adéquate, vient de Dieu,
ainsi que le vrai lui-même en tant que bien de
lintellect, comme il est dit au livre VI de
lEthique: en effet, le bien de chaque chose
consiste dans lopération parfaite de la chose
même; or il nest dopération parfaite de
lintellect que selon quil connaît le vrai;
donc, cest en cela que consiste son bien en tant
que tel. Cest pourquoi, puisque tout bien et toute
forme viennent de Dieu, il faut dire que dans
labsolu toute vérité vient de Dieu.
Solutions:
1. Quant au premier argument, il faut
dire que, lorsque lon argumente ainsi "Tout
vrai vient de Dieu, celui-ci fornique est vrai, donc...
etc.", inter vient un sophisme par laccident;
car, comme il a pu apparaître ci-dessus, lorsque
nous disons "que celui-ci fornique est vrai",
nous ne le disons pas comme si le défaut même qui est
impliqué dans lacte de fornication était inclus
dans la raison de vérité: le vrai prédique seulement
son adéquation à lintellect; aussi ne doit-on pas
conclure "que celui-ci fornique vient de Dieu",
mais que sa vérité vient de Dieu.
2. Quant au deuxième argument, il faut dire que les
déformations et les autres défauts nont pas la
vérité comme les autres choses, ainsi quil est
apparu plus haut; et cest pourquoi, quoique la
vérité des défauts vienne de Dieu, on ne peut en
conclure que la déformation vienne de Dieu.
3. Quant au troisième argument, il faut dire que, selon
le Philosophe au livre VI de la Métaphysique, la
vérité ne consiste pas dans la composition qui est dans
les choses mais dans la composition que fait lâme;
et cest pourquoi la vérité ne consiste pas en ce
que cet acte avec sa déformation est inhérent au sujet
car cela relève de la raison de bien ou de mal
, mais en ce que lacte ainsi inhérent au
sujet est adéquat à lappréhension de lâme.
4. Quant au quatrième argument, il faut dire que le bien,
le dû, le correct et toutes les choses de cette sorte se
tiennent envers la permission divine dune autre
façon quenvers les autres signes de sa volonté.
Car dans les autres signes, on se réfère à la fois à
ce qui tombe sous lacte de volonté et à
lacte même de volonté; par exemple, lorsque Dieu
prescrit dhonorer ses parents, et lhonneur
même rendu aux parents est un certain bien, et le fait
même de prescrire est bien. Par contre, dans la
permission, on se réfère seulement à lacte de
celui qui permet et non à ce qui tombe sous la
permission; aussi est-il correct que Dieu permette que
des déformations interviennent; il ne sensuit
cependant pas que la déformation même ait quelque
rectitude.
5. Quant au cinquième argument, il faut dire que la
vérité dite relativement, qui correspond aux négations
et aux défauts, se réduit à la vérité dite
absolument qui est dans lintellect et qui vient de
Dieu; et cest pourquoi la vérité des défauts
vient de Dieu, quoique les défauts eux-mêmes ne
viennent pas de Dieu.
6. Quant au sixième argument, il faut dire que le non-être
nest pas cause de la vérité des propositions
négatives comme sil les faisait dans
lintellect, mais cest lâme même qui
fait cela en se conformant au non-étant qui est hors de
lâme; aussi le non-être existant hors de
lâme nest pas la cause efficiente de la
vérité dans lâme, mais la cause pour ainsi dire
exemplaire; or, lobjection procédait à partir de
la cause efficiente.
7. Quant au septième argument, il faut dire que, quoique
le mal ne vienne pas de Dieu, quil soit vu tel
quil est vient assurément de Dieu; aussi la
vérité par laquelle il est vrai que le mal est vient de
Dieu.
8. Quant au huitième argument, il faut dire que, quoique
le mal nagisse dans lâme que par
lespèce du bien, cependant, parce quil est
un bien défectueux, lâme saisit en elle-même la
raison de défaut et en cela conçoit la raison de mal,
et ainsi le mal est vu comme mal.
ARTICLE 9: La vérité est-elle dans le
sens?
Objections:
Il semble que non.
1. Saint Anselme dit en effet que "la vérité est
la rectitude perceptible par la seule pensée"; or,
le sens nest pas de la nature de la pensée; donc,
la vérité nest pas dans le sens.
2. En outre, saint Augustin prouve dans le livre des
LXXXIII Questions que la vérité nest pas connue
par les sens corporels, et ses raisons ont été
exposées plus haut; donc, la vérité nest pas
dans le sens.
Cependant:
Par contre, saint Augustin dit dans le
livre De la vraie religion que "la vérité est ce
par quoi se montre ce qui est"; or, ce qui est se
montre non seulement à lintellect mais aussi au
sens; donc, la vérité est non seulement dans
lintellect, mais aussi dans le sens.
Réponse:
Voici ce quil faut dire. La
vérité est dans lintellect et dans le sens, mais
pas de la même façon. Elle est dans lintellect en
tant que consécutive à lacte de lintellect
et en tant que connue par lintellect; elle est en
effet consécutive à lopération de
lintellect selon que le jugement de
lintellect porte sur la chose, selon ce
quelle est; or, elle est connue par
lintellect selon que lintellect se
réfléchit sur son acte, non seulement selon qu'il
connaît son acte mais selon qu'il connaît la proportion
de lacte à la chose; (cette proportion) ne peut
être connue quune fois connue la nature de
lacte même, laquelle ne peut être connue que
selon que la nature du principe actif est connue. Ce
principe est lintellect même, car il est dans sa
nature de se conformer aux choses; ainsi,
lintellect connaît la vérités, il se réfléchit
sur lui-même.
Dautre part, la vérité est dans le sens en tant
que consécutive à son acte, à savoir quand le jugement
du sens porte sur la chose selon ce quelle est,
mais elle nest pas dans le sens en tant que connue
par le sens; en effet, quoique le sens juge
véridiquement des choses, il ne connaît pas la vérité
par laquelle il juge véridiquement; bien que le sens
connaisse quil sent, il ne connaît pas sa nature
et, en conséquence, il ne connaît ni la nature de son
acte, ni la proportion (de cet acte) aux choses, et ainsi
il ne connaît pas non plus sa vérité.
La raison en est que les plus parfaits parmi les étants,
comme les substances intellectuelles, retournent à leur
propre essence en un retour complet; en effet, en ce
quelles connaissent quelque chose posé en dehors
delles-mêmes, elles procèdent dune certaine
manière en dehors delles-mêmes; mais, en tant
quelles connaissent quelles connaissent,
elles commencent déjà à retourner vers elles-mêmes,
parce que lacte de cognition est intermédiaire
entre le connaissant et le connu. Ce retour est complet
lorsquelles connaissent leurs essences propres;
cest pourquoi il est dit dans le livre Des causes:
"tout qui connaît sa propre essence retourne à sa
propre essence en un retour complet". Le sens, par
contre, qui parmi les autres choses est le plus proche de
la substance intellectuelle, commence certes à retourner
à sa propre essence, parce que non seulement il connaît
le sensible, mais il connaît aussi quil sent; mais
son retour nest pas complet parce que le sens ne
connaît pas sa propre essence. Avicenne en attribue la
raison à ce que le sens ne connaît rien sinon par un
organe corporel, et il nest pas possible quun
organe corporel serve dintermédiaire entre une
puissance sensitive et elle-même. Les puissances
insensibles, par contre, ne retournent en aucune manière
à elles-mêmes, parce qu'elles ne connaissent pas
quelles agissent; par exemple, le feu ne connaît
pas quil chauffe.
Par là apparaissent les solutions aux objections.
ARTICLE 10: Une chose est-elle fausse?
Objections:
Il semble que non.
1. Saint Augustin dit en effet dans le livre des
Soliloques: "Le vrai est ce qui est"; donc le
faux est ce qui nest pas; or ce qui nest pas
nest pas une chose; donc aucune chose nest
fausse.
2. On a dit que le vrai est une différence de
létant; et ainsi, le faux, comme le vrai, est ce
qui est. On a répliqué quaucune
différence divisante nest convertible avec ce dont
elle est une différence; or le vrai est convertible avec
létant, comme on la dit plus haut donc le
vrai nest pas une différence qui divise
létant telle quune chose puisse être dite
fausse.
3. En outre, "la vérité est ladéquation de
la chose et de lintellect"; or toute chose est
adéquate à lintellect divin car rien ne peut
être en soi autrement que lintellect divin ne le
connaît; donc toute chose est vraie; donc aucune chose
nest fausse.
4. En outre, toute chose tire sa vérité de sa propre
forme; en effet, un homme est dit vrai du fait quil
a la vraie forme de lhomme or il nest aucune
chose qui nait quelque forme, parce que tout être
est par une forme; donc toute chose est vraie; donc
aucune chose nest fausse.
5. En outre, le bien est au mal ce que le vrai est au
faux; or, parce que le mal se trouve dans les choses, le
mal ne se substantifie que dans le bien, comme disent
saint Denis et saint Augustin; donc, si la fausseté se
trouve dans les choses, la fausseté ne se substantifiera
que dans le vrai. Ceci ne paraît pas être possible
parce qualors le vrai et le faux seraient le même,
ce qui est impossible, de même que lhomme et le
blanc sont le même du fait que la blancheur se
substantifie dans lhomme.
6. En outre, saint Augustin argumente ainsi dans le livre
des Soliloques: si une chose est nommée fausse, cela
vient soit de ce qui est semblable, soit de ce qui est
dissemblable. "Si cela vient de ce qui est
dissemblable, il ny a rien qui ne puisse être dit
faux, car il ny a rien qui ne soit dissemblable à
quelque chose; si cela vient de ce qui est semblable,
toutes les choses qui sont vraies parce quelles
sont semblables résistent à largument". Donc,
la fausseté ne peut en aucune façon se trouver dans les
choses.
Objections en sens contraire:
1. Par contre, saint Augustin définit
ainsi le faux: "Est faux ce qui est adapté à la
similitude de quelque chose" et qui ne sétend
pas à ce avec quoi il montre une similitude; or toute
créature montre une similitude avec Dieu; donc, puisque
sur le mode de lidentité aucune créature ne
sétend à Dieu même, il apparaît que toute
créature est fausse.
2. En outre, saint Augustin dit dans le livre De la vraie
religion: "Tout corps est un vrai corps et une
fausse unité"; or on dit cela pour autant
quil imite lunité et nest cependant
pas une unité; puis donc que toute créature, quel que
soit son degré de perfection, imite la perfection divine
et nen est pas moins infiniment distante, il
apparaît que toute créature est fausse.
3. En outre, le bien, comme le vrai, est convertible avec
létant; or que le bien soit convertible avec
létant nempêche pas quune chose se
trouve être mauvaise; donc, que le vrai soit convertible
avec létant nempêchera pas non plus
quune chose se trouve être fausse.
4. En outre, saint Anselme dit dans le livre De la
vérité que la vérité dune proposition est
double, dune part "parce quelle signifie
ce quelle a reçu de signifier " (par exemple
cette proposition "Socrate est assis" signifie
que Socrate est assis, que Socrate soit assis ou
quil ne soit pas assis); dautre part, quand
elle signifie ce "en vue de quoi elle a été faite",
elle a été f en vue de signifier lêtre
quand il est , et cest en quoi
lénoncé est proprement dit vrai. Donc, pour la
même raison, toute chose sera dite vraie quand elle
répond à ce en vue de quoi elle est et fausse quand
elle ny répond pas; or, toute chose qui manque sa
fin ne répond pas à ce pour quoi elle est; puis donc
que beaucoup de choses sont telles, il apparaît que
beaucoup de choses sont fausses.
Réponse:
Voici ce quil faut dire. De même
que la vérité consiste dans ladéquation de la
chose et de lintellect, la fausseté consiste dans
leur inégalité. La chose en effet se rapporte à
lintellect divin et à lintellect humain,
comme on la dit plus haut A lintellect divin,
elle se rapporte dune part comme le mesuré à la
mesure: cela concerne ce qui dans les choses se dit ou se
trouve positivement, car toutes les choses de cette sorte
proviennent de lart de lintellect divin.
Dautre part, (elle sy rapporte) comme le
connu au connaissant; ainsi, même les négations et les
manques sont adéquats à lintellect divin, car
Dieu connaît toutes les choses de cette sorte bien
quil ne les cause pas. Il est donc clair
quune chose, de quelque manière quelle se
tienne, sous quelque forme, sous quelque privation ou
manque quelle existe, est adéquate à
lintellect divin; il est ainsi clair que toute
chose est vraie dans son rapport à lintellect
divin. Cest pourquoi saint Anselme dit dans le
livre De la vérité: "la vérité est donc dans
lessence de toutes les choses qui sont, parce
quelles sont ce quelles sont dans la vérité
suprême ". Aussi, par son rapport à
lintellect divin, aucune chose ne peut être dite
fausse.
Mais selon son rapport à lintellect humain il y a
quelquefois inégalité de la chose à lintellect;
cette inégalité est dune certaine manière
causée par la chose même. En effet, une chose provoque
une connaissance de soi dans lâme par ce qui
apparaît delle-même extérieurement; cest
que notre cognition débute dans le sens, pour lequel les
qualités sensibles sont un objet par soi; aussi est-il
dit au livre I De lâme que "les accidents
contribuent pour une grande part à connaître
lessence". Cest pourquoi, quand, dans
une chose, apparaissent des qualités sensibles
manifestant une nature qui ne leur est pas sous-jacente,
cette chose est dite fausse; aussi, le Philosophe dit au
livre VI de la Métaphysique que sont dites fausses les
choses qui " sont de nature à paraître soit telles
quelles ne sont pas, soit ce quelles ne sont
pas"; par exemple, est dit faux lor dont
apparaissent extérieurement la couleur de lor et
dautres accidents de cette sorte, alors
quintérieurement la nature de lor ne leur
est pas sous-jacente.
Et cependant, une chose nest pas cause de la
fausseté dans lâme comme si elle causait
nécessairement la fausseté, car la vérité et la
fausseté existent avant tout dans le jugement de
lâme: lâme en tant quelle juge des
choses ne pâtit pas des choses mais bien plutôt agit
dune certaine manière; aussi, une chose nest
pas dite fausse parce quelle provoque toujours une
appréhension fausse delle-même, mais parce
quelle est de nature à la provoquer par ce qui
apparaît delle-même.
Mais, on la dit le rapport de la chose à
lintellect divin lui est essentiel et selon ce
rapport elle est dite vraie par soi, alors que le rapport
à lintellect humain lui est accidentel et selon ce
rapport elle nest pas dite vraie dans labsolu
mais, pour ainsi dire, relativement et en puissance.
Aussi, à parler absolument, toute chose est vraie et
aucune chose nest fausse; mais relativement, à
savoir dans leur ordonnancement à notre intellect, des
choses sont dites fausses. Cest ainsi quil
importe de répondre aux raisons de part et dautre.
Solutions:
1. Quant au premier argument, il faut
dire que la définition "le vrai est ce qui est 'nexprime
pas parfaitement la raison de vérité mais ne
lexprime que pour ainsi dire matériellement, à
moins que "être" ne signifie
laffirmation de la proposition, de sorte
quest dit être vrai ce qui est dit et pensé être
tel quil est dans les choses; et de même est dit
faux ce qui nest pas, cest-à-dire ce qui
nest pas tel quil est dit et pensé: ceci
peut se trouver dans les choses.
2. Quant au deuxième argument, il faut dire que le vrai,
à proprement parler, ne peut être une différence de
létant, car létant na pas de
différence, comme il est prouvé au livre III de la
Métaphysique; mais dune certaine façon, le vrai
se tient envers létant à la manière dune
différence, tout comme le bien, dans la mesure où ils
expriment quelque chose à propos de létant qui
nest pas exprimé par le nom d"étant" (ens)
dans cette perspective, la notion détant est
indéterminée à légard de la notion de vrai, et
ainsi la notion de vrai se rapporte dune certaine
façon à la notion détant comme la différence au
genre.
3. Quant au troisième argument, il faut dire que cette
raison doit être concédée, car elle procède de la
chose dans son ordonnancement à lintellect divin.
4. Quant au quatrième argument, il faut dire que,
quoique chaque chose ait une forme, toute chose na
pas la forme dont des indices se présentent
extérieurement par les qualités sensibles; selon ces
indices, elle est dite fausse en tant quelle est
par nature apte à provoquer une estimation fausse
delle-même.
5. Quant au cinquième argument, il faut dire que, comme
il apparaît de ce quon a dit 1, quelque chose
existant hors de lâme est dit faux, pour autant
quil soit de nature à provoquer une fausse
estimation de lui-même; or, ce qui nest rien
nest pas de nature à provoquer une estimation de
soi-même, parce quil ne met pas en mouvement la
faculté cognitive; cest pourquoi il faut que ce
qui est dit faux soit un étant; aussi, puisque tout
étant en tant que tel est vrai, il faut que la fausseté
existant dans les choses soit fondée sur une vérité;
cest pourquoi, saint Augustin dit dans le livre des
Soliloques: "le tragédien qui représente au
théâtre des personnages autres que lui-même ne serait
pas un faux Hector sil nétait un vrai
tragédien; semblablement, un cheval peint ne serait pas
un faux cheval, sil nétait pas une pure
peinture". Il ne sensuit cependant pas que des
contradictoires soient vrais, parce que
laffirmation et la négation selon lesquelles on
dit le vrai et le faux ne se réfèrent pas à la même
chose.
6. Quant au sixième argument, il faut dire quune
chose est dite fausse en tant quelle est de nature
à tromper; lorsque je dis "tromper", je
signifie une certaine action qui induit un manque; or,
rien nest de nature à agir, sinon en tant
quil est étant et tout manque est du non-étant;
chaque chose, en tant quelle est étant, a la
similitude du vrai et, en tant quelle nest
pas, séloigne de cette similitude; et cest
pourquoi, ce qui trompe, dis-je, a son origine dans la
similitude quant à ce quil comporte daction,
et provient de la dissimilitude quant à ce quil
comporte de manque, en quoi consiste formellement la
raison de fausseté. Cest pourquoi saint Augustin
dit dans le livre De la vraie religion que la fausseté
naît de la dissimilitude.
Solutions des objections en sens
contraire:
1. Quant au premier argument en sens
contraire, il faut dire que ce nest pas par toute
similitude que lâme est de nature à être
trompée, mais par une grande similitude dans laquelle la
dissimilitude ne peut être facilement trouvée;
cest pourquoi, par une similitude plus ou moins
grande lâme est trompée selon sa plus ou moins
grande perspicacité à trouver la dissimilitude;
néanmoins, une chose ne doit pas être absolument
énoncée fausse, du fait quelle induit
nimporte qui en erreur mais du fait quelle
est de nature à en tromper plus dun, même sages.
Quoique les créatures en elles-mêmes montrent une
similitude avec Dieu, la plus grande dissimilitude est
cependant sous-jacente, si bien quil faudrait un
grand manque de sagesse pour que la pensée soit trompée
par une telle similitude. Aussi, de ces similitude et
dissimilitude des créatures envers Dieu il ne
sensuit pas que toutes les créatures doivent être
dites fausses.
2. Quant au deuxième argument en sens contraire, il faut
dire que certains ont estimé que Dieu est un corps et,
puisque Dieu est lunité par laquelle toutes choses
sont un, ils estimèrent par conséquent que le corps est
lunité même, à cause de sa similitude même à
lunité; selon cela, le corps est donc dit une
fausse unité, en tant quil a induit certains en
erreur ou a pu induire à ce quon le croie unité.
3. Quant au troisième argument en sens contraire, il
faut dire que la perfection est double. La première
perfection est la forme de chaque chose, par laquelle
elle a lêtre, si bien quaucune chose
nen est dépourvue tant quelle demeure; la
seconde perfection est lopération, qui est la fin
de la chose ou ce par quoi on arrive à la fin, et de
cette perfection une chose est quelquefois dépourvue. De
la première perfection résulte la raison de vrai dans
les choses, car du fait que la chose a une forme elle
imite lart de lintellect divin et engendre
une connaissance de soi dans lâme; de la seconde
perfection sensuit en elle la raison de bonté, qui
provient de la fin. Cest pourquoi, absolument, le
mal se trouve dans les choses, mais pas le faux.
4. Quant au quatrième argument en sens contraire, il
faut dire que, selon le Philosophe au livre VI de
lÉthique, le vrai lui-même est le bien de
lintellect; en effet, lopération de
lintellect est parfaite si sa conception est vraie,
et, comme lénoncé est le signe de
lintellection, sa vérité est sa propre fin. Comme
il nen est pas ainsi dans les autres choses, le cas
nest pas semblable.
ARTICLE 11: La fausseté est-elle dans
les sens?
Objections:
Il semble que non.
l. En effet, il est dit au livre III De lâme:
"Lintellect est toujours correct"; or,
lintellect est la partie supérieure dans
lhomme; donc, les autres parties suivent sa
rectitude, tout comme dans le macrocosme les inférieurs
sont disposés selon le mouvement des supérieurs; donc,
le sens aussi, qui est une partie inférieure de
lâme, sera toujours correct; il ny a donc
pas de fausseté en lui.
2. En outre, saint Augustin dit dans le livre De la vraie
religion: "Les yeux ne nous trompent pas: ils ne
peuvent transmettre à lâme que leur affection; et
si tous les sens du corps transmettent quelque chose de
la manière dont ils sont affectés, j'ignore ce que nous
devons en exiger de plus"; donc, il ny a pas
de fausseté dans les sens.
3. En outre, saint Anselme dit dans le livre De la
vérité: "La vérité ou la fausseté ne me
semblent pas être dans le sens mais dans lopinion",
et ainsi la proposition est maintenue.
Objections en sens contraire:
I. Par contre, saint Anselme dit:
"Il est certes une vérité dans nos sens, mais pas
toujours, car ils nous trompent quelquefois".
2. En outre, selon saint Augustin dans le livre des
Soliloques: "Est couramment dit faux ce qui est
très éloigné de la similitude du vrai, mais qui
pourtant a quelque imitation du vrai "; or, le sens
a quelquefois la similitude de choses qui ne sont pas
telles dans la nature des choses; par exemple, lun
est quelquefois vu deux, comme lorsque loeil est
comprimé; il y a donc de la fausseté dans le sens.
3. Mais on a dit que le sens ne se trompe pas sur les
sensibles propres, mais sur les sensibles communs.
On a répliqué que, chaque fois que quelque chose est
appréhendé de quelque chose autrement quil
nest, lappréhension est fausse; or, quand un
corps blanc apparaît au travers dune vitre verte,
le sens lappréhende autrement quil
nest parce quil lappréhende comme vert
et en juge ainsi, à moins dêtre aidé par un
jugement supérieur qui découvre la fausseté; donc le
sens se trompe aussi dans les sensibles propres.
Réponse:
Voici ce quil faut dire. Notre
cognition, qui débute dans les choses, progresse dans
cet ordre: elle commence dans le sens et se parfait
ensuite dans lintellect, si bien quainsi le
sens se trouve dune certaine manière
intermédiaire entre lintellect et les choses, car
il est rapporté aux choses comme un intellect et est
rapporté à lintellect en quelque sorte comme une
chose. Cest pourquoi, la vérité ou la fausseté
sont dites être dans le sens de deux façons:
premièrement, selon lordonnancement du sens à
lintellect, et cest ainsi que le sens est dit
faux ou vrai tout comme les choses, à savoir en tant
quelles provoquent une estimation vraie ou fausse
dans lintellect; deuxièmement, selon
lordonnancement du sens aux choses, et cest
ainsi que la vérité ou la fausseté sont dites être
dans le sens tout comme dans lintellect, à savoir
en tant quil juge être ce qui est ou ce qui
nest pas.
Si donc nous parlons du sens selon (son ordonnancement à
lintellect), dune certaine manière il y a de
la fausseté dans le sens et dune certaine manière
il ny a pas de fausseté dans le sens. En effet, le
sens est à la fois une certaine chose en soi et est
indicatif dune autre chose. Si donc il est
rapporté à lintellect selon quil est une
certaine chose, la fausseté nest en aucune
manière dans le sens rapporté à lintellect, car
il montre à lintellect sa propre disposition,
selon laquelle il est disposé. Aussi saint Augustin dit-il
dans lautorité invoquée qu'" ils ne peuvent
transmettre à lâme que leur propre affection".
Par contre, si le sens est rapporté à lintellect
selon quil est représentatif dune autre
chose, puisque quelquefois il la lui représente
autrement quelle nest, le sens est dit faux
en tant quil est de nature à provoquer une
estimation fausse dans lintellect; mais il ne la
provoque pas nécessairement, exactement comme on
la dit des choses, parce que lintellect juge
des choses de la même façon quil juge de ce qui
est présenté par les sens. Ainsi donc le sens rapporté
à lintellect provoque toujours dans
lintellect une estimation vraie de sa disposition
propre, mais pas toujours de la disposition des choses.
Mais si lon considère le sens dans son rapport aux
choses, alors la fausseté et la vérité sont dans le
sens, de la façon dont elles sont dans lintellect;
or, dans lintellect, la vérité et la fausseté se
trouvent en premier et par leur principe dans le jugement
de celui qui compose et divise; mais dans la formation
des quiddités, elles se trouvent seulement selon leur
ordonnancement au jugement consécutif à cette formation.
Cest pourquoi, dans le sens aussi, la vérité et
la fausseté se disent proprement selon que le sens juge
des sensibles. Pourtant, la vérité ou la fausseté ne
sont pas proprement selon que le sens appréhende le
sensible; elles sont seulement dans leur ordonnancement
au jugement, cest-à-dire dans la mesure où tel ou
tel jugement est de nature à suivre de telle
appréhension. Le jugement du sens sur certaines choses,
comme les sensibles propres, est naturel; sur certaines,
par contre, le sens juge par une sorte de rapprochement,
si bien que le pouvoir sensitif juge des sensibles
communs et des sensibles par accident (ce rapprochement
est fait en lhomme par le pouvoir cogitatif, qui
est une puissance de la partie sensitive, en lieu de quoi
est une estimation naturelle chez les autres animaux). Or,
laction naturelle dune chose se fait toujours
dune manière unique, à moins que laction ne
soit empêchée par accident, soit par un défaut
intrinsèque, soit par un empêchement extrinsèque.
Aussi, le jugement du sens sur les sensibles propres est-il
toujours vrai, à moins quil y ait un empêchement
dans lorgane ou dans le milieu; mais, sur les
sensibles communs ou par accident, le jugement du sens se
trompe quelquefois. Lon voit ainsi comment la
fausseté peut être dans le jugement du sens.
Mais, à propos de lappréhension du sens, il faut
savoir quil est un certain pouvoir appréhensif qui
appréhende lespèce sensible quand la chose
sensible est présente, comme le sens propre, et un
pouvoir qui lappréhende quand la chose est absente,
comme limagination. Cest pourquoi le sens
appréhende toujours la chose comme elle est, à moins
dun empêchement dans lorgane ou dans le
milieu, mais limagination appréhende le plus
souvent la chose comme elle nest pas, parce
quelle lappréhende comme présente alors qu'elle
est absente; et cest pourquoi le Philosophe dit au
livre IV de la Métaphysique que le sens ne dit pas de
fausseté, mais que limagination dit de la
fausseté.
Solutions:
1. Quant au premier argument, il faut
dire que, dans le macrocosme, les supérieurs ne
reçoivent rien des inférieurs mais que cest
linverse; par contre, dans lhomme,
lintellect, qui est supérieur, reçoit quelque
chose du sens; cest pourquoi le cas nest pas
semblable.
Des autres (arguments) on voit facilement la solution
daprès ce qui a été dit.
ARTICLE 12: La fausseté est dans
lintellect?
Objections:
Il semble que non.
1. Lintellect, en effet, a deux opérations,
lune par laquelle il forme les quiddités et dans
laquelle le faux nest pas, comme dit le Philosophe
au livre III De lâme; lautre par laquelle il
compose et divise, et dans celle-ci non plus le faux
nest pas, comme on le voit par saint Augustin dans
le livre De la vraie religion. "Personne ne saisit
par lintellect des choses fausses" donc la
fausseté n'est pas dans lintellect.
2. En outre, saint Augustin dit dans le livre des LXXXIII
Questions, question 32: "Tout qui se trompe ne
saisit pas par lintellect ce en quoi il se trompe
"; donc, la fausseté ne peut être dans
lintellect.
3. De même, Algazel dit: "Soit nous saisissons par
lintellect un quelque chose comme il est, soit nous
ne le saisissons pas par lintellect"; or,
quiconque saisit par lintellect une chose comme
elle est, pense véridiquement; donc lintellect est
toujours vrai; il ny a donc pas de fausseté en lui.
Cependant:
Par contre, le Philosophe dit au livre
III De lâme: "Là où est la composition des
intellections, là sont dès lors le vrai et le faux";
donc la fausseté se trouve dans lintellect.
Réponse:
Le nom d"intellect" vient de
ce quil connaît le plus intime dune chose,
car saisir par lintellect est comme lire à
lintérieur. En effet, le sens et
limagination connaissent les seuls accidents
extérieurs; seul lintellect atteint à
lintérieur et à lessence dune chose.
Mais au-delà, à partir des essences appréhendées des
choses, lintellect soccupe à raisonner et à
rechercher de diverses manières. Le nom d"intellect"
peut donc être entendu de deux façons. Dune part,
lorsquil ne se tient quenvers ce dont lui
vient la première imposition de son nom, et on dit ainsi
proprement que nous saisissons par lintellect
lorsque nous appréhendons la quiddité des choses, et
aussi lorsque nous saisissons par lintellect des
choses qui sont aussitôt connues par lintellect
une fois connues les quiddités des choses, notamment les
premiers principes, que nous connaissons en connaissant
leurs termes. Cest pourquoi lintellect est
aussi dit compétence envers les principes. Or, la
quiddité dune chose est lobjet propre de
lintellect; aussi, de même que la sensation des
sensibles propres, lintellection est toujours vraie
dans la connaissance de ce que cest que (la chose),
comme il est dit au livre III De lâme.
Par accident, cependant, la fausseté peut ici survenir,
dans la mesure où lintellect compose et divise
faussement, ce qui arrive de deux façons. Soit il
attribue la définition dune chose à une autre,
par exemple sil concevait "animal rationnel
mortel" comme la définition de lâne; soit il
conjoint entre elles des parties de définitions qui ne
peuvent être conjointes, par exemple sil concevait
comme définition de lâne "animal irrationnel
immortel", car cette (affirmation) est fausse:
"un animal irrationnel est immortel". Lon
voit ainsi que la définition ne peut être fausse
quen tant quelle implique une affirmation
fausse. Ce double mode de fausseté est abordé au livre
V de la Métaphysique. Semblablement, dans les premiers
principes non plus, lintellect ne se trompe
daucune manière. Doù lon voit que si
lintellect est entendu selon laction
doù lui vient limposition du nom d"intellect",
la fausseté nest pas dans lintellect. Mais
lintellect peut être entendu communément
dune autre manière, selon quil sétend
à toutes ses opérations; il comprend alors
lopinion et le raisonnement; ainsi il y a de la
fausseté dans lintellect, mais jamais si la
résolution aux premiers principes se fait correctement.
Et on voit par là la solution aux objections.
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QUESTION 2: LA SCIENCE DE DIEU
(Traduction Père Serge-Thomas Bonino OP, 1996)
ARTICLE 1: La science convient-elle à Dieu? La question porte sur la science de Dieu et on
se demande, premièrement, sil y a en Dieu science.
Il semble que non.
Objections:
1° Ce qui sajoute à autre chose ne peut se
trouver en ce qui est absolument simple. Or Dieu est
absolument simple. Puis donc que la science sajoute
à lessence -car vivre ajoute à être et savoir à
vivre -, il semble quil ny ait pas en Dieu de
science.
2° (Réponse: La science en Dieu ne sajoute pas à
lessence, mais le nom de science manifeste en lui
une autre perfection que le nom dessence.) En sens
contraire: La perfection est le nom dune chose. Or,
en Dieu, la science et lessence sont absolument une
seule chose. Les noms de science et dessence
manifestent donc la même perfection.
3° Aucun nom ne peut être attribué à Dieu qui ne
signifie sa perfection toute entière. En effet, si un
nom ne la signifie pas toute entière, il nen
signifie rien puisquil ny a pas en Dieu de
partie, et, par conséquent, ce nom ne peut lui être
attribué. Or le nom de science ne représente pas la
perfection divine toute entière puisque Dieu " est
au dessus de tout nom quon lui donne", ainsi
quil est dit au livre Des causes. La science ne
peut donc être attribuée à Dieu.
4° La science est lhabitus de la conclusion tandis
que lintellect est lhabitus des principes,
ainsi uil ressort de ce que dit le Philosophe au
livre VI de lEthique. Or Dieu ne connaît rien par
manière de conclusion car, dans ce cas, son intellect
devrait aller discursivement des principes aux
conclusions ce que saint Denis, au chapitre VII des Noms
divins, écarte même des anges Il ny a donc pas de
science en Dieu.
5° Tout ce qui est su est su au moyen de quelque chose
de plus connu Or, pour Dieu, une chose nest pas
plus ou moins connue. Il ne peut donc pas y avoir en Dieu
de science.
6° Algazel dit que la science est lempreinte du
connaissable dans lintellect du connaissant Or il
est absolument exclu quil y ait en Dieu une
empreinte, dune part parce quelle implique
réception, et, dautre part, parce quelle
implique composition. On ne peut donc attribuer à Dieu
la science.
7° Rien de ce qui dénote une imperfection ne peut être
attribué à Dieu. Or la science dénote une imperfection
puisquelle est signifiée à la manière dun
habitus, cest-à-dire dun acte premier, alors
que la considération est signifiée à la manière
dun acte second, ainsi quil est dit au livre
II De lâme. Or lacte premier est imparfait
par rapport à lacte second puisquil est en
puissance par rapport à celui-ci. La science ne peut
donc se trouver en Dieu.
8° (Réponse: En Dieu, il ny a de science
quen acte.) En sens contraire: La science de Dieu
est cause des choses Or la science, si on lattribue
à Dieu, a été en lui de toute éternité. Si donc la
science na été en Dieu quen acte, il a
produit de toute éternité les choses à
lexistence, ce qui est faux.
9° De tout être en qui se trouve quelque chose qui
correspond à ce que nous concevons dans notre intellect
par le nom de science, nous savons non seulement
quil est mais aussi ce quil est car la
science est "quelque chose." Or, de Dieu, nous
ne pouvons savoir ce quil est mais seulement
quil est, comme le dit saint Jean Damascène:
"Il ny a donc rien qui corresponde en Dieu à
la conception de lintellect quexprime le nom
de science." Il ny a donc pas en lui de
science.
10° saint Augustin dit que "Dieu, qui échappe à
toute forme, ne peut être accessible à
lintelligence." Or la science est une certaine
forme que conçoit lintellect Dieu échappe donc à
cette forme. Il ny a donc pas de science en Dieu.
11° Intelliger est plus simple et plus digne que savoir.
Or, comme il est dit au livre Des causes, quand nous
affirmons que Dieu est intelligent ou quil est une
intelligence, "nous ne le désignons pas par un nom
propre mais par le nom de son premier effet." A bien
plus forte raison le nom de science ne peut-il convenir
à Dieu.
12° La qualité implique une plus grande composition que
la quantité, car la qualité ninhère dans la
substance que par lintermédiaire de la quantité
Or nous nattribuons à Dieu, à cause de sa
simplicité, rien qui appartienne au genre de la
quantité: tout être quantifié a, en effet, des parties.
Puis donc que la science entre dans le genre de la
qualité elle ne doit daucune manière être
attribuée à Dieu.
.
En sens contraire:
1° Il est dit en Romains 11, 33: "O profondeur des
richesses de la sagesse et de la science de Dieu..."
2° Daprès saint Anselme dans le Monologion,
"il faut attribuer à Dieu tout ce dont la
possession vaut mieux, absolument et pour toute chose,
que la non-possession." Tel est bien le cas de la
science. Il faut donc lattribuer à Dieu.
3° La science nexige que trois choses: la
puissance active du connaissant par laquelle il juge des
choses, la chose, connue et lunion des deux Or, il
y a en Dieu une puissance active souveraine, son essence
est souverainement connaissable et, par conséquent, il y
a là lunion des deux. Dieu est donc souverainement
connaissant Preuve de la mineure: Comme il est dit au
livre Des intelligences, "la première substance est
lumière." Or la lumière possède au plus haut
point une vertu active. La preuve en est quelle se
diffuse et se multiplie elle-même. Elle est aussi
connaissable au plus haut point, si bien quelle
fait connaître même les autres choses. Donc, la
première substance, cest-à-dire Dieu, tout à la
fois possède une puissance active pour connaître et est
connaissable.
.
Réponse:
Tout le monde attribue à Dieu la science mais de
manière différente. Certains en effet, incapables de
transcender par leur intellect le mode de la science
créée ont cru que la science était en Dieu comme une
sorte de qualité ajoutée à son essence, ainsi que
cest le cas chez nous Cest absolument erroné
et absurde. En effet, dans cette hypothèse, Dieu ne
serait pas souverainement simple, car il y aurait en lui
composition de substance et daccident En outre,
Dieu lui-même ne serait pas son être, car, comme le dit
Boèce au livre Des sept jours, "ce qui est peut
participer à quelque chose mais lêtre même ne
participe daucune manière à quelque chose."
Si donc, Dieu participait à la science comme à une
disposition ajoutée, il ne serait pas lui-même son
propre être. Par conséquent, il tiendrait son être
dun autre qui serait pour lui la cause de son être
et, dans ce cas, il ne serait pas Dieu.
Aussi, dautres ont-ils prétendu quen
attribuant à Dieu la science ou quelque chose de ce
genre, nous nintroduisions rien en lui, mais que
nous signifiions quil est la cause de la science
dans les choses créées, de sorte quon dit que
Dieu possède la science parce quil répand la
science dans les créatures. Certes, le fait que Dieu
cause la science peut être une raison de la vérité de
la proposition par laquelle nous affirmons que Dieu
possède la science, comme semblent le dire Origène et
saint Augustin Mais il ne peut cependant rendre compte
intégralement de sa vérité, et cela pour deux raisons.
Premièrement, parce quavec ce même raisonnement
on pourrait attribuer à Dieu tout ce quil cause
dans les choses. Il faudrait donc dire que Dieu se meut
parce quil cause le mouvement dans les choses, ce
que cependant on ne dit pas
Deuxièmement, parce quon ne dit pas que les
attributs communs aux effets et aux causes sont dans les
causes pour cette raison, cest-à-dire en raison
des effets, mais plutôt quils sont dans les effets
parce quils se trouvent dans les causes. Par
exemple, le feu communique à lair la chaleur parce
quil est chaud et non linverse. Pareillement,
Dieu répand en nous la science parce quil a une
nature dotée de science et non linverse.
Voilà pourquoi dautres ont prétendu que la
science et es autres choses de ce genre étaient
attribuées à Dieu par une sorte de similitude de
rapport à la manière dont on lui attribue la colère,
la miséricorde ou les autres passions de ce type. En
effet, il dit que Dieu est en colère lorsquil
produit un effet semblable celui dun homme en
colère, cest-à-dire lorsquil punit, ce qui
st chez nous leffet de la colère Mais il ne peut,
bien entendu, y avoir en Dieu la passion de colère.
Pareillement, prétendent-ils, on dit que Dieu possède
la science parce quil produit un effet semblable à
leffet produit par celui qui possède la science.
En effet, tout comme les oeuvres de celui qui possède la
science, les oeuvres de la nature, qui sont le fait de
Dieu, procèdent à partir de principes déterminés et
visent des fins déterminées, comme il ressort du livre
II de la Physique. Mais, daprès cette opinion, la
science serait attribuée à Dieu de façon métaphorique,
comme la colère et les autres choses de ce genre ce qui
contredit les affirmations de saint Denis et
dautres saints Pères.
Il faut, par conséquent, donner une autre réponse et
dire que la science attribuée à Dieu désigne quelque
chose qui est en Dieu Cest aussi le cas pour la vie,
lessence et les autres attributs de ce type. Ils ne
sont pas différents quant à la chose signifiée mais
seulement quant à notre manière de connaître. En Dieu,
en effet, lessence, la vie, la science et tous les
attributs de ce type sont absolument la même chose, mais
notre intellect a des concepts différents lorsquil
intellige en Dieu la science, la vie et es attributs de
ce type.
Ces concepts ne sont pourtant pas faux. En effet, un
concept de notre intellect est vrai lorsquil
représente en vertu lune certaine ressemblance la
chose intelligée. Sinon, en effet, si rien ne lui
correspondait dans la chose, il serait faux. Or notre
intellect ne peut pas représenter Dieu par ressemblance
comme il représente les créatures. En effet,
lorsquil intellige une créature, il conçoit une
certaine forme qui est la similitude de la chose selon
toute sa perfection et ainsi définit-il les choses
quil intellige Mais, comme Dieu dépasse à
linfini notre intellect, une forme conçue par
notre intellect est incapable de représenter
complètement lessence divine; elle se contente de
limiter quelque peu. De la même manière, nous
constatons aussi dans les choses qu sont hors de
lâme que toute chose, quelle quelle soit,
imite Dieu de quelque manière mais imparfaitement, si
bien que les diverses choses imitent Dieu diversement et,
par des formes diverses, représentent lunique et
simple forme de Dieu. En effet, dans cette forme est
parfaitement uni tout ce qui en fait de perfection existe
dans les créatures sur le mode de la distinction et de
la multiplicité comme aussi toutes les propriétés des
nombres préexistent de quelque manière dans
lunité et tous les pouvoirs des ministres dans un
royaume sont réunis dans le pouvoir du roi Mais,
sil existait une chose qui représentât
parfaitement Dieu, elle ne pourrait quêtre unique,
car elle le représenterait dune seule manière et
par une seule forme. Voilà pourquoi il ny a
quun seul Fils qui est limage parfaite du
Père. Pareillement aussi notre intellect représente la
perfection divine par divers concepts, car chacun pris en
particulier est imparfait. Si, en effet, lun
deux était parfait, il ny en aurait
quun, tout comme il ny a quun verbe de
lintellect divin. Il y a donc dans notre intellect
plusieurs concepts qui représentent lessence
divine de telle manière que lessence divine
correspond à chacun deux comme une chose
correspond à son image imparfaite. Par conséquent, tous
ces concepts de lintellect sont vrais bien
quils soient plusieurs pour une seule chose. Et
comme les noms ne signifient les choses que par
lintermédiaire du concept, ainsi quil est
dit au livre I du Périherménéias on donne plusieurs
noms à une seule chose selon les différentes manières
de connaître ou, ce qui revient au même, selon les
différentes raisons formelles. Mais tous ces noms
quelque chose correspond dans la chose.
Solutions:
1° La science ne sajoute à létant que
parce que intellect saisit de façon distincte la science
dun sujet et son essence. Laddition
présuppose, en effet, une distinction. Puis donc
quen Dieu science et essence ne se distinguent,
ainsi quil sort de ce quon a dit, que selon
notre manière dintelliger, la science en lui ne
sajoute à lessence que selon notre manière
intelliger.
2° On ne peut dire en vérité quen Dieu la
science signifie une autre perfection que lessence.
Mais on peut dire quelle est signifiée à la
manière dune autre perfection parce que notre
intellect applique ces noms à Dieu en fonction des
divers concepts qu'il a de lui.
3° Les noms étant les signes des concepts, un nom
signifie la totalité dune chose selon que
lintellect lintellige. Or, notre intellect
peut intelliger Dieu tout entier mais pas totalement. Il
ut lintelliger tout entier puisquil est
nécessaire quon intellige Dieu soit tout soit rien,
du fait quil ny a pas en lui de parties de
tout. Mais je dis quil ne peut lintelliger
totalement parce qu'il ne le connaît pas aussi
parfaitement quil est connaissable dans sa nature.
Par exemple, celui qui connaît de manière probable,
cest-à-dire parce que tout le monde le dit. La
conclusion: "La diagonale est incommensurable au
côté" ne la connaît pas totalement, car il ne
parvient pas à la connaître aussi parfaitement
quelle est connaissable, bien quil la
connaisse toute entière, nignorant aucune de ses
parties. Donc, de la même manière, les noms attribués
à Dieu le signifient tout entier mais pas totalement.
4° Ce qui est en Dieu sans aucune imperfection se trouve
dans les natures avec quelque défaut. Cest la
raison pour laquelle il est nécessaire, si nous
attribuons à Dieu quelque chose qui se trouve dans les
créatures, que nous écartions tout ce qui relève de
limperfection pour que demeure seulement ce qui
appartient à la perfection, car cest par cela
seulement que la créature imite Dieu. Jaffirme
donc que la science qui se trouve en nous comporte de la
perfection et de limperfection. A sa perfection se
rattache sa certitude, car ce qui est su est connu avec
certitude. Mais à son imperfection se rattache le fait
que lintellect aille discursivement des principes
aux conclusions sur lesquelles porte la science. En effet,
la seule raison de ce discours est que lintellect
qui connaît les principes ne connaît les conclusions
quen puissance, car sil les connaissait en
acte, il ny aurait pas ici de discours puisque le
mouvement nest que le passage de la puissance à
lacte. On parle donc de science en Dieu en raison
de la certitude relative aux choses connues, mais non en
raison du discours dont on vient de parler, lequel
dailleurs, comme le dit saint Denis, ne se trouve
pas non plus chez les anges.
5° Il est vrai quà considérer le mode du
connaissant, une chose nest pas pour Dieu plus ou
moins connue, car il voit toute chose dun même
regard. Mais, à considérer le mode de la chose connue,
Dieu connaît certains êtres qui sont plus connaissables
en eux-mêmes et dautres qui le sont moins. Par
exemple, entre toutes les choses, son essence est
connaissable au plus haut degré. Par elle, il connaît
toute chose mais non par un discours puisquen
voyant son essence il voit du même coup toute chose.
Donc, même du point de vue de lordre que lon
peut considérer dans la connaissance divine du côté
des objets connus, lidée de science est sauve en
Dieu, car il connaît lui-même, dune manière
toute spéciale, toutes choses par leur cause.
6° Cette affirmation dAlgazel doit sentendre
de notre science. Chez nous, en effet, la science
sacquiert par le fait que les choses impriment
leurs similitudes dans nos âmes. Mais cest
linverse pour la connaissance de Dieu les formes
dérivent à partir de son intellect dans toutes les
créatures. Donc, de même que la science est en nous une
empreinte des choses dans nos âmes, de même,
inversement, les formes des choses ne sont quune
certaine empreinte de la science divine dans les choses.
7° La science que lon pose en Dieu ne se réalise
pas par manière d'habitus mais plutôt par manière
dacte, car cest toujours en te que Dieu
connaît toute chose.
8° Leffet ne procède de la cause agente que
conformément à la nature de celle-ci. Voilà pourquoi
tout effet qui procède par intermédiaire dune
science dépend de la détermination de cette science qui
fixe ses propriétés. Les choses dont la science de Dieu
est la cause ne se produisent donc quau moment où
Dieu a terminé quelles se produiraient. Cest
la raison pour laquelle il n'est pas nécessaire que les
choses soient de toute éternité, bien que la science de
Dieu soit en acte de toute éternité.
9° On dit que lintellect sait dune chose ce
quelle est lorsquil la finit, cest-à-dire
lorsquil conçoit à propos de cette chose une
forme qui corresponde en tout à la chose elle-même. Or,
il ressort de ce quon a déjà dit que tout ce que
notre intellect conçoit de Dieu ne le représente
quimparfaitement. Voilà pourquoi ce quest
Dieu lui-même nous demeure toujours caché la plus haute
connaissance que nous puissions avoir de Dieu ici-bas est
de connaître que Dieu est au-dessus de tout ce que nous
connaissons de lui, comme il ressort de ce que dit saint
Denis au ch. I de la. Théologie mystique.
10° Si on dit que Dieu "échappe à toute forme de
notre intellect", ce nest pas quune
forme de notre intellect ne puisse quelque manière le
représenter mais cest quaucune ne le
présente parfaitement, comme il est dit au livre IV de
la Métaphysique, "la définition la notion que le
nom signifie." Le nom, au sens propre, une chose est
donc ce dont le signifié est la définition de cette ose.
Or, comme, ainsi quon la dit, aucune notion
signifiée par le nom ne définit Dieu lui-même, aucun
des noms donnés par nous nest proprement son nom
mais cest proprement le nom de créature qui est
définie par la notion signifiée par ce nom.
11° Toutefois, ces noms, qui sont des noms de créatures,
sont attribués à Dieu parce que sa similitude est de
quelque manière représentée dans les créatures.
12° La science attribuée à Dieu nest pas une
qualité. Dailleurs, la qualité qui advient à la
quantité est une qualité corporelle et non une qualité
spirituelle comme lest la science.
.
ARTICLE 2: Dieu se connaît-il lui-même?
Objections:
Il semble que non.
1° Le connaissant est mis en relation
avec le connu par sa connaissance Or, comme le dit Boèce
au livre De la Trinité, "lessence en Dieu
contient lunité et la relation fait la
multiplicité de la trinité" des personnes. Il faut
donc quen Dieu le connu soit personnellement
distinct du connaissant. Or, la distinction des personnes
en Dieu est incompatible avec une tournure réflexive En
effet, on ne dit pas que le Père sest engendré
parce quil a engendré le Fils. On ne doit donc pas
accorder que Dieu se connaisse lui-même.
2° Il est dit au livre Des causes que "tout être
connaissant sa propre essence revient à son essence par
un retour complet." Or, Dieu ne revient pas à son
essence puisquil nen sort jamais et
quil ne peut y avoir de retour là où il ny
a pas dabord eu un départ. Dieu ne connaît donc
pas son essence et, par conséquent, il ne se connaît
pas lui-même.
3° La connaissance est lassimilation du
connaissant à la chose connue Or, rien nest
semblable à soi-même car, comme le dit Hilaire, "il
ny a pas de ressemblance à légard de soi-même."
Dieu ne se connaît donc pas lui-même.
4° Il ny a de science que de luniversel. Or,
Dieu nest pas un universel, car tout universel est
le résultat dune abstraction. Or, , comme Dieu est
absolument simple, il nest pas possible den
abstraire quelque chose. Dieu ne se connaît donc pas lui-même.
5° Si Dieu avait science de lui-même, il
sintelligerait lui-même puisque intelliger est
plus simple que savoir et doit pour cela être davantage
attribué à Dieu. Or, Dieu ne sintellige pas. Il
na donc pas non plus science de lui-même. Preuve
de la mineure: saint Augustin dit à la q. 16 du Livre
des 83 questions que "tout ce qui s'intellige se
comprend." Or, seul ce qui est fini peut être
compris, ainsi quil ressort de ce que dit saint
Augustin au même endroit. Dieu ne sintellige donc
pas.
6° saint Augustin, au même endroit, fait le
raisonnement suivant: "Notre intellect ne veut pas
être infini, quand bien même il le pourrait, parce
quil veut être connu de lui-même." On en
déduit que ce qui veut se connaître ne veut pas être
infini. Or, Dieu veut être infini puisquil est
infini. En effet, sil était quelque chose qu'il ne
voudrait pas être, il ne serait pas souverainement
bienheureux. Il ne veut donc pas être connu de lui-même
et, par conséquent, il ne se connaît pas.
7° (Réponse: Bien que Dieu soit absolument infini et
veuille être absolument infini, il nest cependant
pas infini pour lui-même mais fini et il ne veut pas non
plus être infini pour lui-même en ce sens.) En sens
contraire: Comme il est dit au livre III de la Physique,
une chose est dite infinie lorsquon ne peut pas la
franchir et finie lorsquon peut la franchir. Or,
comme il est trouvé au livre VI de la Physique,
linfini ne peut être franchi ni par un être fini
ni par un être infini. Donc, Dieu, tout infini
quil soit, ne peut pas être fini pour lui-même.
8° Ce qui est bon pour Dieu est bon absolument. Donc, ce
qui est fini pour Dieu est aussi fini absolument. Or,
Dieu nest pas fini absolument. Il nest donc
pas non plus fini pour lui-même.
9° Dieu ne connaît que pour autant quil est en
rapport avec lui-même. Si donc il est fini pour lui-même,
il se connaîtra lui-même de façon finie. Or, Dieu
nest pas fini. Il se connaîtra donc autrement
quil nest et, par conséquent, il aura de lui-même
une connaissance fausse.
10° Parmi ceux qui connaissent Dieu, un tel le connaît
plus quun autre parce que la manière de connaître
de celui-ci lemporte sur la manière de connaître
de lautre. Or, Dieu se connaît infiniment plus que
ne le connaît quelquun dautre. La manière
dont il se connaît est donc infinie. Il se connaît donc
lui-même infiniment et, par conséquent, il nest
pas fini pour lui-même.
11° Au Livre des 83 questions, saint Augustin démontre
de la manière suivante que quelquun ne peut pas
connaître une chose plus quun autre: "Quiconque
connaît une chose autrement quelle est se trompe,
et quiconque se trompe ne connaît pas la chose sur
laquelle il se trompe. Donc quiconque connaît une chose
autrement quelle est, ne la connaît pas. Une chose
ne peut donc être connue que comme elle est." Puis
donc quune chose nest que dune seule
manière, tous la connaissent dune seule manière
et cest pourquoi personne ne connaît une chose
mieux quun autre. Si donc Dieu se connaissait lui-même,
il ne se connaîtrait pas plus que les autres ne le
connaissent et, dans ce cas, il y aurait un point sur
lequel la créature ségalerait au Créateur ce qui
est absurde.
En sens contraire:
Au ch. VII des Noms divins, saint Denis dit que "la
divine sagesse en se connaissant elle-même connaît
toutes les autres choses." Dieu se connaît donc
surtout lui-même.
Réponse:
Affirmer quune chose se connaît elle-même,
cest affirmer quelle est à la fois le
connaissant et le connu. Donc, pour voir de quelle
manière Dieu se connaît lui-même, il faut considérer
ce qui fait quune chose est connaissante et connue.
Il faut donc savoir quune chose est trouvée
parfaite de deux manières:
1° Premièrement, en raison de la perfection de son
être, lequel lui appartient en vertu de son espèce
propre. Mais lêtre spécifique dune chose
est distinct de lêtre spécifique dune autre
chose en toute chose créée, il y a, pour une perfection
de ce type, un manque par rapport la perfection absolue
proportionnel à la perfection quil y a dans les
autres espèces. Par conséquent, la perfection de
nimporte quelle chose considérée en elle-même
est imparfaite en tant quelle est une partie de la
perfection de lunivers tout entier, laquelle
résulte de la réunion des perfections des choses
singulières.
2° Aussi, pour qu'il y ait un remède à cette
imperfection, existe-t-il un autre type de perfection
dans les choses créées en tant que la perfection qui
est propre à une chose se retrouve dans une autre.
Cest la perfection du connaissant en tant
quil est connaissant, car une chose est connue du
connaissant pour autant quelle est elle-même de
quelque manière dans le connaissant.
Voilà pourquoi il est dit au livre III De lâme
que "lâme est de quelque manière toute chose",
car elle est de nature connaître toute chose. De cette
manière, il est possible que la perfection de
lunivers tout entier ciste dans une seule chose.
Aussi lultime perfection laquelle me peut parvenir
consiste-t-elle, daprès les philosophes, à ce que
soit reproduit en elle tout lordre de
lunivers et de ses causes. Ils en ont même fait la
fin dernière de lhomme qui, après nous,
consistera dans la vision de Dieu, car, daprès
Grégoire, "quy a-t-il que ne voient pas celui
qui voient celui qui voit toutes choses ?
Mais la perfection dune chose ne peut être dans
une autre chose avec lêtre déterminé
quelle avait dans la première. Pour quelle
soit de nature à être dans une autre chose, il faut
donc quelle soit considérée indépendamment de ce
qui est de nature à le déterminer. Etant donné que les
formes et les perfections des choses sont déterminées
par la matière, il sensuit quune chose est
connaissable pour autant quelle est séparée de la
matière. Il faut donc que ce en quoi est reçue cette
perfection de la chose soit, aussi, immatériel. Si, en
effet, il était matériel, la perfection serait reçue
en lui avec un être déterminé et par conséquent elle
ne serait pas en lui en tant quelle est
connaissable, cest-à-dire de telle manière que,
demeurant la perfection dune chose, elle soit de
nature à être dans une autre.
Les anciens philosophes qui ont posé que le semblable
était connu par le semblable se sont donc trompés
lorsquils en ont conclu que lâme qui
connaît toutes choses était matériellement constituée
de toutes ces choses, de sorte quelle connût la
terre par la terre, leau par leau et ainsi de
suite. Ils ont en effet pensé que la perfection de la
chose connue devait être dans le connaissant selon
quelle a un être déterminé dans sa nature propre.
Mais ce nest pas ainsi que la forme de la chose
connue est reçue dans le connaissant. Aussi le
Commentateur dit-il au livre III De lâme que les
formes ne sont pas reçues de la même manière dans
lintellect possible et dans la matière première,
car il faut que ce qui est reçu dans lintellect
connaissant le soit de façon immatérielle. Voilà
pourquoi nous voyons que la connaissance se réalise dans
les choses en fonction du degré dimmatérialité
quil y a en elles. En effet, les plantes et les
autres êtres qui leurs sont inférieurs ne peuvent rien
recevoir de façon immatérielle et cest pourquoi
ils sont privés de toute connaissance, comme il ressort
du livre II De lâme. Le sens, lui, reçoit bien
les espèces sans matière, mais il les reçoit cependant
avec les conditions de la matière. Quant à
lintellect, les espèces quil reçoit sont
dépouillées même des conditions de la matière.
Il y a aussi, de la même manière, un ordre dans les
choses connaissables. En effet, comme le dit le
Commentateur, les choses matérielles ne sont
intelligibles que parce que nous les rendons telles, car
elles ne sont intelligibles quen puissance et elles
sont rendues intelligibles en acte par la lumière de
lintellect agent comme les couleurs, elles aussi,
sont rendues visibles en acte par la lumière du soleil
En revanche, les choses immatérielles sont intelligibles
par elles-mêmes. Elles sont donc davantage connues par
nature, même si elles sont moins connues pour nous.
Puis donc que Dieu, du fait quil est entièrement
exempt toute potentialité, est au plus haut degré de
séparation davec la matière, il sensuit
quil est lui-même au plus haut point capable de
connaître et au plus haut point connaissable. Sa nature
est donc connaissable pour autant quil possède
lêtre réellement et, comme Dieu est pour autant
quil possède sa propre nature, il connaît aussi
pour autant quil la possède comme celui qui est au
plus haut degré connaissant. Aussi, Avicenne dit-il au
livre VIII de sa Métaphysique que Dieu "sintellige
et se saisit lui-même parce que sa quiddité
dépouillée (entendons de la matière) appartient à la
chose quil est lui-même ".
Solutions:
1° La trinité des personnes est due en Dieu aux
relations qui existent réellement en lui, cest-à-dire
aux relations lorigine. Or, la relation qui est
connotée dans laffirmation selon laquelle Dieu se
connaît lui-même nest pas une relation réelle
mais seulement une relation de raison. Chaque fois, en
effet, que le même est référé à lui-même, cette
relation nest pas quelque chose dans la réalité
mais nexiste que dans la raison puisquune
relation réelle exige deux termes.
2° Lexpression par laquelle on affirme que celui
qui se connaît revient à sa propre essence est une
expression métaphorique. En effet, comme on le démontre
au livre VII de la Physique, il ny a as de
mouvement dans l'intellection. Il ny a donc pas là
non plus, à proprement parler, de départ ou de retour.
Cependant, on lit quil y a là un processus ou un
mouvement dans la mesure où, partir dun objet
connaissable, on parvient à un autre. Cela se fait chez
nous au moyen dune sorte de discours en fonction
duquel il y a dans notre âme, lorsquelle se
connaît elle-même, me sortie et un retour. En effet,
dans un premier temps, lacte sortant de lâme
a pour terme lobjet puis, dans un second temps, l'âme
fait retour sur lacte et finalement sur la
puissance et lessence, étant donné que les actes
sont connus à partir des objets et les puissances par
les actes.
En revanche, dans la connaissance divine, ainsi
quon la dit précédemment il ny a pas
de discours, comme si Dieu parvenait à ce quil
ignore au moyen de ce quil connaît. On peut
cependant, du côté des objets, découvrir une sorte de
mouvement circulaire dans la connaissance de Dieu: en
connaissant sa propre essence, Dieu voit les autres
choses et en elles il voit la ressemblance de sa propre
essence. Il fait ainsi de quelque manière retour à son
essence, mais ce nest pas en connaissant sa propre
essence à partir des autres choses comme cétait
le cas pour notre âme.
Il faut cependant savoir que le retour à sa propre
essence ne signifie rien dautre dans le livre Des
causes que le fait pour une chose de subsister en elle-même.
En effet, les formes qui ne subsistent pas en elles-mêmes
sont répandues sur autre chose et ne sont daucune
manière recueillies en elles-mêmes. Au contraire, les
formes qui subsistent en elles-mêmes sont répandues sur
les autres choses pour les parfaire ou exercer sur elles
une influence mais de telle manière quelles
demeurent par soi en elles-mêmes. Cest de cette
manière que Dieu fait parfaitement retour à son essence
car, en même temps quil pourvoit à toute chose et
pour cela sort et va de quelque manière vers toute chose,
il demeure fixe en lui-même et ne se mélange pas au
reste.
3° La ressemblance qui est une relation réelle exige
que les termes soient distincts, mais pour celle qui
nest quune relation de raison il suffit
dune distinction de raison entre les termes
semblables.
4° Luniversel est intelligible parce quil
est séparé de la matière. Aussi les choses qui ne sont
pas séparées de la matière par lactivité de
notre intellect mais qui sont par elles-mêmes libres de
toute matière sont-elles connaissables au plus haut
degré. Dieu est donc connaissable au plus haut degré,
bien quil ne soit pas un universel.
5° Dieu à la fois a science de lui-même,
sintellige et se comprend lui-même bien
quabsolument parlant il soit infini. En effet, il
nest pas infini au sens privatif car, en ce sens,
la notion dinfini sapplique à la quantité
dont une partie fait suite à une autre partie et cela
jusquà linfini. Si donc il fallait
connaître la quantité sous laspect de son
infinité, cest-à-dire la connaître partie après
partie, on ne pourrait daucune manière la
comprendre, car on ne pourrait jamais arriver à la fin
puisquelle na pas de fin. Mais Dieu est dit
infini au sens négatif, cest-à-dire parce que son
essence nest pas limitée par quelque chose. En
effet, toute forme reçue en quelque chose reçoit une
limite correspondant au mode du récepteur. Puis donc que
lêtre divin nest pas reçu dans quelque
chose du fait quil est son propre être, son être
nest pas fini de ce point de vue et cest
pourquoi on dit que son essence est infinie. Et comme en
tout intellect créé la puissance cognitive est finie du
fait quelle est reçue en quelque chose, notre
intellect ne peut parvenir à connaître Dieu aussi
clairement quil est connaissable et pour cela il ne
peut pas le comprendre parce quil ne parvient pas
au bout de la connaissance de Dieu, ce qui est le sens de
comprendre, comme on la dit plus haut Par contre,
la puissance cognitive de Dieu étant infinie de la même
manière que son essence est infinie, sa connaissance a
une efficacité aussi grande que son essence. Voilà
pourquoi Dieu parvient à se connaître parfaitement. Et,
si on dit quil se comprend, ce nest pas que
cette compréhension fixerait une limite à lobjet
connu, mais cest à cause de la perfection de cette
connaissance à laquelle rien ne manque.
6° Notre intellect, étant par sa nature fini, ne peut
comprendre, cest-à-dire connaître parfaitement,
quelque chose dinfini. Par conséquent, une fois
supposée cette nature, largument de saint Augustin
est valable. Mais la nature de lintellect divin est
autre et cest pourquoi cet argument nest pas
concluant.
7° En rigueur de terme, Dieu nest à proprement
parler fini ni pour les autres ni pour lui-même. Mais on
dit quil est fini pour lui-même parce quil
est connu de lui-même à la manière dont quelque chose
de fini est connu par un intellect fini. En effet, de
même quun intellect fini peut parvenir au terme de
la connaissance dune chose finie, de même
lintellect de Dieu parvient au terme de la
connaissance de lui-même Quant à la définition de
linfini comme infranchissable, elle concerne
linfini pris au sens privatif, qui na rien à
voir ici.
8° Si une chose, comparée à Dieu, mérite un attribut
désignant une perfection dans lordre quantitatif,
elle le mérite absolument. Par exemple, si elle est
grande comparée à Dieu, il sensuit quelle
est grande absolument. Mais cette inférence nest
pas valable pour les attributs qui désignent une
imperfection. En effet, si une chose, comparée à Dieu,
est petite, il ne sensuit pas quelle soit
petite absolument, car, comparées à Dieu, toutes les
choses ne sont rien et cependant elles ne sont pas rien
absolument Donc, ce qui est bon comparé à Dieu est bon
absolument mais ce qui est fini pour Dieu nest pas
nécessairement fini absolument, car être fini relève
dune sorte dimperfection alors que le bien
désigne une perfection. Dans les deux cas cependant, ce
qui mérite tel attribut au jugement de Dieu, le mérite
absolument.
9° La proposition "Dieu se connaît lui-même de
façon finie" peut avoir deux sens:
En un premier sens, le mode fini se rapporte à la chose
connue. La proposition signifie alors que Dieu connaît
quil est fini et, en ce sens, elle est fausse car,
dans ce cas, la connaissance de Dieu serait fausse.
En un second sens, le mode fini se rapporte au
connaissant. Dans ce cas, la proposition peut encore
avoir deux sens. En un premier sens, lexpression
"de façon finie" ne signifie rien dautre
que " parfaitement": connaît de façon finie
celui qui parvient au terme de la connaissance. En ce
sens Dieu se connaît lui-même de façon finie En un
second sens, lexpression "de façon finie"
porte sur lefficacité de la connaissance. De ce
point de vue, Dieu se connaît de façon infinie parce
que sa connaissance est infiniment efficace. Cependant,
le fait que Dieu soit fini pour lui-même au sens que
lon vient de dire ne permet pas de conclure
quil se connaît de façon finie, si ce est
au sens où on vient de dire que cétait vrai.
10° Cet argument est valable dans la mesure où
lexpression "de façon finie" porte sur
lefficacité de la connaissance et il est clair que,
dans ce cas, Dieu ne se connaît pas de façon finie.
11° Lorsque nous affirmons quun tel connaît plus
quun autre, cela peut avoir deux sens.
En un premier sens, "plus" porte sur mode de la
chose connue. Dans ce cas, aucun des connaissants en
connaît plus quun autre sur la chose connue en
tant quelle est connue. En effet, quiconque
attribue la chose connue plus ou moins que ne comporte la
nature de celle-ci se trompe et ne connaît pas.
En un second sens, "plus" peut se rapporter au
mode du connaissant. Dans ce cas, un tel connaît plus
quun autre parce quil connaît avec plus de
pénétration que celui-ci, comme l'ange par rapport
lhomme et Dieu par rapport lange, et cela
cause dune plus grande puissance de connaître.
Il faut faire la même distinction pour lexpression
"connaître la chose autrement quelle est
" qui entre dans la preuve. Si, en effet, "autrement"
qualifie la chose connue, aucun connaissant ne connaît
la chose autrement quelle est, car ce serait
connaître que chose est autrement quelle est. Mais
sil qualifie le connaissant, alors il est vrai que
tout connaissant connaît la réalité matérielle
autrement quelle est, car la chose qui a une
existence matérielle est connue que de façon
immatérielle.
.
ARTICLE 3: Dieu connaît-il les choses autres que lui?
Objections:
Il semble que non.
1° Le connu est la perfection du
connaissant. Or, rien dautre que Dieu lui-même ne
peut être la perfection de Dieu, sinon il y aurait
quelque chose de plus noble que Dieu. Rien dautre
que Dieu ne peut donc être connu par Dieu.
2° (Réponse: Une chose ou une créature, en tant
quelle est connue de Dieu, ne fait quun avec
lui.) En sens contraire: Une créature ne fait quun
avec Dieu quen tant quelle est en lui. Si
donc Dieu ne connaît la créature quen tant
quelle ne fait quun avec lui, il ne
connaîtra la créature quen tant quelle est
en lui. Par conséquent, il ne la connaîtra pas dans sa
nature propre.
3° Si lintellect divin connaît la créature, il
la connaît soit par son essence soit par quelque chose
dautre qui lui est extérieur. Sil la
connaissait par un médium extérieur et différent de
lui, il sensuivrait, du fait que tout médium par
lequel on connaît est la perfection du connaissant (le
médium est, en effet, la forme du connaissant en tant
que connaissant, comme on le voit pour lespèce de
la pierre dans la pupille), que quelque chose
dextérieur Dieu serait sa perfection, ce qui est
absurde. Mais sil connaît la créature au moyen de
son essence, il sensuivra, du fait que son essence
est autre chose que la créature, quil connaîtra
lune partir de lautre. Or tout intellect qui
connaît une chose partir dune autre est un
intellect discursif et raisonneur Il y a donc un discours
dans lintellect divin et, dans ce cas, celui-ci
sera imparfait ce qui est absurde.
4° Le médium par lequel une chose est connue doit être
proportionné à ce qui est connu par lui Or,
lessence divine nest pas proportionnée à la
créature puisquelle la dépasse à l'infini et
quil ny a pas de proportion entre le fini et
linfini. Dieu ne peut donc pas connaître la
créature en connaissant son essence.
5° Au livre XI de la Métaphysique, le Philosophe prouve
que Dieu se connaît seulement lui-même Or, "
seulement " signifie la même chose que "pas
avec un autre." Dieu ne connaît donc pas
dautres choses que lui.
6° Si Dieu connaît dautres choses que lui, alors
quil se connaît déjà lui-même, il se connaîtra
donc lui-même et connaîtra les autres choses soit par
la même raison formelle soit par des raisons formelles
différentes. Si cest par la même raison formelle,
il sensuit, puisquil se connaît lui-même
par son essence, quil connaîtra aussi les autres
choses par leur essence, ce qui est impossible Si
cest par des raisons formelles différentes, on en
arrivera, puisque la connaissance du connaissant dépend
de la raison formelle par laquelle il connaît à trouver
de la multiplicité et de la diversité dans la
connaissance de Dieu, ce qui répugne à la simplicité
divine. Dieu ne connaît donc daucune manière la
créature.
7° La distance entre la créature et Dieu est plus
grande que celle entre la personne du Père et la nature
de la déité. Or, ce nest pas par la même raison
formelle que Dieu connaît quil est Dieu et
quil est Père. En effet, dans la proposition
"Il connaît quil est Père" est incluse
la notion de Père qui nest pas incluse dans la
proposition "Il connaît quil est Dieu."
A bien plus forte raison, si Dieu connaît la créature,
ce sera par des raisons formelles différentes quil
se connaîtra lui-même et quil connaîtra la
créature, ce qui est absurde, comme on la prouvé.
8° Les principes de lêtre et du connaître sont
les mêmes. Or, comme le dit saint Augustin ce nest
pas par le même principe que le Père est Père et
quil est Dieu. Ce nest donc pas par le même
principe que le Père connaît quil est Père et
connaît quil est Dieu. A bien plus forte raison
nest-ce pas par le même principe quil se
connaît et quil connaît la créature, sil
est vrai quil connaît la créature.
9° La connaissance est lassimilation du
connaissant à la chose connue Or, la ressemblance entre
Dieu et la créature est très réduite puisque la
distance entre eux est très grande Dieu a donc une
connaissance très réduite ou nulle des créatures.
10° Tout ce que Dieu connaît, il le voit. Or, comme le
dit saint Augustin dans le Livre des 83 questions. Dieu
ne voit rien en dehors de lui. Il ne connaît donc rien
en dehors de lui.
11° Le rapport de la créature à Dieu est identique à
celui du point à la ligne. Aussi Trismégiste a-t-il dit
que "Dieu est une sphère intelligible dont le
centre est partout et la circonférence nulle part",
le centre désignant, comme lexplique Alain, la
créature. Or, la ligne ne perd rien de sa quantité si
on lui retire un point. Dieu ne perd donc rien non plus
de sa perfection si on lui soustrait la connaissance de
la créature. Or, tout ce qui est en Dieu appartient à
sa perfection puisque rien nest en lui de façon
accidentelle. Dieu na donc pas connaissance des
créatures.
12° Tout ce que Dieu connaît, il le connaît de toute
éternité parce que sa science ne varie pas. Or, tout ce
quil connaît est de létant puisquil
ny a de connaissance que de létant. Tout ce
que Dieu connaît a donc existé de toute éternité. Or,
aucune créature na existé de toute éternité.
Dieu ne connaît donc aucune créature.
13° Tout ce qui est parfait par quelque chose
dautre a en soi une puissance passive par rapport
à cette chose car la perfection est comme la forme de ce
qui est parfait. Or, Dieu na pas en lui de
puissance passive. Celle-ci est, en effet, principe de
changement, lequel est étranger à Dieu. Dieu nest
donc pas parfait par quelque chose dautre que lui.
Or la perfection du connaissant dépend du connaissable,
car la perfection du connaissant réside en ce quil
connaît en acte, cest-à-dire le connaissable.
Dieu ne connaît donc pas autre chose que soi.
14° Comme il est dit au livre IV de la Métaphysique
"ce qui meut est par nature antérieur a ce qui est
mû." Or, de même que le sensible meut le sens,
ainsi quil est dit au même endroit, de même
lintelligible meut lintellect. Donc, si Dieu
intelligeait quelque chose dautre que lui, il
sensuivrait que quelque chose lui serait antérieur,
ce qui est absurde.
15° Tout ce qui est connu produit un certain plaisir
dans le connaissant. Aussi est-il dit au début de la
Métaphysique, selon la version de certains livres, que
"tous les hommes ont par nature le désir de savoir
et le signe en est le plaisir des sens." Si donc
Dieu connaissait quelque chose dautre que lui-même,
cette autre chose serait cause de plaisir en lui, ce qui
est absurde.
16° Une chose nest connue que dans la mesure où
elle est un étant. Or, la créature a davantage de non-être
que dêtre, comme il ressort de ce que dit Ambroise
et de nombreuses paroles des saints Pères. La créature
est donc pour Dieu davantage inconnue que connue.
17° Une chose nest saisie que pour autant
quelle a raison de vrai, tout comme elle nest
désirée que pour autant quelle a raison de bien.
Or, les créatures visibles sont comparées dans Ecriture
au mensonge, ainsi quil ressort de Si 24, 2: "Celui
qui prête attention aux visions mensongères est comme
celui qui saisit le vent et poursuit le feu." Les
créatures sont donc pour Dieu avantage inconnues que
connues.
18° (Réponse: La créature nest appelée un non-être
que par rapport à Dieu.) En sens contraire: La créature
nest connue de Dieu quen tant quelle
est en rapport avec lui. Si, par conséquent, la
créature, en tant quelle est en rapport avec Dieu,
est mensonge, non-être et donc inconnaissable, elle ne
pourra en aucune manière être connue de Dieu.
19° Rien nest dans lintellect qui ne soit
dabord dans le sens Or, il ny a pas à poser
en Dieu de connaissance sensible, puisque celle-ci est
matérielle. Dieu nintellige donc pas les choses
créées puisquelles ne sont pas dabord dans
le sens.
20° Les choses sont surtout connues par leurs causes et
tout spécialement par les causes qui constituent leur
être. Or, parmi les quatre causes, la cause efficiente
et la fin sont les causes du devenir de la chose tandis
que la forme et la matière sont les causes de son être
puisquelles entrent dans sa constitution. Or, Dieu
est seulement cause efficiente et cause finale des choses.
Ce quil connaît des créatures est donc très
réduit.
En sens contraire:
1° He 4, 13: "Toutes choses sont nues et à
découvert à ses yeux ".
2° Dès que lun des termes dune relation est
connu, lautre lest aussi. Or, le principe et
ce qui dépend du principe sont des termes relatifs. Puis
donc que Dieu est le principe des choses par son essence,
en connaissant son essence, il connaît les créatures.
3° Dieu est tout-puissant. Pour la même raison il doit
donc être dit omniscient. Il connaît donc non seulement
les choses dont on peut jouir mais aussi celles dont on
se sert.
4° Anaxagore a posé que lintellect "est sans
mélange afin de connaître toutes choses" et le
Philosophe len félicite au livre III De
lâme. Or, lintellect divin est au plus haut
degré sans mélange et pur. Il connaît donc toutes
choses au plus haut degré, pas seulement lui-même mais
aussi les autres.
5° Plus une substance est simple, plus nombreuses sont
les formes quelle comprend. Or Dieu est une
substance absolument simple. Il comprend donc les formes
de toutes les choses. Il connaît donc toutes les choses
et pas seulement lui-même.
6° Daprès le Philosophe, "la cause
dune perfection la possède elle-même davantage
que son effet." Or Dieu est pour tous ceux qui
connaissent la cause de la connaissance des créatures.
Il est, en effet, "la lumière qui illumine tout
homme venant en ce monde" (Jean 1, 9). Il connaît
donc lui-même au plus haut degré les créatures.
7° Comme saint Augustin le prouve au livre De la
Trinité, rien nest aimé sil nest
connu. Or, Dieu "aime toutes les choses qui ont
" (Sg 11, 25). Il connaît donc aussi toute chose.
8° Il est dit dans le Psautier: "Celui qui a formé
loeil ne voit-il pas?" et on attend une
réponse positive. Donc, Dieu qui a tout fait considère
et connaît tout.
9° Il est dit ailleurs dans le Psautier: "Celui qui
a formé le coeur le chacun deux, qui connaît
toutes leurs oeuvres." Or, il sagit de Dieu,
lequel forme les coeurs. Il connaît donc les oeuvres des
hommes et, par conséquent, connaît dautres choses
que lui.
10° On obtient la même conclusion à partir de ce qui
est dit ailleurs dans le Psautier: "Lui qui a fait
les cieux avec intelligence." Dieu connaît donc par
lintelligence les cieux quil a créés.
11° Dès que la cause, surtout la cause formelle, est
connue, leffet st connu Or, Dieu est la cause
formelle exemplaire des créatures. Puis donc quil
se connaît lui-même, il connaîtra aussi es créatures.
Réponse:
Il faut accorder sans hésitation que Dieu non seulement
se connaît lui-même mais quil connaît aussi
toutes les autres choses. On peut le prouver de la façon
suivante: Tout ce qui tend naturellement vers autre chose
doit tenir cela de quelque chose qui le dirige vers cette
fin sinon cest par hasard quil y tendrait Or,
nous découvrons dans les choses de la nature un appétit
naturel par lequel chaque chose tend vers sa fin. Il faut
donc poser au-dessus de toutes les choses de la nature un
intellect qui a ordonné les choses de la nature à leurs
fins et qui a mis en elles une inclination ou un appétit
naturel. Or une chose ne peut être ordonnée à une fin
que si elle-même est connue en même temps que la fin à
laquelle elle doit être ordonnée. Il est donc
nécessaire quil y ait dans lintellect divin,
qui est à lorigine les natures des choses et de
lordre naturel dans les choses, la connaissance des
choses de la nature. Cest la preuve que,
daprès Maimonide, le Psalmiste suggère
lorsquil dit: "Lui qui formé loeil, ne
considère-t-il pas ?" Cela revient à dire: "Lui
qui a fait loeil ainsi proportionné à sa fin, qui
est son acte, cest-à-dire la vision, ne considère-t-il
pas la nature de loeil ?"
Mais il faut aller plus loin et voir de quelle manière
Dieu connaît les créatures. Il faut donc savoir ceci:
Puisque tout agent agit en tant quil est en acte il
est nécessaire que ce qui est produit par un agent soit
de quelque manière dans cet agent. De là vient que tout
agent produit quelque chose de semblable à lui. Or, tout
ce qui est dans autre chose y est selon le mode de ce qui
reçoit. Si donc le principe actif est matériel, son
effet est en lui de manière pour ainsi dire matérielle
parce quil est comme dans une sorte de puissance
matérielle. Mais si le principe actif est immatériel,
son effet, lui aussi, sera en lui de façon immatérielle.
Or, on a dit plus haut quune chose était connue
dune autre dans la mesure où elle était reçue en
celle-ci dune façon immatérielle. De là vient
que les principes actifs matériels ne connaissent pas
leurs effets, puisque leurs effets ne sont pas en eux en
tant quils sont connaissables. En revanche, les
effets des principes actifs immatériels sont en eux en
tant quils sont connaissables, puisquils y
sont de façon immatérielle. Tout principe actif
immatériel connaît donc son effet. Cest la raison
pour laquelle il est dit au livre Des causes que "lintelligence
connaît ce qui est sous elle dans la mesure où elle en
est la cause." Puis donc que Dieu est principe actif
immatériel des choses, il sensuit quil y a
en lui connaissance des choses.
Solutions:
1° Le connu nest pas la perfection du connaissant
par la chose même qui est connue -celle-ci est, en effet,
hors du connaissant -mais par la similitude de cette
chose par laquelle celle-ci est connue, car la perfection
est dans ce qui est parfait et ce nest as la pierre
mais la similitude de la pierre qui est dans lâme.
Mais la similitude de la chose intelligée est dans
lintellect de deux manières: 1. elle y est tant
comme autre chose que le connaissant lui-même; 2.
tantôt elle y est comme lessence même du
connaissant, comme, par exemple, lorsque notre intellect
en se connaissant lui-même connaît les autres
intellects dans la mesure où il est lui-même leur
similitude. En revanche, la similitude de la pierre
existant dans lintellect nest pas
lessence même de lintellect. Bien au
contraire, elle est reçue en lui pour ainsi dire comme
une forme dans la matière Or, cette forme qui est autre
chose que lintellect, tantôt se rapporte à la
chose dont elle est la similitude comme sa cause, ainsi
quon le voit pour intellect pratique dont la forme
est la cause de la chose produite, mais tantôt elle en
est leffet, ainsi quon le voit pour notre
intellect spéculatif qui reçoit des choses sa
connaissance. Chaque fois, donc, que lintellect
connaît une chose au moyen dune similitude qui
nest pas lessence du connaissant, il est
parfait par quelque chose dautre que lui. Mais si
cette similitude est cause de cette chose,
lintellect sera parfait seulement par la similitude
et aucune manière par la chose dont elle est la
similitude Par exemple, ce nest pas la maison qui
est la perfection de lart mais c'est plutôt
linverse. En revanche, si cette similitude est
leffet de la chose, la chose, elle aussi, sera de
quelque manière la perfection de lintellect. Elle
le sera à titre dagent tandis que sa similitude le
sera à titre de forme. Par contre, lorsque la similitude
de la chose connue est lessence même du
connaissant, lintellect nest pas parfait par
quelque chose dautre que lui, sauf peut-être du
point de vue de lagent dans le cas où son essence
est produite par un autre. Puis donc que lintellect
divin na pas une science causée par les choses,
que la similitude de la chose par laquelle il connaît
les choses nest pas autre chose que son essence et
que son essence nest pas causée par un autre, le
fait que Dieu connaisse les autres choses
nentraîne daucune manière que son intellect
soit parfait par autre chose.
2° Dieu ne connaît pas les choses seulement en tant
quelles sont en lui, si lexpression "en
tant que" se rapporte à la connaissance du côté
de lobjet connu. En effet, Dieu connaît dans les
choses non seulement lêtre quelles ont en
lui-même en tant quelles ne font quun avec
lui mais aussi lêtre quelles ont hors de lui
en tant quelles sont différentes de lui. Mais si
lexpression "en tant que" détermine la
connaissance du côté du connaissant, alors il est vrai
que Dieu ne connaît les choses quen tant
quelles sont en lui-même. Il les connaît, en
effet, à partir de la similitude de la chose qui,
existant en lui, sidentifie à lui-même.
3° Dieu connaît les créatures parce quelles sont
en lui. Or, leffet existant dans une cause
efficiente quelle quelle soit nest pas autre
chose que cette cause, sil sagit de ce qui
est cause par soi. Ainsi, par exemple, la maison dans
lart nest pas autre chose que lart lui-même.
Cest que leffet est dans le principe agent
parce que celui-ci rend leffet semblable à lui et
cela en vertu de ce même par quoi il agit. Si donc un
principe agent agit par sa forme seulement, son effet est
en lui pour autant quil possède cette forme et il
ne sera pas en lui distinct de sa forme. Pareillement,
puisque Dieu agit par son essence, son effet en lui ne
sera pas distinct de son essence, mais ils ne feront
absolument quun. Voilà pourquoi ce par quoi Dieu
connaît son effet nest pas autre chose que son
essence.
Cependant, le fait que Dieu connaisse son effet en
connaissant son essence nentraîne pas
lexistence dun discours dans son intellect En
effet, on dit quun intellect passe discursivement
dune chose à une autre seulement lorsquil
appréhende lune et lautre par des actes
différents. Par exemple, lintellect humain
appréhende la cause et leffet par des actes
différents; aussi dit-on, lorsquil connaît
leffet par la cause, quil passe
discursivement de la cause à leffet. Mais lorsque
ce nest pas par des actes différents que la
puissance cognitive se porte vers le médium de la
connaissance et vers la chose connue, il ny a pas
de discours dans la connaissance. Par exemple, lorsque la
vue connaît une pierre au moyen de lespèce de
cette pierre existant en elle, ou lorsquelle
connaît la chose qui est réfléchie dans le miroir au
moyen du miroir, on ne dit pas quelle discourt, car
cest pour elle la même chose de se porter vers la
similitude de la chose et vers la chose qui est connue au
moyen de cette similitude. Or, Dieu connaît ses effets
par son essence à la manière dont la chose elle-même
est connue au moyen de sa similitude. Voilà pourquoi
cest par une seule connaissance quil se
connaît lui même et quil connaît les autres
choses, comme laffirme aussi saint Denis au ch. VII
des Noms divins, lorsquil dit: "Dieu na
donc pas une connaissance propre de lui-même et une
autre connaissance, commune celle-là, qui comprendrait
tous les existants." Il ny a donc aucun
discours dans son intellect.
4° Il y a deux manières pour une chose dêtre
dite proportionnée une autre.
Premièrement, parce quon envisage un rapport
direct entre les deux choses, comme lorsque nous disons
que quatre est proportionné à deux parce quil
entretient avec deux un rapport de double.
Elle lest, deuxièmement, par manière de
proportionnalité, comme lorsque nous disons que six et
huit sont proportionnés parce que, de même que six est
le double de trois, de même huit est le double de quatre.
La proportionnalité est, en effet, une similitude de
rapport. Et comme dans tout rapport direct la relation
entre les termes qui sont dits en rapport vient de que
lun dépasse lautre selon une mesure
déterminée, il est impossible que linfini soit
proportionné au fini par manière de rapport direct. Par
contre, pour les choses qui sont dites proportionnées
selon un rapport de proportionnalité, on ne considère
pas leur relation mutuelle mais seulement la similitude
de la relation entre deux termes et deux autres. Dans ce
cas, rien n'empêche que linfini soit proportionné
au fini, car de même quun être fini est égal à
un autre être fini, de même un infini est égal à un
autre infini. Cest de cette manière quil
faut que le médium soit proportionné à ce qui est
connu par lui: le rapport du médium au fait de
démontrer quelque chose est identique au rapport de ce
qui est connu par lui au fait dêtre démontré.
Rien n'empêche donc que lessence divine soit le
médium par lequel la créature est connue.
5° Il y a deux manières pour une chose dêtre
intelligée.
Premièrement, en elle-même, lorsque la puissance de
celui qui voit est informée par la chose intelligée ou
connue elle-même.
Deuxièmement, une chose est vue en autre chose et, dès
que celle-ci est connue, la première lest aussi.
Donc, Dieu ne connaît en lui-même que lui-même et il
ne connaît pas les autres choses en elles-mêmes mais en
connaissant sa propre essence. Cest pour cela que
le Philosophe a dit que Dieu ne connaissait que lui-même
Laffirmation de saint Denis au ch. VII des Noms
divins selon laquelle "Dieu connaît les existants
non pas dune science dont ils seraient lobjet,
mais dune science dont il est lui-même
lobjet" s'y accorde bien.
6° Si lon envisage la raison formelle de la
connaissance du côté du connaissant, alors Dieu se
connaît lui-même et connaît les autres choses par la
même raison formelle, car le connaissant, lacte de
connaissance et le médium de la connaissance
sidentifient. Mais, si on lenvisage du côté
de la chose connue, alors ce nest pas par la même
raison formelle que Dieu se connaît lui-même et
connaît les autres choses. En effet, son rapport au
médium par lequel il connaît nest pas le même
que celui des autres choses, car lui-même
sidentifie par essence à ce médium tandis que les
autres choses ne sy identifient que par
ressemblance. Voilà pourquoi il se connaît lui-même
par essence alors quil connaît les autres choses
par similitude. Toutefois, cest la même chose qui
est son essence et la similitude des autres choses.
7° Du côté du connaissant, la connaissance par
laquelle Dieu connaît quil est Dieu est absolument
la même que celle par laquelle il connaît quil
est Père, mais, du côté du connu, le principe de la
connaissance nest pas le même. En effet, il
connaît quil est Dieu par sa déité et quil
est Père par sa paternité. Or, du point de vue de notre
manière de connaître celle-ci nest pas la même
chose que la déité, bien quelles ne fassent
quun en réalité.
8° Ce qui est principe dêtre est aussi, du côté
de la chose connue, principe de connaissance, car
cest par ses principes que la chose connaissable.
Mais ce par quoi la chose est connue est, du côté du
connaissant, la similitude de la chose ou de ses
principes. Or, cette similitude nest pas principe
dêtre pour la chose elle-même, sauf peut-être
dans la connaissance pratique.
9° La ressemblance de deux choses entre elles peut être
considérée deux manières. Premièrement, du point de
vue de la communauté de nature. Une telle ressemblance
nest pas requise entre le connaissant et le connu.
Bien au contraire, nous voyons parfois que plus une telle
ressemblance est réduite, plus la connaissance est
profonde. Par exemple, la similitude qui est dans l'intellect
ressemble moins à la pierre que celle qui est dans le
sens puisquelle est davantage éloignée de la
matière et pourtant l'intellect connaît de manière
plus profonde que le sens. Deuxièmement, elle peut être
considérée du point de vue de la représentation et
cest une telle ressemblance qui est requise entre
le connaissant et le connu. Donc, bien que la
ressemblance de la créature à Dieu soit très réduite
du point de vue de la communauté de nature, il y a
cependant une très grande ressemblance du fait que
lessence divine représente la créature de la
façon la plus expressive Voilà pourquoi la manière
dont l'intellect divin connaît la chose est la meilleure.
10° Lorsquon dit que Dieu ne voit rien hors de lui-même,
il faut l'entendre de ce en quoi il voit et non de ce
quil voit. En effet, ce en quoi Dieu voit toutes
choses est en lui-même.
11° Bien quune ligne ne perde rien de sa quantité
si on ne lui retire un point en acte, la substance de la
ligne périra si on retire à la ligne la propriété
davoir un point pour terme. Il en va de même aussi
pour Dieu. Dieu ne perd rien dans lhypothèse où
sa créature nexiste pas mais sa perfection périt
si on lui supprime le pouvoir de produire la créature.
Or, Dieu ne connaît pas les choses seulement en tant
quelles sont en acte, mais aussi en tant qu'elles
sont dans sa puissance.
12° Bien quil ny ait de connaissance que de
létant, il nest pas nécessaire que ce qui
est connu soit, au moment où il est connu, un étant
existant dans sa nature propre. De même, en effet, que
nous connaissons des choses distantes par lespace,
de même nous connaissons des choses distantes par le
temps, comme on le voit pour les choses passées. Il
ny a donc pas dinconvénient à admettre que
Dieu a une connaissance éternelle des choses non-éternelles.
13° Le nom de "perfection", sil est pris
au sens strict, ne peut être attribué à Dieu, car seul
ce qui est fait peut être parfait Mais, en Dieu, le nom
de "perfection" est pris plutôt en un sens
négatif que positif: il est dit parfait parce quil
ne lui manque rien du tout et non parce quil y a en
lui quelque chose qui serait en puissance par rapport à
la perfection et qui serait parfait par quelque chose qui
serait son acte. Il ny a donc pas en Dieu de
puissance passive.
14° Lintelligible et le sensible ne meuvent le
sens ou lintellect que dans la mesure où la
connaissance sensible ou intellectuelle est reçue des
choses. Or, ce nest pas le cas pour la connaissance
divine. Largument nest donc pas valable.
15° Daprès le Philosophe aux livres VII et X de
lEthique, le plaisir de lintellect résulte
dune opération qui lui convient. Aussi y est-il
dit que Dieu "se réjouit dune opération
unique et simple." Un intelligible est donc cause de
plaisir pour lintellect dans la mesure où il est
cause de son opération cest-à-dire où il produit
dans lintellect sa similitude par laquelle est
informée lopération de lintellect. Il est
donc clair que la chose qui est intelligée nest
cause de plaisir dans lintellect que lorsque la
connaissance de lintellect est reçue des choses.
Or, ce nest pas le cas pour lintellect divin.
16° Lêtre au sens absolu sentend du seul
être divin Il en va de même pour le bien et cest
la raison pour laquelle il est dit en Mt 19, 17: "Personne
nest bon que Dieu seul." Donc, plus une
créature sapproche de Dieu, plus elle a
dêtre, tandis que plus elle sen éloigne,
plus elle a de non-être. Et comme la créature ne
sapproche de Dieu que dans la mesure où elle a
part à un être fini mais quelle reste à une
distance infinie, on dit quelle possède plus de
non-être que dêtre. Cependant, cet être
quelle possède, puisquil vient de Dieu, est
connu de Dieu.
17° Il faut répondre de manière semblable. En effet,
la créature visible na de vérité que pour autant
quelle sapproche de la vérité première,
tandis que, comme le dit aussi Avicenne elle est
affectée de fausseté pour autant quelle sen
éloigne.
18° Il y a deux manières pour une chose de se rapporter
à Dieu. Soit en vertu dun rapport de
commensuration et, dans ce cas, la créature par rapport
à Dieu se manifeste comme un néant; Soit en vertu
dune conversion vers Dieu dont elle a reçu
lêtre et, de cette manière seulement, elle a un
être par lequel elle est en rapport avec Dieu et, par
conséquent, elle est aussi connaissable par Dieu.
19° Cette affirmation sapplique à notre intellect
qui reçoit des choses sa science. La chose, en effet,
passe graduellement de sa matérialité à
limmatérialité de lintellect par
lintermédiaire de limmatérialité du sens
Voilà pourquoi il est nécessaire que ce qui est dans
notre intellect ait dabord été dans le sens. Mais
cela na pas de raison dêtre pour
lintellect divin.
20° Il est vrai, comme le dit Avicenne quun agent
naturel nest cause que du devenir. Le signe en est
quune fois quil est détruit lêtre de
la chose ne cesse pas mais seulement son devenir.
Cependant, lagent divin qui communique lêtre
aux choses est pour toute chose cause de lêtre,
bien quil nentre pas dans la constitution des
choses. Il est toutefois la similitude des principes
essentiels qui entrent dans la constitution de la chose.
Voilà pourquoi il connaît non seulement le devenir de
la chose mais aussi son être et ses principes essentiels.
.
ARTICLE 4: Dieu a-t-il une connaissance certaine et
déterminée des choses?
.
On se demande, quatrièmement, si Dieu a une connaissance
propre et déterminée des choses. Il semble que non.
Objections:
1° Comme le dit Boèce, "une chose est universelle
lorsquelle est intelligée et singulière lorsque
elle est sentie." Or, il ny a pas en Dieu de
connaissance sensible, mais seulement la connaissance
intellectuelle. Dieu na donc quune
connaissance universelle des choses.
2° Si Dieu connaît les créatures, il les connaît soit
au moyen dun seul principe, soit au moyen de
plusieurs. Si cest au moyen de plusieurs, sa
science en est rendue multiple, même du côté du
connaissant, car ce par quoi on connaît est dans le
connaissant. Si, en revanche, cest au moyen
dun seul principe, étant donné quon ne peut
avoir au moyen dun seul principe la connaissance
distincte et propre de plusieurs choses, il semble que
Dieu nait pas une connaissance propre des choses.
3° De même que Dieu est cause des choses parce
quil leur communique lêtre, de même le feu
est cause des corps chauds parce quil leur
communique la chaleur. Or, si le feu se connaissait lui-même,
en connaissant sa chaleur il ne connaîtrait les autres
choses que dans la mesure où elles sont chaudes. Donc,
en connaissant son essence, Dieu ne connaît les autres
choses que dans la mesure où elles sont des étants. Or,
ce nest pas là avoir une connaissance propre des
choses mais une connaissance universelle au plus haut
degré. Dieu na donc pas une connaissance propre
des choses.
4° On ne peut avoir la connaissance propre dune
chose quau moyen dune espèce qui ne
contienne rien de plus ou de moins que ce quil y a
dans la chose. En effet, de même que la couleur verte
serait imparfaitement connue au moyen dune espèce
inférieure à elle, comme le noir, de même elle le
serait aussi au moyen dune espèce supérieure
comme le blanc en qui se réalise le plus parfaitement la
nature de la couleur, si bien que, comme il est dit au
livre X de la Métaphysique, la blancheur est la mesure
de toutes les couleurs Or autant lessence divine
surpasse la créature, autant la créature est imparfaite
par rapport à Dieu. Puis donc que lessence divine
ne peut daucune manière être connue de façon
propre et complète au moyen de la créature, la
créature ne pourra pas non plus être connue de façon
propre au moyen de lessence divine. Or, Dieu ne
connaît la créature que par son essence. Il na
donc pas des créatures une connaissance propre.
5° Tout médium qui produit la connaissance propre
dune chose peut être utilisé comme moyen terme
dans la démonstration dont cette chose est la conclusion.
Or, lessence divine ne joue pas ce rôle par
rapport à la créature, sinon les créatures
existeraient depuis quexiste lessence divine.
Donc, Dieu, en connaissant les créatures au moyen de son
essence, na pas une connaissance propre des choses.
6° Si Dieu connaît la créature, il la connaît soit
dans sa nature propre, soit dans une idée. Si cest
dans sa propre nature, alors la nature propre de la
créature est le médium par lequel Dieu connaît la
créature. Or le médium de connaissance est la
perfection du connaissant. La nature de la créature sera
donc la perfection de lintellect divin, ce qui est
absurde. Mais sil connaît la créature dans une
idée, lidée étant plus éloignée de la chose
que les principes essentiels ou accidentels de celle-ci,
Dieu aura de la chose une connaissance moindre que celle
qui sobtient au moyen de ses principes essentiels
ou accidentels. Or, toute connaissance propre dune
chose sobtient soit au moyen de ses principes
essentiels, soit au moyen de ses principes accidentels,
car, ainsi quil est dit au livre I De lâme,
même "les accidents contribuent pour une grande
part à la connaissance de ce quest une chose."
Dieu na donc pas une connaissance propre des choses.
7° On ne peut obtenir par un médium universel la
connaissance propre de quelque chose de particulier. Par
exemple, on ne peut obtenir au moyen de lanimalité
une connaissance propre de lhomme. Or,
lessence divine est un médium universel au plus
haut degré; car elle se rapporte de façon commune à
toutes les choses à connaître. Dieu ne peut donc avoir
une connaissance propre des créatures.
8° La connaissance dépend du médium de la connaissance.
Une connaissance propre ne sobtiendra donc que par
un médium propre. Or, lessence divine ne peut pas
être le médium propre pour connaître telle créature
déterminée, car, si elle était le médium propre pour
connaître celle-ci, elle ne le serait plus pour cette
autre. Ce qui, en effet, appartient à cette chose-ci et
à cette chose-là est commun à lune et
lautre et nest donc propre ni à lune
ni à lautre. Donc, Dieu, qui connaît les
créatures au moyen de son essence, na pas
delles une connaissance propre.
9° saint Denis dit au ch. VII des Noms divins que Dieu
connaît "les choses matérielles sur un mode
immatériel et les choses multiples sur le mode de
lunité." ou encore les choses distinctes de
façon indistincte. Or, la nature de la connaissance
divine dépend de la manière dont Dieu connaît les
choses. Dieu a donc une connaissance indistincte des
choses et, par conséquent, il ne connaît pas en propre
ceci ou cela.
En sens contraire:
1° Nul ne peut opérer un discernement entre des choses
dont il na pas une connaissance propre. Or, Dieu
connaît les créatures de telle manière quil
opère entre elles un discernement. En effet, il connaît
que celle-ci nest pas celle-là, sinon il ne
donnerait pas à chacun selon sa capacité, ni ne
rendrait à chacun selon son oeuvre, en jugeant avec
justice des actes des hommes. Dieu a donc une
connaissance propre des choses.
2° Il ne faut rien attribuer dimparfait à Dieu Or,
la connaissance par laquelle on connaît quelque chose en
général et non en particulier est imparfaite
puisquil lui manque quelque chose. La connaissance
divine ne porte donc pas sur les choses seulement en
général mais aussi en particulier.
3° Dieu, "qui est le plus heureux, serait le moins
sage" sil ne connaissait pas au sujet des
choses ce que nous en connaissons. Même le Philosophe,
au livre I De l'âme et au livre III de la Métaphysique
que tient que ce serait une incongruité.
Réponse:
Du fait même que Dieu ordonne les choses à leur fin, on
peut prouver quil a une connaissance propre des
choses. En effet, une chose ne peut être ordonnée à sa
propre fin par une connaissance que si sa nature propre,
par laquelle elle entretient un rapport déterminé à
cette fin, est connue Mais il faut considérer comment
cela est possible, de la manière suivante.
La connaissance de la cause ne permet de connaître
leffet que parce que celui-ci dépend de la cause.
Si donc il y a une cause universelle dont laction
nest déterminée à un effet que moyennant une
cause particulière la connaissance de cette cause
générale ne permettra pas dobtenir la
connaissance propre de leffet, mais celui-ci ne
sera connu quen général. Laction du soleil,
par exemple, est déterminée à produire telle plante
moyennant la vertu germinative qui est dans la terre ou
dans la semence. Si donc le soleil se connaissait lui-même,
il naurait pas de cette plante une connaissance
propre mais seulement générale, à moins quil ne
connût en outre sa cause propre. Voilà pourquoi
lobtention de la connaissance propre et parfaite
dun effet exige que toutes les connaissances de ses
causes générales et propres soient rassemblées dans le
connaissant. Cest ce que dit le Philosophe au
début de la Physique: "On dit que nous connaissons
une chose lorsque nous en connaissons les causes
premières et les principes premiers jusquà ses
éléments.", cest-à-dire, comme
lexplique le Commentateur, jusquà ses causes
prochaines.
Or, nous affirmons que quelque chose est dans la
connaissance divine lorsque Dieu lui-même en est la
cause par son essence. Dans ce cas, en effet, la chose
est en Dieu de telle manière quelle peut être
connue Puis donc que Dieu est la cause de toutes les
causes propres et générales, il connaît par son
essence toutes les causes propres et communes, car il
ny a rien dans la chose, par quoi soit déterminée
sa nature commune, dont Dieu ne soit la cause Voilà
pourquoi, la même raison qui nous fait dire que Dieu
connaît la nature commune des choses, nous fait aussi
dire quil connaît la nature propre de chaque chose
et ses causes propres. Cest la raison que donne
saint Denis lorsquil dit au ch. VII des Noms divins:
"Sil est vrai que Dieu a donné lêtre
à tous les existants par une seule cause, il connaîtra
toutes choses par cette même cause", et plus bas:
"La cause de toutes choses, se connaissant elle-même,
est quelque part à ne rien faire si elle ignore les
choses qui proviennent delle et dont elle est la
cause." Etre à ne rien faire signifie ne pas être
la cause de quelque chose qui existe dans la réalité,
ce qui serait le cas si Dieu ignorait quelque chose de ce
qui existe dans la réalité.
Il ressort donc de ce quon a dit que tous les
exemples utilisés pour manifester que Dieu connaît par
lui-même toute chose sont imparfaits. Ainsi
lexemple du point, dont on prétend que, sil
se connaissait, il connaîtrait les lignes et celui de la
lumière qui, en se connaissant, connaîtrait les
couleurs En effet, tout ce qui est dans la ligne ne peut
se ramener au point comme à sa cause, ni tout ce qui est
dans la couleur à la lumière. Aussi le point, en se
connaissant lui-même, ne connaîtrait la ligne
quen général, de même la lumière pour la
couleur. Mais il en va autrement de la connaissance
divine, comme il ressort de ce quon a dit.
Solutions:
1° Cette proposition de Boèce doit s'entendre de notre
intellect et non de lintellect divin qui, comme on
le dira plus bas peut connaître le singulier. Cependant,
sans connaître le singulier, notre intellect a une
connaissance propre des choses, car il les connaît par
les raisons propres de leur espèce. Donc, quand bien
même lintellect divin ne connaîtrait pas, lui non
plus, le singulier, il pourrait néanmoins avoir une
connaissance propre des choses.
2° Dieu connaît toute chose par un seul principe qui
est la raison formelle de plusieurs choses, à savoir son
essence qui est la similitude de toute chose. Et, comme
son essence est la raison propre de chaque chose, il a de
chaque chose une connaissance propre. Quant à savoir
comment un seul principe peut être la raison propre et
commune de plusieurs choses, on peut le considérer de la
façon suivante.
Lessence divine est la raison dune chose
parce que cette chose imite lessence divine. Or,
aucune chose nimite pleinement lessence
divine. Dans ce cas, en effet, il ne pourrait y en avoir
quune seule imitation et lessence divine ne
serait de cette manière la raison que dune seule
chose. Ainsi ny a-t-il quune seule image du
Père qui limite parfaitement, à savoir le Fils.
Mais, comme la chose créée imite imparfaitement
lessence divine, il se trouve quil y a des
choses différentes qui limitent de façon
différente. Il ny a cependant rien en chacune
delles qui ne provienne de la similitude de
lessence divine. Voilà pourquoi ce qui est propre
à chaque chose a dans lessence divine quelque
chose quil imite et cest la raison pour
laquelle lessence divine est la similitude de la
chose quant à ce qui lui est propre. Elle est par
conséquent la raison propre de cette chose et, pour la
même raison, elle est la raison propre de cette autre et
de toutes les autres choses. Elle est donc la raison
commune de toutes choses en ce sens que la réalité
même que toutes les choses imitent est unique, mais elle
est aussi la raison propre de cette chose-ci ou de celle-là
en ce sens que les choses limitent de différentes
manières.
Lessence divine procure donc la connaissance propre
de chaque chose parce quelle est la raison propre
de chacune.
3° Le feu nest pas la cause des corps chauds pour
tout ce qui se trouve en eux, comme on a dit que
cétait le cas pour lessence divine. Ce
nest donc pas pareil.
4° La blancheur est supérieure à la couleur verte du
point de vue dun des deux éléments qui entrent
dans la nature de la couleur, à savoir la lumière, qui
joue, pour ainsi dire, le rôle de forme dans la
composition de la couleur. Cest de ce point de vue
que la blancheur est la mesure des autres couleurs. Mais
on trouve dans les couleurs quelque chose dautre,
qui joue, pour ainsi dire, en elles le rôle de matière.
Cest lextrémité du diaphane et, de ce point
de vue, la blancheur nest pas la mesure des
couleurs. On voit donc clairement quil ny a
pas dans lespèce de la blancheur tout ce que
lon trouve dans les autres couleurs. Voilà
pourquoi lespèce de la blancheur ne permet pas
dobtenir la connaissance propre de nimporte
laquelle des autres couleurs. Mais il en va autrement
pour lessence divine. En outre, les autres choses
sont dans lessence divine comme dans une cause
tandis que les autres couleurs ne sont pas dans la
blancheur comme dans une cause. Ce nest donc pas
pareil.
5° La démonstration est une espèce
dargumentation qui se fait par une sorte de
discours de lintellect. Lintellect divin, qui
nest pas discursif, ne connaît donc pas ses effets
au moyen de son essence par manière de démonstration,
même sil a par son essence une connaissance des
choses plus certaine que celle que la démonstration
procure à celui qui la fait. Dailleurs, si
quelquun comprenait lessence divine, il
connaîtrait par elle la nature des singuliers avec plus
de certitude que la conclusion nest connue par le
moyen terme de la démonstration Cependant, le fait que
lessence divine soit éternelle nentraîne
pas que les effets de Dieu existent de toute éternité,
car les effets ne sont pas dans lessence de
manière à exister toujours en eux-mêmes mais de
manière à exister à un moment donné, celui que
détermine la sagesse divine.
6° Dieu connaît les choses dans leur nature propre si
cette détermination se réfère à lobjet de la
connaissance. Mais, si nous parlons du sujet de la
connaissance, Dieu connaît les choses en idée,
cest-à-dire au moyen de lidée qui est la
similitude de tout ce qui est dans la chose, à la fois
des principes essentiels et des principes accidentels,
bien que lidée elle-même ne soit ni un accident
de la chose, ni son essence. Cest aussi de cette
manière que la similitude de la chose dans notre
intellect nest pour la chose elle-même ni un
principe accidentel ni un principe essentiel, mais elle
est la similitude soit de lessence soit dun
accident.
7° Lessence divine est médium universel à titre
de cause universelle. Or, une cause universelle et une
forme universelle procurent de façon différente la
connaissance des choses. En effet, dans la forme
universelle leffet est en puissance, pour ainsi
dire, matérielle. Les différences, par exemple, sont
dans le genre comme les formes sont dans la matière,
ainsi que le dit Porphyre En revanche, les effets sont
dans la cause en puissance active. Par exemple, la maison
est en puissance active dans lesprit de
lartisan. Or, comme chaque chose est connue selon
quelle est en acte et non selon quelle est en
puissance le fait que les différences spécifiant le
genre soient en puissance dans le genre ne suffit pas
pour que la forme du genre procure la connaissance propre
de lespèce. En revanche, le fait que les principes
propres dune chose soient dans une cause active
suffit pour que cette cause procure la connaissance de
cette chose. Voilà pourquoi la maison nest pas
connue au moyen des poutres et des pierres comme elle est
connue par sa forme qui est dans lesprit de
lartisan. Etant donné que les conditions propres
de chaque chose sont en Dieu comme dans une cause active
lessence divine, bien quelle soit un médium
universel, peut procurer la connaissance propre de chaque
chose.
8° divine est un médium à la fois commun et propre,
mais pas du même point de vue, ainsi quon la
dit.
9° La proposition "Dieu connaît de façon
indistincte les choses distinctes" est vraie, si
lexpression "de façon indistincte détermine
la connaissance du côté du connaissant -et cest
en ce sens que lentend saint Denis -, car Dieu
connaît par une seule connaissance toutes les choses
distinctes. Mais, si cette expression détermine la
connaissance du c6té du connu, alors la proposition est
fausse, car Dieu connaît la distinction entre une chose
et une autre et il connaît ce par quoi une chose se
distingue dune autre. Il a donc une connaissance
propre de chaque chose.
.
ARTICLE 5: Dieu connaît-il les singuliers?
Objections:
Il semble que non.
1° Notre intellect ne connaît pas les
singuliers parce quil est séparé de la matière.
Or, lintellect divin est bien davantage séparé de
la matière que le nôtre. Il ne connaît donc pas les
singuliers.
2° (Réponse: Ce nest pas seulement parce
quil est immatériel que notre intellect ne
connaît pas les singuliers mais parce quil
abstrait des choses sa connaissance.) En sens contraire:
Notre intellect ne reçoit rien des choses que par
lintermédiaire du sens ou de limagination.
Le sens et limagination reçoivent donc des choses
avant lintellect et pourtant les singuliers sont
connus par le sens et limagination. Il ny a
donc aucune raison pour que lintellect ne connaisse
pas les singuliers du fait quil reçoit des choses
sa connaissance.
3° (Réponse: Lintellect reçoit des choses une
forme totalement dépouillée ce qui nest pas le
cas du sens et de limagination.) En sens contraire:
Ce nest pas en raison de son point de départ que
le dépouillement de la forme reçue dans
lintellect est la raison pour laquelle
lintellect ne connaît pas les singuliers. Bien au
contraire, il devrait plutôt, de ce point de vue, les
connaître, car toute sa ressemblance avec la chose lui
vient de ce quil reçoit de la chose. Il reste donc
que le dépouillement de la forme nempêche la
connaissance des singuliers que par son point
darrivée qui est le caractère dépouillé que la
forme a dans lintellect. Or, ce caractère
dépouillé de la forme est dû uniquement au fait que
lintellect est exempt de matière. Donc, la seule
raison pour laquelle notre intellect ne connaît pas les
singuliers est quil est séparé de la matière. On
obtient donc ce quon cherchait: Dieu ne connaît
pas les singuliers.
4° Si Dieu connaît les singuliers, il faut quil
les connaisse tous, car la même raison vaut pour un seul
et pour tous Or, Dieu ne les connaît pas tous. Il
nen connaît donc aucun. Preuve de la mineure:
Comme le dit saint Augustin dans lEnchiridion,
"il y a beaucoup de choses" -les choses sans
valeur -"quil est meilleur de ne pas savoir
que de savoir." Or, beaucoup, parmi les singuliers,
sont sans valeur. Puis donc quil faut attribuer
Dieu tout ce qui est meilleur il semble que Dieu ne
connaisse pas tous les singuliers.
5° Toute connaissance se fait par lassimilation du
connaissant au connu Or, il ny a aucune
ressemblance entre les singuliers et Dieu, car les
singuliers sont sujets au changement, matériels, et ont
beaucoup dautres caractères de ce type dont il y a
en Dieu lexact contraire. Dieu ne connaît donc pas
les singuliers.
6° Tout ce que Dieu connaît, il le connaît
parfaitement. Or, on nobtient la connaissance
parfaite dune chose que lorsquelle est connue
de la manière dont elle est. Or Dieu ne connaît pas le
singulier de la manière dont il est, puisque le
singulier existe de façon matérielle alors que Dieu
connaît de façon immatérielle. Il semble donc que Dieu
ne puisse connaître parfaitement le singulier. Par
conséquent, il ne le connaît daucune manière.
7° (Réponse: La connaissance parfaite requiert que le
connaissant connaisse la chose de la manière dont elle
est, mais il sagit de la manière dêtre du
connu non de celle du connaissant.) En sens contraire: La
connaissance se fait par lapplication du connu au
connaissant. Il est donc nécessaire que le mode du connu
et celui du connaissant soient identiques. La distinction
susdite apparaît donc nulle.
8° Daprès le Philosophe, si quelquun veut
trouver une chose, il faut quil en ait déjà
quelque connaissance, et celle que procure une forme
générale est insuffisante moins que cette forme soit
déterminée par quelque chose. Par exemple,
quelquun ne pourrait pas rechercher de façon
appropriée un esclave perdu sil navait
déjà quelque connaissance de lui, sinon, quand bien
même il le retrouverait, il ne le reconnaîtrait pas. Il
ne suffirait pas quil sache que cet esclave est un
homme, car cela ne permettrait pas de le distinguer des
autres, mais il faut quil en ait quelque
connaissance par les traits qui lui sont propres. Si donc
Dieu doit connaître quelque singulier, il faut que la
forme commune par laquelle il connaît, cest-à-dire
son essence, soit déterminée par quelque chose. Puis
donc quil ny a rien en lui qui puisse le
déterminer, il semble que Dieu ne connaisse pas les
singuliers.
9° (Réponse: Lespèce par laquelle Dieu connaît
est commune de telle manière quelle est pourtant
propre chaque chose.) En sens contraire: Le propre et le
commun sopposent. Il est donc impossible
quune même chose soit forme commune et propre.
10° Ce nest pas par la lumière, qui est le
médium dans la vision que la connaissance de la vue est
déterminée par rapport un certain objet coloré, mais
cest par lobjet, cest-à-dire la chose
colorée elle-même, quelle est déterminée. Or,
dans la connaissance par laquelle Dieu connaît les
choses, son essence se comporte comme le médium de la
connaissance et comme une certaine lumière par laquelle
toutes choses sont connues, ainsi que le dit aussi saint
Denis au ch. VII des Noms divins. La connaissance divine
nest donc daucune manière déterminée par
rapport un singulier et, par conséquent, Dieu ne
connaît pas les singuliers.
11° La science étant une qualité, elle est une forme
dont la variation modifie le sujet. Or, la science change
lorsque ses objets varient, car, si je sais que tu es
assis, je perds ma science lorsque tu te lèves Donc,
celui qui sait change lorsque varient les objets sus. Or,
Dieu ne peut daucune manière changer. Les sin qui
sont sujets variation, ne peuvent donc être sus de lui.
12° Nul ne peut connaître le singulier sans connaître
ce qui le fait tel. Or, ce qui fait le singulier en tant
que tel, cest la matière. Or, Dieu ne connaît pas
la matière. Il ne connaît donc pas non plus les
singuliers. Preuve de la mineure: Comme le disent Boèce
et le Commentateur au livre II de la Métaphysique, il y
a certaines choses qui nous sont difficiles à connaître
à cause de notre imperfection. Cest le cas des
choses qui sont très évidentes en leur nature comme les
substances immatérielles. Mais il y a dautres
choses qui ne sont pas connues à cause de leur propre
imperfection. Cest le cas des choses qui ont très
peu dêtre, comme le mouvement, le temps, le vide...
Or la matière première a très peu dêtre. Dieu
ne connaît donc pas la matière puisquelle est de
soi inconnaissable.
13° (Réponse: Inconnaissable pour notre intellect, la
matière est cependant connaissable pour lintellect
divin.) En sens contraire Notre intellect connaît une
chose au moyen dune similitude reçue de cette
chose, tandis que lintellect divin la connaît au
moyen dune similitude qui est cause de la chose. Or,
il faut une plus grande ressemblance entre la similitude
qui est cause dune chose et cette chose elle-même
quentre une autre similitude et cette même chose.
Puis donc que limperfection de la matière est la
cause pour laquelle il ne peut y avoir dans notre
intellect un degré de ressemblance suffisant pour
quil connaisse la matière, elle sera à bien plus
forte raison la cause pour laquelle il ny a pas
dans l'intellect divin de similitude de la matière qui
permette de la connaître.
14° Daprès Algazel, la raison pour laquelle Dieu
se connaît lui-même est quon trouve en lui les
trois éléments requis pour la connaissance
intellectuelle: une substance intelligente qui soit
séparée de la matière, un intelligible séparé de la
matière et lunion des deux On en déduit
quune chose nest intelligée que dans la
mesure où elle est séparée de la matière. Or, le
singulier en tant que tel nest pas séparable de la
matière. Il ne peut donc être intelligé.
15° La connaissance est intermédiaire entre le
connaissant et lobjet et plus la connaissance sort
du connaissant, plus elle est imparfaite. Or, chaque fois
que la connaissance se porte vers quelque chose qui est
en dehors du connaissant, elle sort vers quelque chose
dautre. Puis donc que la connaissance de Dieu est
la plus parfaite, il ne semble pas quelle porte sur
les singuliers, lesquels sont en dehors de lui.
16° Tout comme il dépend essentiellement de la
puissance cognitive, lacte de la connaissance
dépend essentiellement de lobjet connaissable. Or,
il est absurde de poser que lacte de la
connaissance divine, qui est lessence de Dieu
dépend essentiellement de quelque chose
dextérieur à Dieu Il est donc absurde de
prétendre que Dieu connaît les singuliers, lesquels
sont en dehors de lui.
17° Comme le dit Boèce au livre V de la Consolation
rien nest connu que selon le mode quil a dans
le connaissant. Or, les choses existent en Dieu de façon
immatérielle et donc sans entrer en composition avec la
matière et ses conditions. Dieu ne connaît donc pas les
choses qui dépendent de la matière, comme le sont les
singuliers.
En sens contraire:
1° Il est dit en 1 Co. 13, 12: "Alors je
connaîtrai comme je suis connu." Or, lApôtre
qui parlait était un certain singulier. Les singuliers
sont donc connus de Dieu.
2° Les choses sont connues de Dieu dans la mesure où il
est leur cause, ainsi quil ressort de ce quon
a dit Or, Dieu est la cause des singuliers. Il connaît
donc les singuliers.
3° Il est impossible de connaître la nature dun
instrument si lon ne connaît pas ce à quoi
linstrument est ordonné. Or, les sens sont des
puissances ordonnées comme des instruments à la
connaissance des singuliers. Si donc Dieu ne connaissait
pas les singuliers, il ignorerait aussi la nature du sens
et, par conséquent, il ignorerait aussi la nature de
lintellect humain qui a pour objet les formes
existant dans limagination. Ce qui est absurde.
4° La puissance et la sagesse de Dieu sont égales. Tout
ce qui est soumis à sa puissance est donc soumis à sa
science. Or, sa puissance sétend à la production
des singuliers. Sa science sétend donc, elle aussi,
à la connaissance de ces mêmes singuliers.
5° Comme on la dit plus haut Dieu a des choses une
connaissance propre et distincte. Or ce ne serait pas le
cas sil ne connaissait pas ce par quoi les choses
se distinguent entre elles. Il connaît donc les
propriétés singulières de chaque chose par lesquelles
lune se distingue de lautre. Il connaît donc
les singuliers dans leur singularité.
Réponse:
On sest trompé de multiples manières sur ce point.
En effet, certains, comme le Commentateur au livre XI de
la Métaphysique, ont nié purement et simplement que
Dieu connaisse les singuliers, sauf peut-être en
général. Ils voulaient réduire la nature de
lintellect divin à la mesure du nôtre. Mais cette
erreur peut être détruite au moyen de largument
par lequel le Philosophe attaque Empédocle au livre I De
lâme et au livre III de la Métaphysique. Si, en
effet, comme limpliquaient les affirmations
dEmpédocle, Dieu ignorait la haine alors que les
autres êtres la connaissaient, il sensuivrait que
"Dieu serait le plus insensé alors quil est
le plus heureux" et, partant, le plus sage. Il en
irait donc de même si lon admettait que Dieu
ignore les singuliers que nous tous nous connaissons.
Voilà pourquoi dautres, comme Avicenne et ses
partisans ont affirmé que Dieu connaît chacun des
singuliers mais comme de façon générale, en
connaissant toutes les causes universelles à partir
desquelles le singulier est produit. Par exemple, si un
astrologue connaissait tous les mouvements du ciel et
toutes les distances entre les corps célestes, il
connaîtrait chaque éclipse qui se produira dici
cent ans. Cependant, il ne la connaîtrait pas en tant
quelle est un singulier, cest-à-dire de
manière à connaître son existence ou sa non-existence
actuelle, comme la connaît un paysan au moment où il la
voit. De cette manière, ils posent que Dieu connaît les
singuliers non parce quil verrait leur nature
singulière mais par la connaissance de leurs causes
universelles. Mais cette position non plus ne peut tenir,
car des causes universelles ne proviennent que des formes
universelles, à moins quil y ait quelque chose
pour individuer ces formes. Or, un singulier nest
pas constitué par le regroupement de formes universelles,
aussi nombreuses soient-elles, car le regroupement de ces
formes peut encore être pensé comme existant dans
plusieurs choses. Voilà pourquoi, si quelquun
connaissait une éclipse de la manière susdite
cest-à-dire par les causes universelles, il ne
connaîtrait rien de singulier mais seulement un
universel, car à une cause universelle correspond un
effet universel et à une cause particulière un effet
particulier. Par conséquent, labsurdité déjà
mentionnée subsisterait: Dieu ignorerait les singuliers.
Voilà pourquoi il faut accorder purement et simplement
que Dieu connaît tous les singuliers, non seulement dans
leurs causes universelles mais aussi chacun selon sa
nature propre et singulière. Pour le voir clairement, il
faut savoir que la science que Dieu a des choses est
comparable à la science dun artisan parce
quelle est la cause de toutes choses comme
lart est la cause de tous les produits de
lart. Or, si lartisan connaît le produit de
lart au moyen de la forme de lart quil
a auprès de lui, cest parce quil la
produit Or, lartisan ne produit que la forme, car
cest la nature qui a préparé la matière aux
productions de lart. Voilà pourquoi lartisan,
au moyen de son art, ne connaît ses produits que du
point de vue de la forme. Or, toute forme étant de soi
universelle larchitecte, au moyen de son art,
connaît certes la maison en général mais non pas cette
maison-ci ou celle-là, sauf dans la mesure où il en
prend connaissance par ses sens. Par contre, si la forme
de lart produisait la matière comme elle produit
aussi la forme, lartisan connaîtrait grâce à
elle le produit de lart, à la fois quant à la
forme et quant à la matière. Par conséquent, la
matière étant principe dindividuation, il le
connaîtrait non seulement selon sa nature universelle
mais aussi en tant quil est un certain singulier.
Puis donc que lart divin produit non seulement la
forme mais aussi la matière, il y a dans cet art divin
non seulement la similitude de la forme mais aussi celle
de la matière et cest la raison pour laquelle Dieu
connaît les choses à la fois quant à leur forme et
quant à leur matière. Il connaît donc non seulement
les choses universelles mais aussi les singulières.
Mais il reste alors un problème. Puisque tout ce qui est
en quelque chose y est selon le mode de ce en quoi il est
et qu'ainsi la similitude de la chose nest en Dieu
que de façon immatérielle, doù vient que notre
intellect, du fait même quil reçoit les formes
des choses de façon immatérielle, ne connaît pas les
singuliers, alors que Dieu les connaît ? La raison en
apparaît manifestement si on considère le rapport
différent que la similitude de la chose dans notre
intellect et la similitude de la chose dans
lintellect divin entretiennent avec la chose En
effet, la similitude de la chose dans notre intellect est
reçue de la chose en tant c la chose agit sur notre
intellect en agissant dabord sur le sens Or, la
matière, à cause de la faiblesse de son être -elle est
seulement un étant en puissance -, ne peut être
principe daction et cest pourquoi la chose
qui agit sur notre me agit seulement par sa forme Par
conséquent, la similitude de la chose qui simprime
dans notre sens et qui, graduellement dépouillée de la
matière parvient jusquà lintellect est
seulement la similitude de la forme. En revanche, la
similitude des choses qui est dans lintellect divin
est productrice des choses. Or, une chose ne tient que de
Dieu lêtre dont elle participe, que celui-ci soit
fort ou faible, et la similitude dune chose quelle
quelle soit existe en Dieu dans la mesure où cette
chose reçoit de Dieu participation à lêtre. La
similitude immatérielle qui est en Dieu est donc
similitude non seulement de la forme mais encore de la
matière. Et comme, pour quune chose soit connue,
il est requis que sa similitude soit dans le connaissant,
mais non quelle y soit selon le mode quelle a
dans la chose si notre intellect ne connaît pas les
singuliers, dont la connaissance dépend de la matière,
cest parce quil ny a pas en lui la
similitude de la matière, et non parce que la similitude
est en lui de façon immatérielle. En revanche,
lintellect divin qui possède, bien que de façon
immatérielle, la similitude de la matière peut
connaître les singuliers.
Solutions:
1° Notre intellect, outre le fait quil est
séparé de la matière, reçoit des choses sa
connaissance. Cest pour cela que, dune part,
il ne reçoit pas de façon matérielle et que,
dautre part, il ne peut être la similitude de la
matière. Telle est la raison pour laquelle il ne
connaît pas les singuliers. Mais il en va autrement de
lintellect divin, comme il ressort de ce quon
a dit.
2° Les sens et limagination sont des puissances
liées aux organes corporels. Voilà pourquoi les
similitudes des choses sont reçues en elles de façon
matérielle, cest-à-dire avec les conditions
matérielles bien que sans la matière. Cest la
raison pour laquelle elles connaissent les singuliers.
Mais il en va autrement de lintellect, de sorte que
largument nest pas valable.
3° Cest le point darrivée du processus de
dépouillement qui explique que la forme soit reçue de
façon immatérielle, mais cela ne suffit pas pour que le
singulier ne soit pas connu. Par contre, le point de
départ de ce processus explique que la similitude de la
matière ne soit pas reçue dans lintellect mais
seulement celle de la forme. Largument nest
donc pas valable.
4° De soi, toute connaissance entre dans la catégorie
des choses bonnes, mais il arrive que, par accident, la
connaissance de certaines choses sans valeur soit
mauvaise, soit parce quelle est loccasion
dun acte honteux (cest la raison pour
laquelle certaines sciences sont interdites) soit parce
quon est détourné par certaines sciences de
choses meilleures et, dans ce cas, ce qui est bon en soi
devient mauvais pour telle personne. Mais cela ne peut se
produire en Dieu.
5° La connaissance ne requiert pas une similitude de
conformité dans la nature mais seulement une similitude
de représentation, comme la statue en or dun
certain homme nous conduit à nous souvenir de lui. Or,
largument procède comme si la connaissance
requérait une similitude de conformité.
6° La perfection de la connaissance consiste à
connaître que la chose est de la manière dont elle est,
et non en ce que le mode de la chose connue soit dans le
connaissant, comme on la souvent au plus haut.
7° Lapplication du connu au connaissant qui
produit la connaissance ne doit pas sentendre comme
une identité mais comme une certaine représentation. Il
nest donc pas nécessaire que le connaissant et le
connu aient le même mode.
8° Cet argument serait valable si la similitude par
laquelle Dieu connaît était commune de telle manière
quelle ne soit pas propre à chacun. Mais on a
montré plus haut le contraire.
9° Une même chose ne peut être du même point de vue
commune et propre. Mais on a expliqué plus haut comment
lessence divine au moyen de laquelle Dieu connaît
toute chose était une similitude commune à toute chose
et cependant propre à chacune.
10° Il y a deux médiums dans la vision corporelle. Il y
a le médium sub quo, qui est la lumière et par ce
médium la vue nest pas déterminée par rapport à
un objet déterminé. Il y a aussi le médium quo, à
savoir la similitude de la chose connue, et par ce
médium la vue est déterminée par rapport à un objet
spécial. Or, dans la connaissance par laquelle Dieu
connaît les choses, lessence divine tient lieu de
lun et lautre médium et cest pourquoi
elle peut procurer la connaissance propre de chaque chose.
11° La science divine ne varie daucune manière
lorsque varient ses objets En effet, sil se trouve
que notre science varie lorsque varient ses objets,
cest quelle connaît par des concepts
différents le choses présentes, passées ou futures. De
là vient que, lorsque Socrate nest plus assis, la
connaissance que lon avait du fait quil
était assis, devient fausse Mais Dieu voit dun
même regard les choses comme présentes, passées ou
futures. La même vérité demeure donc dans son
intellect quelle que soit la variation des choses.
12° Les choses qui ont un être imparfait sont
imparfaitement connaissables par notre intellect parce
que leur agir est imparfait. Il nen va pas ainsi
pour lintellect divin qui, comme on la dit,
ne reçoit pas des choses sa science.
13° Dans lintellect divin, qui est cause de la
matière, il peut y avoir une similitude de la matière,
qui, pour ainsi dire, met sur elle son empreinte. Mais,
dans notre intellect, il ne peut y avoir de similitude
qui suffise à faire connaître la matière, ainsi
quil ressort de ce quon a dit.
14° Bien que le singulier en tant que tel ne puisse
être séparé de la matière, il peut cependant être
connu au moyen dune similitude séparée de la
matière qui soit la similitude de la matière. Dans ce
cas, en effet, même si elle est séparée de la matière
du point de vue de lêtre, elle ne lest pas
du point de vue de la représentation.
15° Lacte de connaissance de Dieu nest pas
quelque chose de différent de son essence. En effet, en
lui lintellect et lintelliger
sidentifient, du fait que son action est son
essence. Donc, le fait quil connaît quelque chose
en dehors de lui ne permet pas de dire que sa
connaissance sort de lui ou sécoule hors de lui.
Dailleurs, daucune action dune
puissance cognitive on ne peut dire quelle sort,
comme cest le cas pour les actes des puissances
dordre physique qui passent de lagent dans le
patient. En effet, la connaissance ne désigne pas un
écoulement du connaissant dans le connu (alors que
cest le cas pour les actions dans lordre
physique), mais désigne plutôt lexistence du
connu dans le connaissant.
16° Lacte de la connaissance divine ne dépend
aucunement de lobjet connu. En effet, la relation
quil implique nimplique pas la dépendance de
la connaissance par rapport à lobjet connu mais p1ut
à linverse, la dépendance de lobjet connu
par rapport à la connaissance tout comme, à
linverse, la relation quimplique le terme de
science désigne la dépendance de notre science par
rapport à son objet. En outre, lacte de la
connaissance nentretient pas le même rapport avec
son objet quavec la puissance cognitive. Il est, en
effet, substantifié dans son être par la puissance
cognitive et non par lobjet, car lacte est
dans la puissance même mais non dans lobjet.
17° Une chose est connue de la manière dont elle est
représentée dans le connaissant et non de la manière
dont elle existe dans le connaissant. En effet, la
similitude existant dans la puissance cognitive
nest pas principe de la connaissance de la chose en
fonction de lêtre quelle a dans la puissance
cognitive, mais en fonction de la relation quelle
entretient avec la chose connue. De là vient quune
chose est connue non en fonction de la manière dont sa
similitude possède lêtre dans le connaissant,
mais en fonction de la manière dont la similitude
existant dans lintellect représente la chose.
Voilà pourquoi, la similitude de lintellect divin,
bien quelle possède un être immatériel, est
aussi le principe de la connaissance des réalités
matérielles et partant singulières, parce quelle
est la similitude de la matière.
.
ARTICLE 6: Lintellect humain connaît-il les
singuliers?
Objections:
Il semble que oui.
1° Lintellect humain connaît en
abstrayant la forme de la matière. Or, le fait
dabstraire une forme de la matière ne lui fait pas
perdre sa particularité puisque, même dans les
mathématiques, qui font abstraction de la matière, on
considère des lignes particulières.
Limmatérialité de notre intellect ne
lempêche donc pas de connaître les singuliers.
2° Les singuliers ne se distinguent pas sous
laspect où ils partagent une nature commune, car,
par leur participation à lespèce, plusieurs
hommes ne font quun seul homme. Si donc notre
intellect ne connaissait que luniversel, il ne
connaîtrait pas la distinction entre un singulier et un
autre et, par conséquent, notre intellect ne dirigerait
pas nos opérations, car, dans ce domaine, nous nous
dirigeons au moyen dun choix lequel présuppose la
distinction entre une chose et lautre.
3° (Réponse: Notre intellect connaît les singuliers en
appliquant une forme universelle à quelque chose de
particulier.) En sens contraire: Notre intellect ne peut
appliquer une chose à une autre que sil les
connaît déjà toutes deux. La connaissance du singulier
précède donc lapplication de luniversel au
singulier. Cette application ne peut donc pas être la
cause pour laquelle notre intellect connaît le singulier.
4° Daprès Boèce au livre V de la Consolation de
la philosophie, "tout ce que peut une puissance
inférieure, une puissance supérieure le peut aussi."
Or, comme il le dit au même endroit, lintellect
est supérieur à limagination et
limagination au sens. Puis donc que le sens
connaît le singulier, notre intellect pourra, lui aussi,
le connaître.
En sens contraire:
Boèce dit qu"une chose est universelle
lorsquelle est intelligée et singulière
lorsquelle est sentie".
Réponse:
Toute action, quelle quelle soit, dépend de la
nature de la forme active qui est principe de
laction. Par exemple, le réchauffement se mesure
au degré de chaleur Or, la similitude du connu, par
laquelle est informée la puissance cognitive, est le
principe de la connaissance du point de vue de
lacte, comme la chaleur lest du
réchauffement. Voilà pourquoi toute connaissance
dépend nécessairement du mode de la forme qui est dans
le connaissant Puis donc que la similitude de la chose,
qui est dans notre intellect, est reçue comme séparée
de la matière et de toutes les conditions de la matière
qui sont les principes de lindividuation il reste
que, de soi, notre intellect ne connaît pas le singulier
mais seulement luniversel. En effet, toute forme en
tant que telle est universelle, sauf sil
sagit dune forme subsistante qui, du fait
même quelle subsiste, est incommunicable.
Mais il se fait par accident que notre intellect connaît
le singulier. En effet, comme le dit le Philosophe au
livre III De lâme, les phantasmes sont à
lintellect ce que les choses sensibles sont au sens
par exemple ce que les couleurs, qui sont hors de
lâme, sont à la vue. De même, donc, que
lespèce qui est dans le sens est abstraite des
choses elles-mêmes et que grâce à elle la connaissance
du sens est en lien avec les choses sensibles elles-mêmes,
de même notre intellect abstrait des phantasmes une
espèce et, grâce à elle, sa connaissance est de
quelque manière en lien avec les phantasmes.
Il y a cependant une différence: la similitude qui est
dans le sens est abstraite de la chose comme de
lobjet connaissable.
Aussi, grâce à elle, la chose elle-même est-elle
connue directement par soi. Par contre, la similitude qui
est dans lintellect nest pas abstraite du
phantasme comme de lobjet connaissable mais comme
du médium de la connaissance, à la manière dont notre
sens reçoit la similitude de la chose qui est dans le
miroir lorsquil se porte vers elle non comme vers
une chose mais comme vers la similitude dune chose.
Notre intellect nest donc pas porté directement,
par lespèce quil reçoit, à connaître le
phantasme mais à connaître la chose dont cest le
phantasme Cependant, par une sorte de mouvement réflexe
il fait aussi retour à la connaissance du phantasme lui-même,
lorsquil considère la nature de son acte, celle de
lespèce qui lui procure la vision intellectuelle
et celle de ce dont il a abstrait lespèce,
cest-à-dire du phantasme. Pareillement, grâce à
la similitude reçue du miroir et qui est dans la vue, la
vue se porte directement vers la connaissance de la chose
qui se reflète dans le miroir, mais par une sorte de
retour elle se porte grâce à cette même similitude
vers la similitude même qui est dans le miroir. Dans la
mesure, donc, où notre intellect, grâce à la
similitude quil tire du phantasme, fait réflexion
sur le phantasme lui-même dont il a abstrait
lespèce -phantasme qui est la similitude
dune réalité particulière -, il a une certaine
connaissance du singulier, en raison du lien que
lintellect entretient avec limagination.
Solutions:
1° La matière dont on fait abstraction est double: il y
a la matière intelligible et la matière sensible, comme
il ressort du livre VII de la Métaphysique.
Jappelle matière intelligible celle que lon
considère dans la nature du continu et matière sensible
la matière physique Lune et lautre peut
être considérée de deux manières, savoir comme
signée ou comme non signée. Jappelle signée la
matière considérée avec la détermination que sont
telles ou telles dimensions, et non-signée la matière
considérée sans la détermination des dimensions Il
faut donc savoir, daprès cela, que la matière
signée est le principe de lindividuation.
Cest delle que tout intellect fait
abstraction lorsquon dit quil fait
abstraction de l'ici et du maintenant Lintellect du
physicien, quant à lui, ne fait pas abstraction de la
matière sensible non signée: il considère, en effet,
lhomme, la chair, les os, dont la définition
inclut la matière sensible non signée Par contre,
lintellect du mathématicien fait totalement
abstraction de la matière sensible mais non de la
matière intelligible non-signée. Il est donc clair que
cest labstraction qui est commune à tout
intellect qui rend la forme universelle.
2° Daprès le Philosophe au livre III De
lâme, il ny a pas que lintellect qui
en nous soit principe de mouvement, il y a aussi
limagination grâce à laquelle le concept
universel de lintelligence est appliqué à une
oeuvre particulière à réaliser. Lintellect est
donc, pour ainsi dire, le principe éloigné du mouvement
alors que la raison particulière et limagination
en sont le principe prochain.
3° Lhomme connaît déjà les singuliers par
limagination et le sens. Voilà pourquoi il peut
appliquer au particulier la connaissance universelle qui
est dans lintellect. En effet, à proprement parler,
ce ne sont pas le sens ou lintellect qui
connaissent mais cest lhomme qui connaît au
moyen de lun et lautre, ainsi quil
ressort du livre I De lâme.
4° Ce que peut une puissance inférieure, une puissance
supérieure le peut aussi. Cependant, elle ne le fait pas
de la même manière mais de manière plus noble.
Lintellect connaît donc la même chose que le sens
mais de manière plus noble puisque immatériellement.
Par conséquent, il ne sensuit as que, si le sens
connaît le singulier, lintellect le connaisse
aussi.
ARTICLE 7: Dieu connaît-il l'existence
ou la non-existance actuelle du singulier?
.
On se demande, septièmement, si Dieu connaît
lexistence ou la non-existence actuelle du
singulier, à cause de la position dAvicenne à
laquelle on a fait allusion plus haut. Cela revient à se
demander si Dieu connaît les énoncés, et surtout dans
le domaine du singulier. Il semble que non.
Objections:
1° Lintellect divin est toujours dans le même
état. Or, le singulier, selon quil existe ou non
actuellement, est dans des états différents.
Lintellect divin ne connaît donc pas
lexistence ou la non-existence actuelle du
singulier.
2° Parmi les puissances de lâme, celles qui,
comme limagination, sont indifférentes à la
présence ou à labsence de la chose ne connaissent
pas si la chose existe ou nexiste pas actuellement.
Seules le connaissent les puissances qui, comme le sens,
ne portent pas sur les choses absentes comme sur les
présentes. Or, lintellect divin se comporte de la
même manière à légard des choses présentes et
des absentes. Il ne connaît donc pas lexistence ou
la non-existence actuelle des choses, mais connaît leur
nature dans labsolu.
3° Daprès le Philosophe au livre VI de la
Métaphysique, la composition impliquée dans
laffirmation selon laquelle une chose existe ou
nexiste pas nest pas dans les choses mais
seulement dans notre intellect Or, il ne peut y avoir de
composition dans lintellect divin. Dieu ne connaît
donc pas lexistence ou la non-existence de la chose.
4° Commentant le verset de Jean 1, 3: "Ce qui a
été fait était vie en lui " saint Augustin dit
que les choses créées sont en Dieu comme le coffre est
dans lesprit de lartisan. Or, la similitude
du coffre que lartisan a dans lesprit ne lui
permet pas de savoir si le coffre existe ou non. Donc,
Dieu, lui non plus, ne connaît pas lexistence ou
la non-existence actuelle du singulier.
5° Plus une connaissance est noble, plus elle ressemble
la connaissance divine Or, la connaissance de
lintellect qui comprend les définitions des choses
est plus noble que la connaissance sensible, car
lintellect en définissant savance vers
lintérieur de la chose, tandis que le sens
soccupe de lextérieur Puis donc que
lintellect, lorsquil définit, ne connaît
pas si la chose existe ou non, mais connaît sa nature
dans labsolu alors que le sens, lui, le connaît,
il semble quil faille tout spécialement attribuer
Dieu cette manière de connaître qui consiste connaître
la nature de la chose dans labsolu sans savoir si
la chose existe ou non.
6° Dieu connaît chaque chose au moyen de lidée
de la chose qui est en lui. Or, cette idée est
indifférente lexistence ou la non-existence de la
chose, sinon elle ne procurerait pas Dieu la connaissance
des choses futures. Dieu ne connaît donc pas si une
chose existe ou non.
En sens contraire:
1° Plus une connaissance est parfaite, plus nombreuses
sont les propriétés de la chose connue quelle
saisit Or, la connaissance divine est la plus parfaite.
Dieu connaît donc la chose sous tous ses aspects. Il
connaît, par conséquent, son existence ou sa non-existence.
2° Comme il ressort de ce quon a dit. Dieu a une
connaissance propre et distincte des choses. Or, il ne
connaîtrait pas les choses de façon distincte sil
ne distinguait la chose qui existe de celle qui
nexiste pas. Il sait donc quune chose existe
ou nexiste pas.
.
Réponse:
Le rapport de lessence universelle dune
espèce donnée aux accidents par soi de cette espèce
est aussi celui de lessence dun singulier à
tous les accidents propres de ce singulier, cest-à-dire
tous les accidents qui se trouvent en lui, car, du fait
quils sont individués en lui, ils lui deviennent
propres. Or, lintellect qui connaît lessence
dune espèce comprend par elle tous les accidents
par soi de cette espèce. En effet, daprès le
Philosophe, le principe de toute démonstration par
laquelle on déduit les accidents propres dun sujet
est la quiddité Si donc on connaissait lessence
propre dun singulier, on connaîtrait tous les
accidents de ce singulier. Mais ce nest pas
possible pour notre intellect parce que la matière
signée, dont notre intellect fait abstraction,
appartient à lessence du singulier et entrerait
dans sa définition si le singulier en avait une. En
revanche, lintellect divin, qui saisit la matière,
comprend non seulement lessence universelle de l'espèce
mais aussi l'essence singulière de chaque individu
Voilà pourquoi il connaît tous les accidents, à la
fois ceux qui sont communs à lespèce ou au genre
tout entiers et ceux qui sont propres à chaque singulier.
Lun dentre eux est le temps dans lequel se
trouve tout singulier existant dans la réalité, et
cest selon la détermination du temps quon
attribue ou non lexistence actuelle au singulier.
Voilà pourquoi Dieu connaît lexistence ou la non-existence
actuelle de chaque singulier et il connaît tous les
autres énoncés que lon peut former au sujet des
choses universelles ou des individus.
Il y a cependant sur ce point une différence entre
lintellect divin et le nôtre. En effet, notre
intellect forme des concepts différents pour connaître
le sujet et laccident, et pour connaître les
différents accidents. Il passe donc discursivement de la
connaissance de la substance à celle de laccident.
En outre, pour connaître quune chose inhère dans
une autre, il compose une espèce avec une autre et les
unit de quelque manière. Ainsi forme t-il en lui-même
des énoncés. En revanche, lintellect divin
connaît toutes les substances et tous les accidents au
moyen dune seule chose: son essence. Il ne passe
donc pas discursivement de la substance à
laccident, ni ne compose une chose avec une autre,
mais, à la place de ce qui est dans notre intellect
composition des espèces, il y a dans lintellect
divin une unité sous tout rapport Pour cette raison, il
connaît de façon non complexe les choses complexes,
comme il connaît "les choses multiples sur le mode
de la simplicité et de lunité, et les choses
matérielles de façon immatérielle."
.
Solutions:
1° Lintellect divin connaît par un seul et même
principe tous les états sujets à variation dans une
chose. Voilà pourquoi, alors quil demeure toujours
dans le même état, il connaît tous les états des
choses de quelque manière quelles changent.
2° La similitude qui est dans limagination
nest la similitude que de la chose elle-même. Elle
nest pas une similitude qui permet de connaître le
temps dans lequel la chose est située Mais il en va
différemment de lintellect divin. Ce nest
donc pas pareil.
3° A la place de la composition qui est dans notre
intellect, il y dans lintellect divin lunité.
Mais la composition est une certaine imitation de
lunité. Cest pourquoi on lappelle
aussi union Par conséquent, il est clair que Dieu, sans
faire de composition, connaît plus véritablement les
énoncés que ne le fait lintellect qui compose et
divise.
4° Le coffre qui est dans lesprit de
lartisan nest pas la similitude de tout ce
qui peut appartenir au coffre. Cest la raison pour
laquelle il nen va pas de même de la connaissance
de lartisan et de la connaissance divine.
5° Celui qui connaît une définition connaît en
puissance les énoncés qui sont démontrés au moyen de
cette définition. Or, dans lintellect divin, il
ny a pas de différence entre être en acte et
pouvoir. Donc, dès quil connaît les essences des
choses, il comprend aussitôt tous les accidents qui en
découlent.
6° Lidée qui est dans lesprit divin est
indifférente à létat de la chose, parce
quelle est la similitude de cette chose selon tous
ses états. Voilà pourquoi elle permet de connaître la
chose quel que soit létat de celle-ci.
.
ARTICLE 8: Dieu connaît-il les non-étants?
On se demande, huitièmement, si Dieu
connaît les non-étants et les choses qui ni
nexistent, ni nexisteront, ni nont
existé.
Objection:
Il semble que non.
1° Comme le dit saint Denis au ch. I des Noms divins il
ny a de connaissances que des existants. Or, ce qui
ni nexiste, ni nexistera, ni na existé
nest daucune manière un existant. La
connaissance de Dieu ne peut donc porter sur lui.
2° Toute connaissance se fait par assimilation du
connaissant au connu. Or, lintellect divin ne peut
être assimilé au non-étant. Il ne peut donc connaître
le non-étant.
3° Dieu connaît les choses au moyen des idées. Or, il
ny a pas d'idée au non-étant. Dieu ne connaît
donc pas le non-etant.
4° Tout ce que Dieu connaît est dans son Verbe. Or, au
dire de saint Anselme dans le Monologion, "de ce ci
na pas existé, nexiste pas et
nexistera pas il ny a pas de verbe."
Dieu ne connaît donc pas ce genre de choses.
5° Dieu ne connaît que le vrai. Or, le vrai et
létant sont convertibles. Dieu ne connaît donc
pas les choses qui ne sont pas.
En sens contraire:
"Il appelle les choses qui ne sont pas comme celles
qui sont " (Ro 4, 17). Or, il nappellerait pas
les non-étants sil ne les connaissait pas. Il
connaît donc les non-étants.
Réponse:
Dieu connaît les choses créées à la manière dont
lartisan connaît les produits de lart,
laquelle connaissance est la cause des produits de
lart. Le rapport de cette connaissance aux choses
connues est donc linverse de celui
quentretient notre connaissance. En effet, notre
connaissance, du fait quelle est reçue des choses,
est par nature postérieure aux choses alors que la
connaissance que le Créateur a des créatures et celle
que lartisan a des produits de lart
précèdent par nature les choses connues. Or, la
suppression de ce qui est antérieur entraîne celle de
ce qui est postérieur, mais non linverse. De là
vient que notre connaissance des choses de la nature ne
peut exister si les choses elles-mêmes ne préexistent,
tandis que pour lintellect de Dieu ou de
lartisan la connaissance de la chose est
indifférente à lexistence ou la non-existence de
la chose.
Il faut cependant savoir que lartisan a une double
connaissance de loeuvre susceptible dêtre
réalisée: une connaissance spéculative et une
connaissance pratique. Il en a une connaissance
spéculative ou théorique lorsquil connaît les
raisons formelles de loeuvre sans les appliquer à
lopération au moyen de lintention. Mais il
en a une connaissance pratique, au sens propre, lorsque,
au moyen de lintention, il étend les raisons
formelles de loeuvre à cette fin quest
lopération. Cest en ce sens que la médecine
est divisée en médecine théorique et médecine
pratique, comme le dit Avicenne. Il est donc évident,
daprès cela, que la connaissance pratique de
lartisan suit sa connaissance spéculative, puisque
la connaissance devient pratique lorsquon étend la
connaissance spéculative à la réalisation dun
ouvrage. Or, si lon supprime ce qui est postérieur,
ce qui est antérieur demeure. Il est donc clair
quil peut y avoir chez lartisan connaissance
dun produit de lart que tantôt il décide de
réaliser mais que tantôt il ne décide jamais de
réaliser, comme lorsquil élabore la forme
dun objet quil na pas lintention
de réaliser. Toutefois, cet objet quil ne prend
pas la décision de réaliser, lartisan ne le voit
pas toujours comme existant dans sa puissance. -car
parfois il élabore un objet tel que les forces lui
manquent pour le réaliser -mais il le considère dans sa
fin à lui, cest-à-dire quil voit que cet
objet lui permettrait de parvenir à telle fin En effet,
daprès le Philosophe aux livres VI et VII de
lÉthique, les fins sont dans lordre du faire
comme les principes dans lordre spéculatif'si bien
que, de même que les conclusions sont connues dans les
principes, de même les produits de lart le sont
dans les fins.
Il est donc clair que Dieu peut avoir connaissance de
certains non-étants. Il a une connaissance pour ainsi
dire pratique de certains dentre eux, à savoir de
ceux qui ont existé, existent ou existeront et qui
procèdent de sa science selon quil la
décidé. Il a, en revanche, une connaissance pour ainsi
dire spéculative de ceux qui nont jamais existé,
nexistent pas et nexisteront pas, cest-à-dire
de ceux quil a décidé de ne jamais réaliser. On
peut dire quil les voit dans sa puissance,
puisquil nest rien quil ne puisse, mais
on dit avec plus dà propos quil les voit
dans sa bonté qui est la fin de toutes les choses qui
sont faites par lui Il voit, en effet, quil y a
beaucoup dautres manières pour sa propre bonté
dêtre communiquée, en plus de celle dont elle est
communiquée aux existants passés, présents et à venir,
car toutes les choses créées ne peuvent égaler sa
bonté, si grand quapparaisse leur degré de
participation à cette bonté.
.
Solutions:
1° Les choses qui nont pas existé,
nexistent pas et nexisteront pas existent de
quelque manière dans la puissance de Dieu comme dans un
principe actif ou bien dans sa bonté comme dans une
cause finale.
2° La connaissance qui est reçue des choses connues
consiste dans lassimilation passive par laquelle le
connaissant est assimilé aux choses connues existant
antérieurement. Mais la connaissance qui est cause des
choses connues consiste dans lassimilation active
par laquelle le connaissant sassimile le connu.
Puis donc que Dieu peut sassimiler ce que ne lui
est pas encore assimilé, il peut aussi avoir
connaissance du non-étant.
3° Si, comme le voudrait plutôt lusage,
lidée est la forme de la connaissance pratique, il
ny a didée que des choses qui ont existé,
existent ou existeront. Mais, si lidée est la
forme aussi de la connaissance spéculative, rien
nempêche quil y ait une idée des autres
choses, celles qui nont pas existé,
nexistent pas et nexisteront pas.
4° Le Verbe désigne "la puissance opérative du
Père", celle par laquelle il fait toutes choses.
Voilà pourquoi le Verbe na pas plus
dextension que lopération divine. Aussi est-il
dit dans le Psautier: "Il a parlé et cela fut fait."
En effet, bien que le Verbe connaisse aussi les autres
choses, il nen est pas le Verbe.
5° Les choses qui nont pas existé,
nexistent pas et nexisteront pas ont une
vérité dans la mesure où elles ont un être,
cest-à-dire en tant quelles existent dans
leur principe actif ou final. Et cest ainsi
quelles sont aussi connues de Dieu.
ARTICLE 9: Dieu connaît-il les infinis?
Objections:
Il semble que non.
1° Comme le dit saint Augustin au livre XII de la Cité
de Dieu, " tout ce qui est su est limité par la
compréhension de celui qui sait". Or, ce qui est
infini ne peut être limité. Ce qui est infini
nest donc pas su de Dieu.
2° (Réponse: Dieu sait les infinis dune science
de simple connaissance et non dune science de
vision) En sens contraire: Toute science parfaite
comprend et, par conséquent, limite ce quelle sait.
Or, tout comme la science de vision, la science de simple
connaissance en Dieu est parfaite. Donc, pas plus que la
science de vision, la science de simple connaissance ne
peut porter sur les infinis.
3° Tout ce que Dieu connaît, il le connaît par
lintellect. Or, la connaissance de lintellect
est appelée vision. Donc, tout ce que Dieu connaît, il
le sait dune science de vision. Si donc il ne sait pas
les infinis par la science de vision, il ne les sait
daucune manière.
4° Les raisons formelles de toutes les choses qui sont
connues par Dieu sont en Dieu et y sont en acte. Si donc
les infinis sont sus de Dieu, il y aura en lui une
infinité de raisons formelles en acte, ce qui semble
impossible.
5° Tout ce que Dieu sait, il le connaît parfaitement.
Or, une chose nest parfaitement connue que si la
connaissance du connaissant pénètre jusquà
lintime de la chose. Donc, tout ce que Dieu
connaît, il le pénètre de quelque manière de part en
part. Or, linfini ne peut daucune manière
être franchi ni par le fini ni par linfini. Dieu
ne connaît donc daucune manière les infinis.
6° Quiconque regarde une chose, la limite par son regard.
Or, tout ce que Dieu connaît, il le regarde. Ce qui est
infini ne peut donc être connu par lui.
7° Si la science de Dieu porte sur les infinis, elle
sera, elle aussi, infinie. Mais cela ne se peut, car tout
infini est imparfait, comme il est démontré au livre
III de la Physique. La science de Dieu ne porte donc
daucune manière sur les infinis.
8° Ce qui répugne la définition de linfini ne
peut daucune manière être attribué linfini.
Or, être connu répugne la définition de linfini,
car "linfini est ce dont on peut toujours
saisir davantage, quelle que soit la quantité déjà
saisie", comme il est dit au livre III de la
Physique. Or, ce qui est connu doit être saisi par le
connaissant et ce dont quelque chose reste en dehors du
connaissant nest pas pleinement connu. Il est donc
clair quil répugne à la définition de
linfini dêtre pleinement connu par
quelquun. Puis donc que Dieu connaît pleinement
tout ce quil connaît, il ne connaît donc pas les
infinis.
9° La science de Dieu est la mesure de la chose sue. Or,
linfini ne peut avoir de mesure. Linfini ne
tombe donc pas sous la science de Dieu.
10° Le fait de mesurer nest rien dautre que
le fait de sassurer de la quantité de ce qui est
mesuré. Si donc Dieu connaissait linfini et, par
conséquent, connaissait sa quantité, il le mesurerait,
ce qui est impossible puisque linfini en tant
quinfini est immense, cest-à-dire non
mesurable. Dieu ne connaît donc pas linfini.
.
En sens contraire:
1° Comme le dit saint Augustin au livre XII de la Cité
de Dieu, "bien que les nombres infinis naient
pas de nombre, ils ne sont pas incompréhensibles pour
celui dont la science est sans nombre."
2° Comme Dieu ne fait rien quil ne connaisse, il
peut savoir tout ce quil peut faire. Or, Dieu peut
faire les infinis. Il peut donc savoir les infinis.
3° Pour intelliger quelque chose, il faut
limmatérialité du côté du connaissant et du
connu ainsi que lunion des deux. Or,
lintellect divin est infiniment plus immatériel
quun intellect créé. Il est donc infiniment plus
capable de connaissance intellectuelle. Or,
lintellect créé peut connaître les infinis en
puissance. Lintellect divin peut donc connaître
les infinis en acte.
4° Dieu sait toutes les choses qui sont, ont été ou
seront. Or, si monde durait infiniment, jamais le cycle
de la génération ne finirait et il y aurait ainsi une
infinité de singuliers. Or, cela serait possible à Dieu
Il nest donc pas impossible quil connaisse
les infinis.
5° Comme le dit le Commentateur au livre XI de la
Métaphysique, "tous les rapports et toutes les
formes qui sont en puissance dans la matière prime sont
en acte dans le premier moteur." A cela
saccorde aussi laffirmation de saint Augustin
selon laquelle les raisons séminales des choses sont
dans la matière prime tandis que les raisons causales
sont en Dieu Or, il y a une infinité de formes en
puissance dans la matière prime parce que la puissance
passive de celle-ci est infinie Il y a donc aussi dans le
premier moteur, cest-à-dire Dieu, des infinis en
acte. Or, Dieu connaît tout ce qui, en lui, est en acte.
Il connaît donc les infinis.
6° saint Augustin, disputant au livre XV de la Cité de
Dieu contre les Académiciens qui niaient quil y
eût quelque chose de vrai, montre que non seulement il
existe un grand nombre de choses vraies, mais quil
y en a même une infinité, en vertu dune sorte de
réduplication de lintellect par rapport à lui
même ou même dune réduplication de la
proposition Par exemple, si je dis quelque chose de vrai,
il est vrai que je dis vrai et il est vrai que je dis que
je dis vrai et ainsi à linfini. Or Dieu connaît
toutes les choses vraies. Il connaît donc des infinis.
7° Tout ce qui est en Dieu, est Dieu. La science de Dieu
est donc Dieu lui-même. Or, Dieu est infini
puisquil nest compris daucune manière.
Sa science est donc, elle aussi, infinie. Il possède
donc la science des infinis.
Réponse:
Comme le dit saint Augustin au livre XII de la Cité de
Dieu certains, qui veulent juger de lintellect
divin selon le mode de notre intellect ont prétendu que
Dieu ne peut, pas plus que nous, connaître les infinis.
Et, comme ils posaient que Dieu connaît les singuliers
et, en même temps, que le monde est éternel, la
conséquence en était lexistence dun retour
cyclique dans les différents ages de réalités
numériquement identiques, ce qui est totalement absurde.
Il faut donc affirmer que Dieu connaît les infinis,
ainsi qu'on peut le montrer à partir de ce quon a
déjà établi plus haut Dieu, en effet, connaît non
seulement les choses qui ont été, sont ou seront, mais
aussi toutes celles qui peuvent participer de sa bonté.
Or, ces dernières sont en nombre infini puisque sa
bonté est infinie Il reste donc que Dieu connaît les
infinis. Mais il faut considérer de quelle manière cela
se fait.
Il faut donc savoir que lextension de la
connaissance à un plus ou moins grand nombre
dobjets dépend de la puissance de son médium. Par
exemple, la similitude qui est reçue dans la vue est
déterminée par rapport aux propriétés particulières
de la chose. Elle nest donc capable de conduire
quà la connaissance dune seule chose. Par
contre, la similitude de la chose reçue dans
lintellect est dégagée des propriétés
particulières. Etant plus élevée, elle peut donc
conduire à la connaissance dun plus grand nombre
de choses. Et, comme une forme universelle unique peut
par nature être participée par une infinité de
singuliers, de là vient que lintellect connaît de
quelque manière les infinis. Mais, comme la similitude
qui est dans lintellect ne conduit pas à la
connaissance du singulier du point de vue de ce qui
distingue les singuliers entre eux mais seulement du
point de vue de leur nature commune, de là vient que
notre intellect, au moyen de lespèce quil a
en lui, ne connaît les infinis quen puissance. En
revanche, le médium par lequel Dieu connaît, savoir son
essence, est la similitude des choses en nombre infini
qui peuvent limiter, et pas seulement du point de
vue de ce qui leur est commun mais aussi du point de vue
de ce par quoi elles se distinguent entre elles, ainsi
quil ressort de ce qui précède La science divine
a donc la puissance de connaître les infinis. Mais il
nous faut maintenant considérer comment Dieu connaît
les infinis en acte.
Rien nempêche que quelque chose soit infini
dune certaine manière et fini dune autre,
comme, par exemple, sil y avait un corps, infini
certes en longueur, mais fini en largeur. Cest
pareillement possible chez les formes. Supposons, par
exemple, quun corps infini soit blanc. La quantité
extensive de la blancheur -qui la quantifie par accident
-sera infinie, mais sa quantité par soi, cest-à-dire
sa quantité intensive, serait néanmoins finie. Il en va
de même pour nimporte quelle autre forme dun
corps infini, car toute forme reçue dans une matière
est limitée en fonction du mode dêtre de ce qui
la reçoit et na donc pas une intensité infinie Or,
de même quil répugne à être connu,
linfini répugne aussi à être franchi, car
linfini ne peut être ni connu ni franchi.
Néanmoins, si quelque chose se déplaçait sur un infini
mais non dans le sens de son infinité, linfini
pourrait être franchi. Par exemple, ce qui est infini en
longueur et fini en largeur peut être franchi dans le
sens de la largeur mais non dans celui de la longueur. De
la même manière, si quelque infini est connu dans le
sens de son infinité, il ne peut daucune manière
être connu parfaitement mais, sil nest pas
connu en ce sens là, il pourra alors être connu
parfaitement. En effet, étant donné que, daprès
le Philosophe au livre I de la Physique, " la notion
dinfini a rapport à la quantité " et que la
quantité implique par définition un ordre des parties
il sensuit que linfini est connu dans le sens
de son infinité lorsquil est saisi partie après
partie Si donc notre intellect devait connaître de cette
manière un corps blanc infini, il ne pourrait
daucune manière le connaître parfaitement, ni lui,
ni sa blancheur. Mais, sil connaît la nature de la
blancheur ou de la corporéité qui se trouvent dans le
corps infini, il connaîtra alors parfaitement
linfini en toutes ses parties mais non dans le sens
de son infinité. Il est ainsi possible que notre
intellect, de quelque manière, connaisse parfaitement un
infini continu. Par contre, il ne peut daucune
manière connaître les infinis dans lordre de la
quantité discrète parce quil ne peut pas par une
seule espèce connaître une multiplicité. Delà vient
que, si notre intellect doit considérer un ensemble
numérique, il faut quil connaisse un élément
après lautre. Il connaît par conséquent la
quantité discrète dans le sens de son infinité. Si
donc il connaissait un ensemble numérique infini en acte,
il sensuivrait quil connaîtrait
linfini dans le sens de son infinité, ce qui est
impossible.
Mais lintellect divin, lui, connaît toutes choses
au moyen dune seule espèce. Sa connaissance
atteint donc toutes choses en même temps et dun
seul regard. Par conséquent, il ne connaît pas un
ensemble numérique selon lordre de ses parties et
il peut donc connaître un ensemble numérique infini,
mais non dans le sens de son infinité. En effet,
sil devait le connaître dans le sens de son
infinité, cest-à-dire partie après partie, il
narriverait jamais à la fin, si bien quil ne
le connaîtrait pas parfaitement. Jaccorde donc
purement et simplement que Dieu connaît en acte les
infinis absolument Mais ces infinis ne ségalent
pas à son intellect comme lui-même, lorsquil se
connaît, ségale à son intellect. En effet,
lessence dans les infinis créés est finie du
point de vue intensif, comme, par exemple, la blancheur
dans un corps infini, tandis que lessence de Dieu
est infinie à tout point de vue. Pour cette raison, tous
les infinis sont finis pour Dieu et sont compréhensibles
par lui.
.
Solutions:
1° On dit que ce qui est su est limité par celui qui
sait, en ce sens quil ne dépasse pas
lintellect de celui qui sait en laissant hors de
celui-ci quelque chose de lui-même. De cette manière,
en effet, il se comporte à légard de
lintellect de celui qui sait comme quelque chose de
fini. Et il ny a pas dinconvénient à ce que
cela se produise pour linfini quand il nest
pas su dans le sens de son infinité.
2° La science de simple connaissance et la science de
vision nimpliquent aucune différence du côté de
celui qui sait mais seulement du côté de la chose sue.
On parle de science de vision en Dieu par ressemblance
avec la vision corporelle, qui voit les choses placées
hors delle. Par la science de vision Dieu
nest donc dit savoir que les choses qui sont hors
de lui, quelles soient présentes, passées ou à
venir. Mais la science de simple connaissance, comme on
la prouvé plus haut concerne les choses qui
nexistent pas, nont pas existé et
nexisteront pas. Dieu ne connaît pas dune
manière différente ces choses-ci et celles-là. Si donc
Dieu ne voit pas les infinis, ce nest pas à cause
de la science de vision mais parce que les objets à voir
nexistent pas. Mais si on posait lexistence
dinfinis en acte ou successifs, nul doute que Dieu
les connaîtrait dune science de vision.
3° La vue, à proprement parler, est un certain sens
corporel, de sorte que, si on transfère le nom de vision
à la connaissance immatérielle, ce ne sera que par
métaphore. Or, dans les expressions métaphoriques, la
raison de vérité diffère selon les différentes
ressemblances que lon trouve dans les choses. Rien
nempêche donc quon appelle vision tantôt
toute connaissance divine et tantôt la seule
connaissance qui porte sur les choses passées,
présentes ou à venir.
4° Dieu est lui-même par son essence la similitude de
toutes les choses et la similitude propre de chacune Si,
donc, on dit quil y a en Dieu plusieurs raisons
formelles des choses, cest uniquement en fonction
des rapports quil entretient avec les différentes
créatures, rapports qui ne sont que des relations de
raison. Or, comme le dit Avicenne dans sa Métaphysique
il ny a pas dinconvénient à multiplier à
linfini les relations de raison.
5° Le franchissement implique mouvement dun terme
à un autre. Etant donné que Dieu connaît sans
discourir mais par un regard unique et simple toutes les
parties de linfini, quil soit continu ou
discontinu, il connaît parfaitement linfini mais
pourtant ne franchit pas linfini en le connaissant.
6° Même réponse quau premier argument.
7° Cet argument est valable pour linfini au sens
privatif, qui ne se rencontre que dans le domaine de la
quantité. En effet, tout ce qui se dit en un sens
privatif est imparfait. Mais cet argument nest pas
valable pour linfini au sens négatif, celui qui
sapplique à Dieu. Cest en effet une
perfection que de nêtre limité par rien.
8° Cet argument prouve que linfini ne peut être
connu dans le sens de son infinité, car, quelle que soit
la partie de sa quantité que tu prennes, si grande soit-elle,
et quelle que soit la mesure, il restera toujours quelque
chose à en prendre. Mais Dieu ne connaît pas
linfini de telle manière quil passe
dune partie à une autre.
9° Ce qui est infini en quantité possède, comme on
la dit, un être fini et cest pour cela que
la science divine peut être la mesure de l'infini.
10° Le fait de mesurer consiste par définition à
sassurer de la quantité déterminée dune
chose. Or, Dieu ne connaît pas linfini de manière
à savoir sa quantité déterminée puisque celui-ci
nen a pas. Etre connu par Dieu nest donc pas
contradictoire avec lidée dinfini.
.
ARTICLE 10: Dieu peut-il faire des infinis?
Objections:
Il semble que oui.
1° Les raisons formelles existant dans lesprit
divin sont productrices des choses et lune
nempêche pas lautre dagir. Puis donc
que ces raisons sont en nombre infini dans lesprit
divin un nombre infini deffets peut être obtenu à
partir delles lorsque la puissance divine les met
en oeuvre.
2° La puissance du Créateur dépasse à linfini
la puissance de la créature. Or, il est au pouvoir de la
créature de produire des infinis successifs. Dieu peut
donc produire des infinis simultanés.
3° Une puissance qui ne passe pas à lacte est
vaine, surtout si elle ne peut pas passer à lacte.
Or, la puissance de Dieu porte sur les infinis. Cette
puissance serait donc vaine si Dieu ne pouvait produire
en acte des infinis.
.
En sens contraire:
1° Sénèque dit que "lidée est le modèle
des choses qui sont faites par la nature." Or, les
infinis ne peuvent exister en vertu de la nature et, par
conséquent, ils ne peuvent non plus, semble-t-il, être
faits par elle, car ce qui ne peut exister ne peut être
fait. Il ny aura donc pas en Dieu didée des
infinis. Or, Dieu ne peut rien faire que par une idée.
Il ne peut donc pas faire dinfinis.
2° En disant que Dieu crée les choses, on
nintroduit rien de nouveau du côté de celui qui
crée mais seulement du côté de la créature. Il semble
donc quil revienne au même daffirmer que
Dieu crée les choses et que les choses paraissent à
lêtre à partir de Dieu. Donc, pour la même
raison, affirmer que Dieu peut créer les choses revient
à affirmer que les choses peuvent paraître à
lêtre à partir de Dieu. Or, les choses infinies
ne peuvent être produites, car il ny a pas dans la
créature de puissance par rapport à un acte infini.
Dieu ne peut donc pas, lui non plus, produire des infinis
en acte.
Réponse:
Linfini se distingue de deux manières.
1° Il se distingue, premièrement, en fonction de la
puissance et de lacte On appelle infini en
puissance celui qui consiste toujours dans la succession.
Cest le cas, par exemple, dans la génération, le
temps, la division du continu: en tout cela il y a une
puissance par rapport à linfini, car on prend
toujours une partie après lautre. En revanche, une
ligne que nous supposerions sans limites est un exemple
dinfini en acte.
2° On distingue, deuxièmement, linfini par soi et
linfini par accident Voici le sens de cette
distinction. La notion dinfini, comme on la
dit relève de la quantité. Or, la quantité se dit
dabord de la quantité discrète et ensuite de la
quantité continue Voilà pourquoi, pour voir de quelle
manière il y a infini par soi et par accident, il faut
considérer que la multiplicité est requise tantôt par
soi mais tantôt seulement par accident. La multiplicité
-cest clair -est requise par soi dans les séries
ordonnées de causes et deffets où un élément
dépend essentiellement de lautre. Par exemple,
lâme met en mouvement la chaleur naturelle qui met
en mouvement les nerfs et les muscles. Ceux-ci mettent en
mouvement les mains qui mettent en mouvement le bâton
lequel met en mouvement la pierre Dans cette série,
nimporte lequel des éléments postérieurs dépend
par soi de nimporte lequel des éléments
antérieurs. Mais il y a multiplicité par accident
lorsque tous les éléments contenus dans une série
tiennent pour ainsi dire la place dun seul et
quil importe peu quil y en ait un, plusieurs,
peu ou beaucoup. Supposons, par exemple, un constructeur
qui bâtit une maison et qui, ce faisant, use
successivement plusieurs scies La multiplicité des scies
nest requise pour la construction de la maison que
par accident, du fait quune seule scie ne peut pas
durer toujours, et le nombre de scies utilisées importe
peu par rapport à la maison. Une scie ne dépend donc
pas de lautre comme cétait le cas lorsque la
multiplicité était requise par soi. En fonction de cela
donc, différentes opinions ont été émises sur
linfini.
Certains philosophes anciens ont admis un infini en acte
non seulement par accident mais aussi par soi. Pour eux,
linfini appartenait nécessairement à ce
quils posaient comme principe, si bien quils
admettaient aussi une série causale infinie. Mais le
Philosophe réprouve cette opinion au livre II de la
Métaphysique et au livre III de la Physique.
Dautres, sectateurs dAristote, ont accordé
quil ne pouvait y avoir dinfini par soi ni en
acte ni en puissance, puisqu il n'est pas possible que
quelque chose dépende essentiellement dune
infinité de choses, car son être ne serait jamais
constitué. Mais ils ont posé que linfini par
accident existait non seulement en puissance mais aussi
en acte. Cest ainsi quAlgazel, dans sa
Métaphysique pose que les âmes humaines séparées des
corps sont en nombre infini, conséquence du fait que,
selon lui, le monde est éternel. Il ny voit pas
dinconvénient puisquil ny a pas de
dépendance des âmes entre elles, si bien quon ne
trouve dans la multiplicité des âmes quun infini
par accident.
Mais dautres ont posé quil ne peut y avoir
dinfini en acte ni par soi ni par accident. Il ne
peut y avoir quun infini en puissance, qui consiste
dans la succession, comme lenseigne le livre III de
la Physique. Cest la position du Commentateur au
livre II de la Métaphysique. Mais l'impossibilité pour
l'infini dexister en acte peut provenir de deux
choses. Lexistence en acte répugne à
linfini soit du fait même quil est infini
soit pour quelque chose dautre. Il est, par exemple,
contradictoire quun triangle de plomb
sélève non parce quil est un triangle mais
parce quil est en plomb.
Si donc, conformément à la deuxième opinion,
linfini peut par nature exister en acte ou même
sil ne le peut pas seulement à cause dun
empêchement qui vient dautre chose que de
lidée dinfini, jaffirme que Dieu peut
faire quune chose infinie existe en acte. Mais, si
lexistence en acte est contradictoire avec la
notion dinfini, alors Dieu ne peut pas le faire,
pas plus quil ne peut faire que lhomme soit
un animal sans raison, car ce serait faire exister
ensemble des choses contradictoires. Quant à savoir si
oui ou non lexistence en acte est contradictoire
avec la notion dinfini, comme il sagit
dune question soulevée de façon incidente,
jen laisse pour linstant la discussion pour
un autre endroit. Mais il faut répondre aux arguments de
lune et lautre partie.
.
Solutions:
1° Les raisons formelles qui sont dans lesprit
divin ne se réalisent pas dans la création avec le mode
dêtre quelles ont en Dieu, mais avec le mode
dêtre compatible avec ce quest la créature
Ainsi, bien que ces raisons soient immatérielles, les
choses sont, partir delles, produites dans
lexistence matérielle. Si donc, comme le dit le
Philosophe au livre III de la Physique il entre dans la
notion dinfini de ne pas exister en acte de façon
simultanée mais dexister de façon successive,
alors les raisons en nombre infini qui sont dans
lesprit divin ne peuvent se réaliser toutes en
même temps dans les créatures, mais seulement de façon
successive. Cela nentraîne donc pas
lexistence dinfinis en acte.
2° La puissance dune créature est dite ne pas
pouvoir quelque chose de deux manières Ce peut être,
premièrement, en raison dun défaut de puissance
et, dans ce cas, il est correct de déduire que Dieu peut
ce que la créature ne peut pas. Ce peut être,
deuxièmement, parce que ce dont on dit que cest
impossible à la créature contient en soi une certaine
contradiction et cela, savoir que deux choses
contradictoires existent en même temps, nest pas
plus possible à Dieu quà la créature. Ce serait
le cas de lexistence de linfini en acte si
lexistence en acte était contradictoire avec la
notion dinfini.
3° Est vain ce qui natteint pas la fin à laquelle
il est ordonné, ainsi quil est dit au livre II de
la Physique. On ne dit donc dune puissance
quelle est vaine parce quelle ne passe pas à
lacte que dans la mesure où son effet ou son acte,
qui a une existence différente delle, sont la fin
de cette puissance. Or, aucun effet de la puissance
divine nest la fin de celle-ci et son acte
nest pas différent delle. Largument
nest donc pas valable.
.
Solutions des arguments en sens contraire:
1° Bien que par nature linfini ne puisse exister
de façon simultanée, il peut cependant être produit,
car lêtre de linfini ne consiste pas à
exister de façon simultanée mais il ressemble aux
choses qui sont en devenir, comme "le jour et le
combat", ainsi quil est dit au livre III de la
Physique. Il nen résulte cependant pas que Dieu ne
puisse faire que les choses qui se font en vertu de la
nature. En effet, lidée, daprès la
définition susdite, relève de la connaissance pratique
qui existe du fait quelle est déterminée à
lacte par la volonté divine.
Mais Dieu peut, par sa volonté, faire beaucoup
dautres choses que celles dont il a décidé
lexistence présente, passée ou future.
2° Dans la création, il ny a de nouveau que ce
qui se trouve du côté de la créature. Toutefois, le
terme de "création" nimplique pas
seulement cela mais aussi ce qui est du côté de Dieu.
Il signifie, en effet, laction divine, qui est son
essence et connote leffet dans la créature, qui
est de recevoir de Dieu lêtre. Il ne sensuit
donc pas quil y ait identité entre ces deux
propositions: "Dieu peut créer quelque chose"
et "Quelque chose peut être créé par Dieu."
Sinon, avant que nexiste la créature, Dieu
naurait rien pu créer si navait préexistée
la puissance de la créature, ce qui revient à poser une
matière éternelle Donc, le fait que la puissance de la
créature ne soit pas ordonnée à ce quil y ait
des infinis en acte nexclut pas que Dieu puisse
produire des infinis en acte.
.
ARTICLE 11: La science est-elle attribuée à Dieu et à
nous de façon équivoque?
Objections:
Il semble que oui.
1° Partout où il y a une communauté dunivocité
ou danalogie il y a une certaine ressemblance. Or,
il ne peut y avoir aucune ressemblance entre la créature
et Dieu Rien ne peut donc leur être commun par
univocité ou par analogie. Si donc on attribue le terme
de science à Dieu et à nous, ce sera seulement de
façon équivoque. Preuve de la mineure: Il est dit en
Isaïe 40, 18: "A qui avez-vous fait Dieu semblable
?" etc. cest-à-dire: il ne peut ressembler à
personne.
2° Partout où il y a ressemblance, il y a comparaison.
Or, entre Dieu et la créature, il ne peut y avoir aucune
comparaison puisque la créature est finie et Dieu infini.
Il ne peut donc y avoir aucune ressemblance entre eux et
nous retrouvons ainsi la même conclusion que
précédemment.
3° Partout où il y a comparaison, il y a
nécessairement une forme qui est possédée à des
degrés divers ou bien à égalité par plusieurs. Or,
cela ne peut se dire de Dieu et de la créature, car,
dans ce cas, il y aurait quelque chose de plus simple que
Dieu. Il ny a donc pas de comparaison entre Dieu et
la créature, ni non plus, par conséquent, de
ressemblance ni de communauté, sinon fondée sur la
seule équivocité.
4° La distance entre les choses qui nont aucune
ressemblance est plus grande que celle entre les choses
qui ont une ressemblance. Or, entre Dieu et la créature,
il y a une distance infinie telle quil ne peut pas
y en avoir de plus grande. Il ny a donc aucune
ressemblance entre eux et nous retrouvons la même
conclusion que précédemment.
5° La distance entre la créature et Dieu est plus
grande que celle entre létant crée et le non-étant,
puisque létant crée ne dépasse le non-étant que
par la quantité de son être laquelle nest pas
infinie. Or, rien ne peut être commun létant et
au non-étant "sinon par équivoque" seulement,
ainsi quil est dit au livre IV de la Métaphysique,
" comme si ce que, nous, nous appelons
homme, dautres lappelaient
non-homme'." Il ne peut donc rien y avoir non
plus de commun à Dieu et à la créature, sinon par pure
équivoque.
6° Dans tous les analogués ou bien lun entre dans
la définition de lautre, comme, par exemple, la
substance entre dans la définition de laccident et
lacte dans la définition de la puissance ou bien
quelque chose didentique entre dans la définition
de lun et lautre analogués, comme, par
exemple, la santé de lanimal entre dans la
définition du "sain" que lon attribue à
lurine et à la nourriture, celle-ci conservant
cette santé et celle-là en étant le signe. Or, le
rapport entre la créature et Dieu nest pas tel que
lun entre dans la définition de lautre ni
que quelque chose didentique entre dans la
définition de lun et lautre, en supposant
même que Dieu ait une définition. Il semble donc
quon ne puisse rien attribuer par analogie à Dieu
et aux créatures. Il reste donc que tout ce quon
leur attribue en commun leur est attribué de façon
purement équivoque.
7° Il y a plus de différence entre la substance et
laccident quentre deux espèces de substance.
Or, si le même nom est utilisé pour signifier la nature
propre de deux espèces de substance, il leur est
attribué de façon purement équivoque, comme le nom de
"chien" lorsquil est donné à la
constellation, à lanimal qui aboie et à
lanimal marin. A bien plus forte raison si
lon utilise un seul nom pour la substance et pour
laccident. Or, notre science est un accident,
tandis que la science divine est une substance. Le nom de
"science" est donc attribué de façon purement
équivoque à notre science et à la science divine.
8° Notre science nest quune sorte
dimage de la science divine. Or, le nom de la chose
ne convient à limage que de façon équivoque, si
bien que, daprès le Philosophe au livre des
Catégories, "animal" est attribué de façon
équivoque à lanimal véritable et à
lanimal en peinture Le nom de "science"
est donc, lui aussi, attribué de façon purement
équivoque à notre science et à celle de Dieu.
.
En sens contraire:
1° Le Philosophe dit au livre V de la Métaphysique
quest absolument parfait ce en quoi se trouvent les
perfections de tous les genres cest-à-dire Dieu,
comme laffirme le Commentateur au même endroit. Or,
on ne dirait pas que les perfections des autres genres se
trouvent en Dieu sil ny avait pas une
ressemblance entre sa perfection et les perfections des
autres genres. La créature a donc une certaine
ressemblance avec Dieu. La science -ou quelquautre
attribut -nest donc pas attribuée à la créature
et à Dieu de façon purement équivoque.
2° Il est dit en Gn 1, 26: "Faisons lhomme à
notre image et ressemblance." La créature a donc
une certaine ressemblance avec Dieu et nous retrouvons la
même conclusion que précédemment.
.
Réponse:
Il est impossible de prétendre que quelque chose est
attribué de façon univoque à la créature et à Dieu
En effet, dans tous les univoques, la raison formelle
signifiée par le nom est commune à ceux auxquels ce nom
est attribué de façon univoque. Par conséquent, du
point de vue de la raison formelle signifiée par ce nom,
les univoques sont égaux en quelque chose, bien que, du
point de vue de lêtre, lun puisse par nature
être antérieur ou postérieur à lautre. Par
exemple, tous les nombres sont égaux pour ce qui est de
la notion de nombre, bien que, du point de vue de la
nature de la chose, lun soit par nature antérieur
à lautre. Or, une créature, si grand que soit le
degré auquel elle imite Dieu, ne peut cependant parvenir
à ce que quelque chose lui appartienne par la même
raison formelle par laquelle elle appartient à Dieu. En
effet, les choses qui sont dans des sujets différents
selon la même raison formelle leurs sont communes quant
à la substance ou quiddité mais sont séparées quant
à lêtre. Or, tout ce qui est en Dieu est son
propre être. En effet, de même quen Dieu
lessence sidentifie à lêtre, de même
en lui la science sidentifie au fait dêtre
connaissant. Puis donc que lêtre qui est propre à
une chose ne peut être communiqué à une autre, la
créature ne peut pas plus parvenir à posséder quelque
chose par la même raison formelle que Dieu quelle
ne peut accéder au même être Ce serait dailleurs
pareil chez nous sil ny avait pas en Socrate
de différence entre "homme" et "être
homme", il serait impossible dattribuer de
façon univoque "homme" à lui et à Platon,
qui ont un être différent.
On ne peut cependant pas affirmer que tout ce qui est dit
de Dieu et des créatures est prédiqué de façon tout
à fait équivoque. En effet, sil ny avait
pas une certaine communauté entre la créature et Dieu,
lessence divine ne serait pas la similitude des
créatures et, par conséquent, Dieu, en connaissant son
essence, ne connaîtrait pas les créatures. Pareillement,
nous ne pourrions pas, nous non plus, parvenir à la
connaissance de Dieu à partir des choses créées et il
ny aurait pas de raison dattribuer à Dieu,
parmi les noms adaptés aux créatures, celui-ci plutôt
que celui-là, car dans les équivoques peu importe le
nom qui est donné puisquil ne désigne aucune
communauté réelle.
Il faut donc affirmer que le nom de science nest
prédiqué de la science de Dieu et de la nôtre ni de
façon tout à fait univoque, ni de façon purement
équivoque mais par analogie, ce qui ne veut rien dire
dautre que selon un rapport. Or, il y a deux formes
de communauté fondée sur un rapport et cest en
fonction de ces deux formes que lon considère la
communauté danalogie. Il y a, en effet, une
certaine communauté entre les termes qui ont entre eux
un rapport du fait quils ont une distance
déterminée ou un autre rapport réciproque, comme, par
exemple, deux par rapport à un du fait quil est
son double. Parfois aussi on ne considère pas la
communauté entre deux termes qui ont un rapport
réciproque mais plutôt la communauté entre deux
rapports. Il y a, par exemple, communauté entre six et
quatre: de même que six est le double de trois, quatre
est le double de deux. La première communauté est une
communauté de rapport, la seconde de proportionnalité
Donc, dans le premier type de communauté, quelque chose
est attribué analogiquement aux deux termes dont
lun est en rapport avec lautre. Par exemple,
létant est attribué à la substance et à
laccident en raison du rapport que laccident
a avec la substance et "sain" est attribué à
lurine et à lanimal du fait que lurine
a un certain rapport avec la santé de lanimal.
Mais parfois lattribution analogique se fait selon
le second type de communauté. Par exemple, le nom de
"vue" est attribué à la vue corporelle et à
lintellect parce que lintellect est dans
lesprit ce que la vue est dans loeil Puis
donc que, dans lattribution analogique du premier
type, il y a nécessairement un rapport déterminé entre
les termes qui ont quelque chose en commun par analogie,
il est impossible dattribuer quelque chose à Dieu
et à la créature selon ce type danalogie, car
aucune créature ne possède un rapport à Dieu en
fonction duquel la perfection divine puisse être
déterminée. Mais, dans le second type danalogie,
on nenvisage aucun rapport déterminé entre les
termes qui ont quelque chose en commun par analogie.
Cest la raison pour laquelle rien nempêche
quun nom soit attribué analogiquement à Dieu et
à la créature selon ce type danalogie.
Cependant, cela se produit de deux manières. Tantôt, en
effet, le nom en question implique en vertu de son
signifié principal quelque chose en quoi ne peut être
fondée une communauté entre Dieu et la créature, même
de la manière susdite. Cest le cas pour tout ce
qui est attribué à Dieu de façon symbolique, comme
lorsquon dit que Dieu est un lion, un soleil ou
quelque chose de ce genre. En effet, la matière, que
lon ne peut attribuer à Dieu, entre dans la
définition de ces choses. Mais, tantôt, le nom
attribué à Dieu et à la créature, nimplique
rien en vertu de son signifié principal qui interdise de
fonder le type de communauté dont on a parlé entre la
créature et Dieu. Cest le cas de tous les
attributs dont la définition ninclut pas
dimperfection et qui ne dépendent pas quant à
leur être de la matière: létant, le bien et les
attributs de ce type.
.
Solutions:
1° Comme le dit saint Denis au ch. IX des Noms divins,
Dieu ne doit daucune manière être dit semblable
aux créatures, mais les créatures peuvent de quelque
manière être dites semblables à Dieu En effet, ce qui
est fait à limitation dune chose, sil
limite parfaitement, peut purement et simplement
lui être dit semblable, mais linverse nest
pas vrai, car on ne dit pas quun est semblable à
son image mais linverse. Mais, si limitation
est imparfaite, ce qui imite peut être dit à la fois
semblable et dissemblable à ce à limitation de
quoi il est fait. Il lui est semblable dans la mesure où
il le représente mais non semblable dans la mesure où
il ne le représente quimparfaitement. Voilà
pourquoi lEcriture sainte nie que Dieu soit de
quelque manière semblable aux créatures, mais tantôt
elle accorde, tantôt elle nie que les créatures sont
semblables à Dieu. Elle l'accorde lorsquelle
affirme que lhomme a été fait à la ressemblance
de Dieu mais elle le nie lorsquelle dit dans le
Psautier: "Dieu, qui sera semblable à toi ?"
2° Dans le premier livre des Topiques, le Philosophe
pose deux types de ressemblance. Lun se rencontre
dans les différents genres et se prend du rapport ou de
la proportion: une chose est à une autre ce quune
troisième est à une quatrième, comme le Philosophe le
dit lui-même au même endroit. Lautre type de
ressemblance se rencontre dans les choses qui
appartiennent au même genre. Cest, par exemple,
lorsquune même chose inhère dans des sujets
différents. Or, le premier type de ressemblance
nexige pas une comparaison fondée sur un rapport
déterminé mais seulement le second type. Il nest
donc pas nécessaire décarter de Dieu par rapport
aux créatures le premier type de ressemblance.
3° Cette objection procède manifestement du second type
de ressemblance, dont nous accordons quil ne peut
exister entre les créatures et Dieu.
4° La ressemblance qui se fonde sur la participation de
deux êtres à une seule chose ou sur le rapport
déterminé quune chose entretient avec une autre -rapport
qui permet à lintellect de comprendre un terme à
partir de lautre -diminue la distance. Ce
nest pas le cas de la ressemblance fondée sur une
communauté de rapports. En effet, cette ressemblance se
rencontre pareillement entre des êtres très distants ou
peu distants: la ressemblance de proportionnalité
nest pas plus grande entre deux et un et six et
trois quentre deux et un et cent et cinquante. La
distance infinie entre la créature et Dieu ne supprime
donc pas cette ressemblance.
5° Même entre létant et le non-étant il y a une
certaine communauté analogique, car le non-étant lui-même
est appelé étant par analogie, comme il ressort du
livre IV de la Métaphysique. La distance qui existe
entre la créature et Dieu ne peut donc pas, elle non
plus, empêcher la communauté danalogie.
6° Cet argument est valable pour la communauté
analogique qui se prend du rapport déterminé dun
terme à un autre. Dans ce cas, en effet, il est
nécessaire, que lun des termes entre dans la
définition de lautre, comme la substance entre
dans la définition de laccident, ou bien
quune chose unique entre dans la définition des
deux analogués du fait quil se disent tous les
deux par rapport à cette chose unique, comme la
substance entre dans la définition de la quantité et de
la qualité.
7° Bien quil y ait une plus grande communauté
entre deux espèces de substance quentre
laccident et la substance, il est cependant
possible que le nom que lon donne à ces espèces
diverses ne tienne pas compte de ce quelles ont de
commun. Dans ce cas, le nom sera purement équivoque. En
revanche, le nom qui convient à la substance et
laccident peut être donné en considération de ce
quils ont en commun. Ce nom ne sera donc pas
équivoque mais analogue.
8° Le nom d"animal" nest pas
donné pour signifier la configuration extérieure, par
rapport à laquelle la peinture imite lanimal
véritable, mais pour signifier la nature interne par
rapport à laquelle elle ne limite pas. Voilà
pourquoi le nom d"animal" est attribué
de façon équivoque à lanimal véritable et à
lanimal en peinture Par contre, le nom de "science"
convient à la créature et au Créateur du point de vue
de ce en quoi la créature imite le Créateur. Voilà
pourquoi il nest pas attribué à lun et
lautre de façon tout à fait équivoque.
.
ARTICLE 12: Dieu connaît-il les futurs contingents?
Objections:
Il semble que non.
1° Seul le vrai peut être connu, comme il est dit au
livre I des Seconds Analytiques. Or, comme il est dit
dans le Périherménéias il ny a pas de vérité
déterminée dans les contingents singuliers et futurs.
Dieu na donc pas science des futurs singuliers et
contingents.
2° Ce qui entraîne une impossibilité est impossible.
Or, la connaissance par Dieu dun singulier futur et
contingent entraîne une impossibilité, savoir que la
science de Dieu se trompe. Il est donc impossible que
Dieu connaisse le singulier futur contingent. Preuve de
la mineure. Supposons que Dieu connaisse un futur
contingent singulier, par exemple que Socrate est assis.
Dans ce cas, ou bien il est possible que Socrate ne soit
pas assis, ou bien ce nest pas possible. Si ce
nest pas possible, alors il est impossible que
Socrate ne soit pas assis et donc il est nécessaire
quil soit assis. Or, on avait supposé que
cétait contingent. Si, en revanche, il est
possible que Socrate ne soit pas assis, le fait
queffectivement il ne le soit pas ne doit
entraîner aucune impossibilité. Or, cela entraîne que
la science de Dieu se trompe. Il ne sera donc pas
impossible que la science de Dieu se trompe.
3° (Réponse: Le contingent, en tant quil est en
Dieu, est nécessaire.) En sens contraire: Ce qui est
contingent en soi nest nécessaire par rapport à
Dieu que dans la mesure où il est en lui. Or, dans la
mesure où il est en Dieu, il nen est pas distinct.
Si donc le contingent nest su de Dieu que dans la
mesure où il est nécessaire, il ne sera pas su de lui
en tant quil existe dans sa nature propre,
cest-à-dire en tant quil est distinct de
Dieu.
4° Daprès le Philosophe au livre I des Premiers
Analytiques la conclusion résultant dune majeure
nécessaire et dune mineure simplement attributive
est nécessaire Or, la proposition "Il est
nécessaire que tout ce qui est connu de Dieu existe"
est vraie. En effet, si ce dont Dieu sait
lexistence nexistait pas, sa science serait
fausse. Si donc Dieu sait quune chose existe, il
est nécessaire quelle existe. Or, aucun contingent
nexiste nécessairement. Donc, aucun contingent
nest su de Dieu.
5° (Réponse: Lorsquon dit qu"il est
nécessaire que tout ce qui est su de Dieu existe",
la nécessité impliquée nest pas du côté de la
créature mais seulement du cité de Dieu qui sait.) En
sens contraire: Lorsquon dit qu" il est
nécessaire que tout ce qui est su de Dieu existe",
la nécessité est attribuée au sujet de la proposition.
Or, le sujet de la proposition est "ce qui est su de
Dieu" et non pas Dieu lui-même qui sait. La
nécessité impliquée est donc seulement du c6té de la
chose sue.
6° Plus une connaissance est certaine en nous, moins
elle peut porter sur les choses contingentes. En effet,
la science ne porte que sur les choses nécessaires, car
elle est plus certaine que lopinion qui, elle, peut
porter sur les choses contingentes Or, la science de Dieu
est très certaine. Elle ne peut donc porter que sur les
choses nécessaires.
7° Dans toute proposition conditionnelle vraie, si
lantécédent est nécessaire absolument, le
conséquent le sera aussi Or, la proposition
conditionnelle "Si quelque chose est su de Dieu,
cela sera" est vraie. Puis donc que
lantécédent "cela est su de Dieu" est
nécessaire absolument, le conséquent sera lui aussi
nécessaire absolument. Il est donc nécessaire
absolument que tout ce qui est su de Dieu existe. Voici
comment on prouvait que la proposition "cela est su
de Dieu" est nécessaire absolument: Cette
proposition porte sur le passé; or, toute proposition
portant sur le passé, si elle est vraie, est nécessaire,
car ce qui a été ne peut pas ne pas avoir été. Elle
est donc nécessaire absolument. En outre, tout ce qui
est éternel est nécessaire Or, tout ce que Dieu a su,
il la su de toute éternité. Il est donc
nécessaire absolument quil lait su.
8° Chaque chose entretient avec le vrai le même rapport
quavec lêtre. Or, les futurs contingents
nont pas dêtre. Ils nont donc pas non
plus de vérité. Il ne peut donc y avoir de science à
leur sujet.
9° Daprès le Philosophe au livre IV de la
Métaphysique, celui qui ne pense pas quelque chose de
déterminé, ne pense rien. Or le futur contingent,
surtout sil est également ouvert à
lexistence et à la non-existence, nest
daucune manière déterminé ni en lui-même, ni en
sa cause Il ne peut donc daucune manière y avoir
science à son sujet.
10° Hugues de Saint-Victor dit dans son livre Sur les
Sacrements que "Dieu ne connaît rien en dehors de
soi, lui qui a toutes les choses en lui-même." Or,
seul ce qui est hors de Dieu est contingent, car en Dieu
il ny a pas de potentialité. Dieu ne connaît donc
daucune manière le futur contingent.
11° Un médium nécessaire ne permet pas de connaître
quelque chose de contingent, car, si le médium est
nécessaire, la conclusion le sera aussi. Or, Dieu
connaît toutes choses par ce médium quest son
essence. Puis donc que ce médium est nécessaire, il
semble quil ne puisse pas connaître quelque chose
de contingent.
.
En sens contraire:
1° Il est dit dans le Psautier: "Celui qui a formé
le coeur de chacun deux connaît toutes leurs
oeuvres " Or, les oeuvres des hommes sont
contingentes puisquelles dépendent du libre-arbitre.
Dieu connaît donc les futurs contingents.
2° Tout ce qui est nécessaire est su de Dieu. Or, comme
le dit Boèce au livre V de la Consolation de la
philosophie, tout ce qui est contingent est nécessaire
en tant que référé à la connaissance divine. Tout ce
qui est contingent est donc su de Dieu.
3° Au livre VI de la Trinité, Au dit que Dieu connaît
de façon immuable les êtres muables. Or, une chose est
contingente du fait quelle est muable, car on
appelle contingent ce qui peut être et ne pas être.
Dieu sait donc les choses contingentes de façon immuable.
4° Dieu connaît les choses dans la mesure où il est
leur cause. Or, Dieu nest pas la cause seulement
des choses nécessaires mais aussi des choses
contingentes. Il connaît donc aussi bien les choses
nécessaires que les contingentes.
5° Dieu connaît les choses parce quil y a en lui
le modèle de toute chose. Or, le modèle divin des
choses contingentes et muables peut être immuable, tout
comme le modèle des choses matérielles est immatériel
et celui des choses composées simple. De même donc que
Dieu connaît les choses composées et matérielles bien
quil soit lui-même immatériel et simple, de même,
il semble quil connaisse les choses contingentes
bien que la contingence nait pas de place en lui.
6° Savoir consiste à connaître la cause dune
chose. Or Dieu sait la cause de toutes les choses
contingentes. Il se sait en effet lui-même qui est la
cause de toutes choses. Il sait donc les choses
contingentes.
.
Réponse:
Il y a eu sur cette question différentes erreurs.
Certains, en effet, prétendant juger la science divine
selon le mode de notre science, ont affirmé que Dieu ne
connaît pas les futurs contingents. Mais cela est
impossible, car, dans ce cas, Dieu nexercerait pas
de providence sur les choses humaines qui se produisent
de façon contingente. Voilà pourquoi dautres ont
prétendu que Dieu possède la science de tous les futurs,
mais que toutes choses se produisent par nécessité,
faute de quoi la science de Dieu se tromperait à leur
sujet. Mais cela aussi est impossible, car ce serait la
fin du libre-arbitre et il ne serait plus nécessaire de
demander conseil. Il serait même injuste de distribuer
peines ou récompenses en fonction des mérites puisque
tout se ferait par nécessité. Il faut donc dire que
Dieu connaît tous les futurs mais que cela
nempêche pas que certains se produisent de façon
contingente.
Pour y voir clair dans cette question, il faut savoir
quil y a en nous certaines puissances et certains
habitus cognitifs dans lesquels il ne peut jamais y avoir
de fausseté, comme, par exemple, le sens, la science et
lintellect des principes. Mais il y en a certains
dans lesquels il peut y avoir du faux, comme, par exemple,
limagination, lopinion et lestimation.
Or, la fausseté se produit dans une connaissance parce
que la réalité nest pas telle quelle est
appréhendée. Si donc une puissance cognitive est telle
quil ny a jamais en elle de fausseté, il
faut que son objet ne sécarte jamais de ce que le
connaissant appréhende de lui. Or, le nécessaire ne
peut être empêché dêtre, même avant quil
ne se produise, parce que ses causes sont immuablement
ordonnées à le produire. Par conséquent, les choses
nécessaires, même lorsquelles sont futures,
peuvent être connues par ces habitus qui sont toujours
vrais. Nous connaissons, par exemple, une éclipse future
ou le lever du soleil par une science vraie. Par contre,
le contingent peut être empêché avant dêtre
produit à lexistence, car, à ce moment là, il
nexiste que dans ses causes auxquelles il peut
arriver dêtre empêchées datteindre leur
effet. Mais, après que le contingent a déjà été
produit à lexistence, il ne peut plus être
empêché. Voilà pourquoi le contingent, en tant
quil existe dans le présent, peut faire
lobjet du jugement dune puissance ou
dun habitus dans lequel on ne trouve jamais de
fausseté Par exemple, le sens juge que Socrate est assis
lorsquil est assis. Il ressort de cela que le
contingent, en tant quil est futur, ne peut être
connu par aucune connaissance dans laquelle la fausseté
ne puisse sintroduire. Puis donc quaucune
fausseté ne sintroduit ni ne peut
sintroduire dans la connaissance divine, il serait
impossible que Dieu possède la science des futurs
contingents sil les connaissait en tant quils
sont futurs.
Mais une chose est connue comme future lorsquil y a
entre la connaissance du connaissant et loccurrence
de la chose un rapport de passé à futur. Or, on ne peut
trouver un tel rapport entre la connaissance divine et
une chose contingente quelle quelle soit. Mais le
rapport de la connaissance divine à une chose quelle
quelle soit est toujours comme un rapport de
présent à présent On peut le comprendre de la façon
suivante. Si quelquun voyait plusieurs personnes
passer lune après lautre par un même chemin
et cela pendant un certain temps, en chacune des parties
de ce temps, il verrait comme présents quelques-uns des
passants, si bien que, dans la totalité du temps de sa
vision, il verrait comme présents tous les passants.
Cependant il ne les verrait pas tous ensemble en même
temps comme présents, car le temps de sa vision
nest pas tout entier en même temps. Mais, si sa
vision pouvait exister toute entière en même temps, il
les verrait tous présents en même temps, bien
quils ne passent pas tous comme présents en même
temps. Puis donc que la vision de la science divine est
mesurée par léternité qui est toute entière en
même temps et qui cependant inclut la totalité du temps
et nest absente à aucune partie du temps il
sensuit que Dieu voit tout ce qui se passe dans le
temps non comme futur mais comme présent. En effet, ce
qui est vu de Dieu est certes futur pour une autre chose
à laquelle il succède dans le temps, mais pour la
vision divine elle-même, qui nest pas dans le
temps mais hors du temps, il nest pas futur mais
présent. Nous voyons donc le futur comme futur parce
quil est futur pour notre vision puisque notre
vision est mesurée par le temps, mais pour la vision
divine, qui est hors du temps, il nest pas futur.
Cest ainsi que le défilé des passants est vu
différemment par celui qui est dans le défilé des
passants et qui ne voit que ce qui est devant lui et par
celui qui est en dehors du défilé des passants et qui
voit tous les passants en même temps.
De même donc que notre vue ne se trompe jamais en voyant
les choses contingentes lorsquelles sont présentes,
et que cela ne les empêche pas de se produire de façon
contingente, de même Dieu voit infailliblement toutes
les choses contingentes, celles qui pour nous sont
présentes, passées et futures. Pour lui, en effet,
elles ne sont pas futures mais il voit quelles
existent quand elles existent. Cela nexclut donc
pas quelles se produisent de façon contingente. La
difficulté vient ici de ce que nous ne pouvons décrire
la connaissance divine que sur le mode de notre
connaissance, cest-à-dire en co-signifiant les
différences des temps Si, en effet, on décrivait la
science de Dieu telle quelle est, on devrait dire
que " Dieu sait que telle chose existe" plutôt
que "Dieu sait quelle existera", car pour
lui les choses ne sont jamais futures mais toujours
présentes. Cest aussi pour cela que, comme le dit
Boèce au livre V de la Consolation, sa connaissance du
futur "est appelée plus proprement providence que
prévoyance, car il le voit dans le miroir de
léternité, de loin, comme sil se situait à
distance." On peut cependant aussi lappeler
prévoyance à cause du rapport de ce qui est su par Dieu
aux autres choses pour lesquelles il est futur.
.
Solutions:
1° Bien que le contingent ne soit pas déterminé aussi
longtemps quil est encore futur, cependant, dès
quil est produit dans la réalité, il possède une
vérité déterminée et cest ainsi que le regard
de la connaissance divine se porte sur lui.
2° Comme on la dit, le contingent est référé à
la connaissance divine en tant quil est posé
exister dans la réalité. Or, dès quil existe, il
ne peut pas ne pas exister quand il existe, car, comme il
est dit au livre I du Péri herménéias "il est
nécessaire que ce qui existe existe quand il existe."
Mais il ne sensuit pas quil soit nécessaire
purement et simplement, ni que la science de Dieu se
trompe. En effet, ma vue ne se trompe pas lorsque je vois
que Socrate est assis, bien que ce soit contingent.
3° On dit que le contingent est nécessaire dans la
mesure où il est su de Dieu parce que Dieu le sait en
tant quil est déjà présent. Mais, en tant
quil est futur, il nen reçoit aucune
nécessité qui permettrait de dire quil advient
nécessairement. Il ny a, en effet,
dévénement que pour ce qui est futur, car ce qui
existe déjà ne peut advenir ultérieurement. Mais il
est vrai que cet événement sest produit et cela
est nécessaire.
4° La proposition "Tout ce qui est su de Dieu est
nécessairement" a deux sens, car elle peut
concerner soit la forme propositionnelle, soit le sujet
de la proposition Si elle concerne la forme
propositionnelle, alors la proposition est composée et
vraie et elle signifie: cette proposition "Tout ce
qui est su de Dieu existe" est nécessaire, car il
est impossible que Dieu sache quune chose existe et
que celle-ci nexiste pas. Si elle concerne le sujet
de la proposition, alors cette proposition est divisée
et fausse et elle signifie: ce qui est su de Dieu existe
nécessairement. En effet, les choses qui sont sues de
Dieu ne se produisent pas pour autant de façon
nécessaire, ainsi quil ressort de ce quon a
dit. Et si lon objecte que cette distinction ne
vaut que pour les formes qui peuvent se succéder
lune à lautre dans un sujet, comme, par
exemple, la blancheur et la noirceur, mais quil est
impossible que quelque chose soit su de Dieu et par la
suite ignoré de lui et que par conséquent cette
distinction nest pas valable ici il faut répondre
que, bien que la science de Dieu soit invariable et
dun mode toujours identique, la propriété selon
laquelle la chose est référée à la connaissance de
Dieu nentretient pas toujours la même relation à
cette connaissance. La chose, en effet, est référée à
la connaissance de Dieu en tant quelle existe
présentement. Or, la présentialité nappartient
pas toujours à la chose. On peut donc considérer la
chose avec ou sans cette propriété et, par conséquent,
on peut la considérer selon quelle est référée
à la connaissance de Dieu ou bien dune autre
manière. La distinction susdite est donc valable de ce
point de vue.
5° Si cette proposition concerne le sujet, il est vrai
quon introduit la nécessité dans ce qui est su
par Dieu mais, si elle concerne la forme propositionnelle,
on nintroduit pas la nécessité dans la chose elle-même
mais dans le rapport de la science à son objet.
6° Pas plus que notre science, la science de Dieu ne
peut porter sur les futurs contingents et encore moins si
Dieu les connaissait comme futurs. Mais il les connaît
comme présents pour lui et comme futurs pour les autres
Largument nest donc pas valable.
7° Les opinions divergent sur ce point. Certains
prétendent que lantécédent: "Ceci est su de
Dieu" est contingent parce que, bien quil soit
passé, il implique un rapport au futur et nest
donc pas nécessaire. Par exemple, lorsquon dit
"Ceci allait se produire", ce passé nest
pas nécessaire parce que ce qui allait se produire peut
ne pas être destiné à se produire, car, comme il est
dit au livre II De la Génération: "Celui qui
allait marcher ne marchera pas." Mais ce
raisonnement ne vaut rien, car, lorsquon dit:
"Ceci va se produire" ou "Ceci allait se
produire", on signifie le rapport qui existe entre
les causes de cette chose et sa production. Or, bien que
les causes qui sont ordonnées à un effet puissent être
empêchées, de sorte que leffet ne résulte pas
delles, on ne peut empêcher quelles aient
été à un moment donné ordonnées à cet effet. Aussi,
bien que ce qui allait se produire puisse ne pas se
produire, jamais cependant il ne peut ne pas avoir été
destiné à se produire.
Pour cette raison, dautres prétendent que cet
antécédent est contingent parce quil est composé
de nécessaire et de contingent. En effet, la science de
Dieu est nécessaire mais ce qui est su par Dieu est
contingent et lun et lautre sont inclus dans
cet antécédent. Les propositions "Socrate est un
homme blanc" ou "Socrate est un animal et il
court" sont, elles aussi, contingentes en ce sens.
Mais cela non plus ne vaut rien, car la vérité de la
proposition ne varie pas du point de vue de la
nécessité et de la contingence en fonction de ce qui
entre matériellement dans la phrase mais seulement en
fonction de la composition principale sur laquelle est
fondée la vérité de la proposition. Il y a donc le
même caractère de nécessité ou de contingence dans
lune et lautre des propositions suivantes:
"Je pense que lhomme est un animal" et
"Je pense que Socrate court." Voilà pourquoi,
étant donné que lacte principal signifié dans
lantécédent " Dieu sait que Socrate court
" est nécessaire, si grande que soit la contingence
de ce qui entre matériellement dans cet antécédent,
cela nempêche pas que cet antécédent soit
nécessaire.
Voilà pourquoi dautres accordent purement et
simplement que lantécédent est nécessaire mais
ils prétendent quil nest pas nécessaire que
le conséquent dun antécédent nécessaire
absolument soit nécessaire absolument, sauf lorsque
lantécédent est la cause prochaine du conséquent
En effet, sil en est la cause éloignée, la
nécessité de leffet peut être empêchée par la
contingence de la cause prochaine. Par exemple, bien que
le soleil soit une cause nécessaire, la floraison de l'arbre,
qui est son effet, est contingente parce que sa cause
prochaine, cest-à-dire la puissance germinative de
la plante, est variable. Mais cette solution non plus ne
semble pas suffisante, car, si dun antécédent
nécessaire découle un conséquent nécessaire, ce
nest pas à cause de la nature de la cause et de
leffet mais plutôt à cause du rapport du
conséquent à lantécédent, du fait que le
contraire du conséquent nest daucune
manière compatible avec lantécédent, ce qui
serait le cas si dun antécédent nécessaire
découlait un conséquent contingent. Il est donc
nécessaire que cela se vérifie dans toute proposition
conditionnelle, si elle est vraie -que
lantécédent soit leffet, la cause prochaine
ou la cause éloignée -et si cela ne se vérifiait pas
dans une conditionnelle, celle-ci ne serait vraie
daucune manière. Aussi la proposition
conditionnelle "Si le soleil se meut, larbre
fleurira" est-elle fausse.
Il faut donc proposer une autre solution et affirmer que
lantécédent en question est nécessaire purement
et simplement et que le conséquent est nécessaire
absolument selon la manière dont il découle de
lantécédent. Il en va, en effet, autrement de ce
qui est attribué à la chose en raison delle-même
et de ce qui lui est attribué en tant quelle est
connue. En effet, ce qui est attribué à la chose en
raison delle-même lui appartient selon son mode
propre tandis que ce qui lui est attribué ou découle
delle en tant quelle est connue dépend du
mode du connaissant. Si donc, dans lantécédent,
est signifié quelque chose qui relève de la
connaissance, il faut comprendre le conséquent en
fonction du mode du connaissant et non en fonction du
mode de la chose connue. Si, par exemple, je dis "Si
jintellige une chose, celle-ci est immatérielle",
il nest pas nécessaire que ce qui est intelligé
soit immatériel sinon en tant quil est intelligé.
Pareillement, lorsque je dis "Si Dieu sait quelque
chose, cela sera", le conséquent doit
sentendre non en fonction de la disposition de la
chose en elle-même mais en fonction du mode du
connaissant. Or, bien que la chose en elle-même soit
encore à venir, elle est cependant présente selon le
mode du connaissant. Voilà pourquoi il vaudrait mieux
dire " Si Dieu connaît quelque chose, cela est que
"cela sera." Il faut donc porter le même
jugement sur la proposition "Si Dieu sait quelque
chose, cela sera" et sur la proposition "Si je
vois Socrate courir, Socrate court" lun et
lautre sont nécessaires quand ils sont.
8° Certes, tant quil est futur, le contingent
na pas dêtre, mais, à partir du moment où
il est présent, il possède être et vérité et
cest ainsi quil est objet de la Vision divine.
Cependant, Dieu connaît aussi le rapport dune
chose à une autre et connaît par là quune chose
est future par rapport à une autre. Par conséquent, il
ny a pas dinconvénient à admettre que Dieu
sait quune chose est future, alors quen fait
elle ne sera pas Il sait, en effet, que certaines causes
sont inclinées à produire un certain effet qui, en fait,
ne sera pas produit. Nous ne parlons pas maintenant de la
connaissance du futur en tant quil est vu par Dieu
dans ses causes mais en tant quil est connu en lui-même.
Dans ce cas, en effet, il est connu comme présent.
9° En tant quil est su de Dieu, un futur
contingent est présent et donc déterminé lun des
membres de lalternative, même si, tant quil
est encore futur, il est ouvert aux deux membres de
lalternative.
10° Dieu ne connaît rien en dehors de lui si
lexpression "en dehors" se rapporte ce
par quoi il connaît, mais, si elle se rapporte ce qui
est connu, alors Dieu connaît quelque chose en dehors de
lui. On en a parlé plus haut.
11° Il y a deux médiums de la connaissance. Lun
est le moyen terme de la démonstration et celui-ci doit
être proportionné la conclusion, de sorte quune
fois posé, la conclusion le soit aussi Dieu nest
pas par rapport aux choses contingentes un médium de
connaissance de ce type. Lautre médium de
connaissance est celui qui est la similitude de la chose
connue et lessence divine est un médium de ce type.
Cependant, il nest pas adéquat quoi que ce soit,
bien quil soit propre aux singuliers comme on
la dit plus haut.
.
ARTICLE 13: La science de Dieu est-elle sujette à
variation?
Objections:
Il semble que oui.
1° La science est lassimilation du connaissant à
la chose sue Or, la science de Dieu est parfaite. Dieu
sassimilera donc parfaitement aux choses sues. Or,
les choses sues par Dieu sont sujettes à variation. La
science de Dieu est donc sujette à variation.
2° Toute science qui peut se tromper est sujette à
variation. Or, la science de Dieu peut se tromper. Elle
porte, en effet, sur le contingent qui peut ne pas être
et, si effectivement il nest pas, la science de
Dieu se trompe. Elle est donc sujette à variation.
3° Notre science, qui se réalise par réception à
partir des choses, dépend du mode du connaissant. Donc
la science de Dieu, qui se réalise par le fait que Dieu
confère quelque chose aux choses, dépend du mode de la
chose sue. Or, les choses sues par Dieu sont sujettes à
variation. La science de Dieu est donc, elle aussi,
sujette à variation.
4° Si lun des termes dune relation est
supprimé, lautre lest aussi Donc la
variation de lun entraîne aussi celle de
lautre. Or, les choses sues de Dieu sont sujettes
à variation. Sa science est donc, elle aussi, sujette à
variation.
5° Toute science susceptible daccroissement ou de
diminution peut varier. Or, la science de Dieu est
susceptible daccroissement et de diminution. Elle
peut donc varier. Preuve de la mineure: La science de
tout connaissant qui sait tantôt plus tantôt moins de
choses varie. Donc, le connaissant qui peut savoir plus
ou moins de choses quil nen sait possède une
science sujette à variation. Or, Dieu peut savoir plus
de choses quil nen sait. En effet, il sait
que certaines choses sont ou ont été ou seront parce
quil va les faire. Or, il pourrait faire plus de
choses quil nen fera jamais. Par conséquent,
il pourrait savoir plus de choses quil nen
sait. Pour la même raison, il peut savoir moins de
choses quil nen sait, car il peut renoncer à
une des choses quil allait faire. La science de
Dieu est donc susceptible daccroissement et de
diminution.
6° (Réponse: Même sil y avait davantage ou moins
de choses à relever de la science divine, celle-ci ne
varierait pas. En sens contraire: Les choses
connaissables relèvent de la science divine tout comme
les possibles relèvent de la puissance divine. Or, si
Dieu pouvait faire davantage de choses quil
na pu en faire, sa puissance augmenterait et elle
diminuerait sil pouvait en faire moins. Donc, pour
la même raison, si Dieu connaissait plus de choses
quil nen a dabord connu, sa science
augmenterait.
7° A un moment donné, Dieu a su que le Christ allait
naître. Maintenant il ne sait pas quil va naître
mais il sait quil est déjà né. Dieu sait donc
quelque chose quil ne savait pas auparavant et il a
su quelque chose quil ne sait plus maintenant. Par
conséquent, sa science varie.
8° Tout comme elle requiert un objet, la science
requiert aussi un mode. Or, si le mode selon lequel Dieu
sait variait, sa science serait sujette variation. Donc,
pour la même raison, puisque les choses qui peuvent
être sues par lui varient, sa science sera sujette à
variation.
9° On dit quil y a en Dieu une certaine science
dapprobation par laquelle il connaît seulement les
bons. Or, Dieu peut approuver ceux quil na
pas approuvés. Il peut donc savoir ce que dabord
il ne savait pas. Il semble donc que sa science soit
sujette variation.
10° De même que la science de Dieu est Dieu lui-même,
de même aussi la puissance de Dieu est Dieu lui-même.
Or, nous disons que les choses sont produites
lexistence de manière changeante par la puissance
de Dieu. Donc, pour la même raison, les choses sont
connues de manière changeante par la science divine sans
aucun préjudice pour la perfection divine.
11° Toute science qui passe dune chose une autre
est sujette variation. Or, tel est le cas de la science
de Dieu puisque Dieu connaît les choses par son essence.
Elle est donc sujette à variation.
.
En sens contraire:
1° "En lui, il ny a pas de changement..."
(Jc 1, 17).
2° Toutes les choses mues se rattachent à un premier
principe immobile. Or, la cause première de tous les
choses sujettes à variation est la science divine, tout
comme la cause des produits de lart est lart
La science de Dieu est donc invariable.
3° Comme il est dit au livre III De lâme, "le
mouvement est lacte dun être imparfait."
Or, il ny a aucune imperfection dans la science
divine. Elle est donc invariable.
Réponse:
La science étant intermédiaire entre le connaissant et
le connu une variation peut se produire en elle de deux
manières: I. premièrement, du côté du connaissant et,
II. secondement, du côté du connu.
I. Du coté du connaissant, on peut considérer trois
choses dans la science: 1° la science elle-même, 2°
son acte et 3° son mode et, de ces trois points de vue,
une variation peut se produire dans la science du côté
du connaissant.
1° En effet, une variation sy produit du côté de
la science elle-même lorsquon acquiert pour la
première fois la science dune chose quon
ignorait précédemment ou lorsquon perd la science
de ce quon savait précédemment. Cest ce qui
permet de parler de génération et de corruption ou
daccroissement et de diminution de la science elle-même
Or, une telle variation ne peut se produire dans la
science de Dieu étant donné que celle-ci, comme on
la montré plus haut porte non seulement sur les
étants mais aussi sur les non-étants. Or, il ne peut
rien y avoir en dehors de létant ou du non-étant
puisquil ny pas de milieu entre
laffirmation et la négation'Certes, selon un
certain mode, celui où la science est ordonnée à
laction que réalise la volonté, la science de
Dieu porte seulement sur les choses qui existent dans le
présent, le passé ou le futur. Cependant, si selon ce
mode de savoir Dieu savait quelque chose quil
ignorait précédemment, cela noccasionnerait
aucune variation dans sa science puisque sa science,
quant à elle, porte également sur les étants et les
non-étants. Mais, sil devait y avoir pour cela
quelque variation en Dieu ce serait du côté de la
volonté qui détermine la science à quelque chose à
quoi elle ne la déterminait pas précédemment.
Mais cela ne peut non plus occasionner une variation dans
sa volonté. En effet, puisquil est de la nature de
la volonté de produire librement son acte, elle peut, du
point de vue de sa notion même, se diriger
indifféremment vers lun ou lautre des
opposés: vouloir ou bien ne pas vouloir faire ou ne pas
faire. Cependant, il est impossible quelle ne
veuille pas au moment où elle veut. De plus, dans la
volonté divine, qui est immuable, il ne peut arriver que
Dieu ait dabord voulu quelque chose, puis ne
veuille plus cette même chose au même moment, car, dans
ce cas, sa volonté serait engagée dans le temps et non
toute entière en même temps Si, donc, nous parlons de
nécessité absolue, il nest pas nécessaire que
Dieu veuille ce quil veut et, par conséquent,
absolument parlant, il est possible quil ne le
veuille pas. Mais, si nous parlons de nécessité
conditionnelle, il est nécessaire que Dieu veuille
sil veut ou sil a voulu. Par conséquent, si
lon sous-entend cette condition: il veut ou il
voulu, il nest pas possible quil ne veuille
pas. Or, comme le changement exige deux termes il
concerne toujours le dernier en ordre au premier. La
volonté de Dieu ne serait donc sujette au changement que
sil était possible quil ne veuille pas ce
quil veut sil lavait voulu
précédemment. Il est donc clair que le fait que, par ce
type de science, Dieu puisse connaître plus ou moins de
choses, nintroduit aucune variation dans sa science
ou dans sa volonté. Pour lui, en effet, pouvoir
connaître plus de choses cest pouvoir déterminer
sa science par sa volonté à faire plus de choses.
2° Du côté de lacte, il se produit une variation
dans la connaissance de trois manières.
Premièrement, lorsquon considère en acte ce
quon ne considérait pas antérieurement, à la
manière dont nous disons que celui qui passe de
lhabitus à lacte varie. Ce type de variation
ne peut exister dans la science divine. En effet, Dieu
nest pas connaissant par un habitus mais seulement
par un acte, car il ny a pas en lui de
potentialité du genre de celle qui est dans
lhabitus.
Deuxièmement, une variation se produit dans lacte
de savoir lorsquon considère tantôt une chose
tantôt une autre. Mais cela non plus ne peut se trouver
dans la connaissance divine, car Dieu voit toute chose au
moyen dune seule espèce qui est son essence et
cest pourquoi il voit toute chose en même temps.
Troisièmement, une variation se produit lorsque, dans
lacte de connaître, on passe discursivement
dune chose à une autre. Cela non plus ne peut se
produire en Dieu, puisque, comme le discours exige deux
termes entre lesquels il se produit, on ne peut parler de
discours dans la science du fait quon voit deux
choses, si on les voit dun seul regard. Or,
cest le cas dans la science divine parce que Dieu
voit toute chose par une seule espèce.
3° Du côté de la manière de connaître, une variation
se produit dans la science du fait que quelque chose est
connu plus clairement et plus parfaitement maintenant
quauparavant. Cela peut se produire pour deux
raisons.
Premièrement, en raison de la différence du médium par
lequel se réalise la connaissance. Cest ce qui se
produit, par exemple, chez celui qui a dabord connu
quelque chose par un médium probable et gui, ensuite,
connaît cette même chose par un médium nécessaire.
Cela non plus ne peut se produire en Dieu, car son
essence, qui est le médium de sa connaissance, est
invariable.
Deuxièmement, cela peut se produire en raison de la
puissance intellectuelle: un homme plus intelligent
connaît plus profondement une chose, même lorsque le
médium est le même. Cela non plus ne saurait se
produire en Dieu, car la puissance par laquelle il
connaît est son essence, laquelle est invariable. Il
reste donc que, du côté du connaissant, la science de
Dieu est totalement invariable.
II. Du côté de la chose connue, la
science varie en fonction de sa vérité ou de sa
fausseté. En effet, si la chose change alors que le
jugement reste le même, le jugement, qui auparavant
était vrai, sera faux Cela non plus ne peut exister en
Dieu puisque le regard de la divine connaissance se porte
vers la chose considérée dans sa présentialité, en
tant quelle est déjà déterminée à une seule
chose, et elle ne peut plus, par la suite, varier sur ce
point. Si, en effet, la chose elle-même reçoit une
autre détermination, celle-ci sera à son tour de la
même manière objet de la vision divine Par conséquent,
la science de Dieu nest daucune manière
variable.
.
Solutions:
1° Lassimilation de la science à la chose sue ne
se fait pas par une conformité de nature mais par
représentation Il nest donc pas nécessaire que la
science des choses sujettes à variation soit elle-même
sujette à variation.
2° Bien que ce qui est su de Dieu puisse, considéré en
soi, être autrement, cependant il est lobjet de la
connaissance divine en tant quil ne peut être
autrement, ainsi quil ressort de ce quon a
dit.
3° Toute science, quelle se réalise par
réception à partir des choses ou par impression dans
les choses, dépend du mode du connaissant, car lun
et lautre type de science se réalise en tant que
la similitude de la chose connue est dans le connaissant.
Or, ce qui est en quelque chose y est selon le mode de ce
en quoi il est.
4° Ce à quoi se réfère la science divine est
invariable en tant quobjet de la science divine.
Cette science est donc, elle aussi, invariable du point
de vue de la vérité qui pourrait varier à cause du
changement de cette relation.
5° La proposition "Dieu peut savoir ce quil
ne sait pas", appliquée même à la science de
vision, peut sentendre de deux manières.
Premièrement, au sens composé cest-à-dire en
supposant que Dieu ne savait pas ce quon dit
quil peut savoir. En ce sens, cette proposition est
fausse, car il est impossible que soit vrai en même
temps que Dieu ait ignoré quelque chose et quil le
sache par la suite.
Deuxièmement, elle peut sentendre au sens divisé
et, dans ce cas, aucune supposition ou condition
nest incluse dans la possibilité, si bien que,
dans ce sens, elle est vraie, ainsi quil ressort de
ce quon a dit. Cependant, bien quon accorde
en un certain sens que Dieu puisse savoir ce quil
ignorait auparavant, on ne peut accorder, en quelque sens
quon lentende, que "Dieu peut savoir
plus de choses quil nen sait", car,
lexpression "plus de choses" impliquant
une comparaison avec ce qui existe déjà, cette
proposition sentend toujours au sens composé. Pour
la même raison, on ne peut accorder daucune
manière que la science de Dieu puisse croître ou
diminuer.
6° Nous laccordons.
7° Ainsi quon la dit précédemment, Dieu ne
connaît pas les énoncés en composant et divisant
Voilà pourquoi, de même que Dieu connaît les
différentes choses de la même manière
lorsquelles existent et lorsquelles
nexistent pas, de même il connaît les différents
énoncés de la même manière au moment où ils sont
vrais et au moment où ils sont faux parce quil
connaît que chacun est vrai au temps où il est vrai. Il
sait, en effet, que lénoncé "Socrate court"
est vrai au moment où il est vrai, de même
lénoncé "Socrate va courir" et les
autres énoncés de ce type Voilà pourquoi, même
sil nest pas vrai maintenant que Socrate
court mais quil a couru, Dieu connaît cependant
lun et lautre, car il voit simultanément
lun et lautre temps où lun et
lautre énoncé est vrai. Mais sil
connaissait lénoncé en le formant en lui-même,
il ne le connaîtrait que lorsquil est vrai, comme
cest le cas pour nous, et, ainsi, sa science
varierait.
8° La mode de la science est dans le connaissant lui-même
alors que la chose sue nest pas elle-même dans le
connaissant avec son existence naturelle. Voilà pourquoi
la variation du mode de la science rendrait la science
variable mais non la variation des choses sues.
9° La réponse ressort de ce quon a dit.
10° Lacte de la puissance a son terme hors de
lagent, dans la chose telle quelle est dans
sa nature propre où elle possède un être sujet à
variation. Du côté de la chose produite, on accorde
donc que la chose est produite à lexistence par un
changement. Mais la science porte sur les choses en tant
quelles sont de quelque manière dans le
connaissant si bien que, quand le connaissant est
invariable, les choses sont connues par lui de manière
invariable.
11° Bien que Dieu connaisse les autres choses au moyen
de son essence, il ny a pas le passage dune
chose à une autre, car cest dun même regard
quil voit son essence et les autres choses.
.
ARTICLE 14: La science de Dieu est-elle cause des choses?
Objections:
Il semble que non.
1° Dans son Commentaire sur lEpître aux Romains,
Origène dit: "Une chose ne sera pas parce que Dieu
sait quelle sera, mais parce quelle sera,
elle est sue de Dieu avant quelle ne soit." Il
semble donc que les choses soient la cause de la science
de Dieu plutôt que linverse.
2° Une fois la cause posée, leffet suit. Or, la
science de Dieu a existé de toute éternité. Si donc
elle est la cause des choses, il semble que les choses
aient existé de toute éternité, ce qui est hérétique.
3° Leffet dune cause nécessaire est
nécessaire. Cest ainsi que les démonstrations qui
se font au moyen dune cause nécessaire ont des
conclusions nécessaires. Or, la science de Dieu est
nécessaire puisquelle est éternelle. Les choses
qui sont sues de Dieu seraient donc, elles aussi, toutes
nécessaires, ce qui est absurde.
4° Si la science de Dieu est cause des choses, le
rapport de la science de Dieu aux choses est le même que
celui des choses notre science. Or, la chose communique
son mode notre science puisque nous avons une science
nécessaire des choses nécessaires. Si donc la science
de Dieu était la cause des choses, elle communiquerait
sa nécessité à toutes les choses sues, ce qui est faux.
5° "La cause première exerce sur leffet une
plus forte influence que la cause seconde." Or, la
science de Dieu, si elle est la cause des choses, en sera
la cause première. Puis donc que les causes secondes
nécessaires rendent leurs effets nécessaires, à plus
forte raison la science de Dieu rendra-t-elle les choses
nécessaires. Même conclusion que précédemment.
6° La science entretient un rapport plus essentiel avec
les choses dont elle est la cause quavec celles
dont elle est leffet, car la cause imprime son
caractère dans leffet mais non linverse. Or,
notre science, qui est par rapport aux choses comme leur
effet, exige que les choses sues soient nécessaires pour
être elle-même nécessaire Si donc la science de Dieu
était la cause des choses, elle exigerait bien davantage
que les choses sues soient nécessaires et, par suite,
Dieu ne connaîtrait pas les choses contingentes, ce qui
soppose à ce quon a déjà dit.
.
En sens contraire:
1° saint Augustin dit au livre XV De la Trinité que
"Dieu ne connaît pas toutes les créatures,
spirituelles et corporelles, parce quelles sont,
mais elles sont parce quil les connaît." La
science de Dieu est donc cause des choses.
2° La science de Dieu est une sorte dart relatif
aux choses à créer. Aussi saint Augustin dit-il au
livre VI De la Trinité que le Verbe est "lart
plein des raisons des vivants." Or, lart est
la cause des produits de lart. La science de Dieu
est donc la cause des choses créées.
3° Lopinion dAnaxagore approuvée par le
Philosophe, selon laquelle le premier principe des choses
est un intellect qui meut et distingue toutes choses,
semble aller dans ce sens.
Réponse:
Un effet ne peut être plus simple que sa cause. Il est
donc nécessaire de rattacher toutes les choses dans
lesquelles on trouve une même nature au principe unique
de cette nature. Par exemple, toutes les choses chaudes
se rattachent à une unique et première chose chaude, à
savoir le feu, qui est la cause de la chaleur dans les
autres choses, ainsi quil est dit au livre II de la
Métaphysique. Voilà pourquoi, étant donné que toute
ressemblance se prend de la possession en commun
dune forme il est nécessaire que toutes les choses
qui sont semblables soient telles que soit lune est
cause de lautre, soit lune et lautre
sont causées par une cause unique. Or, en toute
connaissance, il y a assimilation du connaissant au connu.
Il faut donc ou bien que la connaissance soit la cause du
connu, ou bien que le connu soit la cause de la
connaissance, ou bien que lun et lautre
soient causés par une cause unique. Or, on ne peut
prétendre que les choses connues de Dieu soient les
causes de la science en lui puisque les choses sont
temporelles et la science de Dieu éternelle et que le
temporel ne peut être cause de léternel.
Pareillement on ne peut prétendre que lun et
lautre soient causés par une cause unique, puisque
rien ne peut être causé en Dieu du fait quil est
lui-même tout ce quil a Reste donc que sa science
soit cause des choses. Mais, à linverse, notre
science est causée par les choses puisque nous la
recevons des choses. Quant à la science des anges, elle
nest ni la cause des choses ni nest causée
par elles, mais cette science et les choses viennent
dune cause unique. De même, en effet, que Dieu
communique aux choses les formes naturelles pour
quelles subsistent, de même il infuse les
similitudes de ces formes dans lesprit des anges
pour quils connaissent les choses.
Il faut cependant savoir que la science en tant que
science ne désigne pas une cause agente, pas plus que la
forme en tant que fortifie. En effet, dans laction,
quelque chose sort de lagent tandis que la forme en
tant que telle possède son être en qualifiant ce en
quoi elle est et en se reposant en lui. Cest la
raison pour laquelle la forme nest principe
dagir que par lintermédiaire dune
puissance. Certes, chez certains, la forme est elle-même
puissance, mais ce nest pas en tant que forme. Chez
dautres, la puissance est autre chose que la forme
substantielle de la chose. On le voit pour les corps dont
les actions ne procèdent que par lintermédiaire
de certaines de leurs qualités Pareillement aussi, on
parle de connaissance parce quil y a quelque chose
dans le connaissant et non parce quil y a quelque
chose qui émane du connaissant. Voilà pourquoi un effet
ne procède jamais de la connaissance que par
lintermédiaire de la volonté qui implique par
définition un certain influx vers les objets voulus tout
comme une action ne sort jamais de la substance que par
lintermédiaire de la puissance, bien que dans
certains cas -celui de Dieu -la volonté et la science
soient la même chose, mais chez tous les autres ce
nest pas le cas. Pareillement aussi, les effets
procèdent de Dieu, puisquil est la cause première
de tout, par lintermédiaire des causes secondes Il
y a donc deux intermédiaires entre la science de Dieu,
qui est cause de la chose, et la chose causée elle-même.
Lun est du côté de Dieu cest la volonté
divine. Lautre est du côté des choses elles-mêmes
quant à certains effets: ce sont les causes secondes par
lintermédiaire desquelles les choses proviennent
de la science de Dieu. Or, tout effet dépend non
seulement de la nature de la cause première mais encore
de celle de la cause intermédiaire Voilà pourquoi les
choses sues de Dieu procèdent de sa science selon le
mode de sa volonté et celui des causes secondes et il
nest pas nécessaire quelles dépendent en
tout du mode de sa science.
.
Solutions:
1° Lintention dOrigène est daffirmer
que la science de Dieu nest pas une cause qui
introduit la nécessité dans lobjet connu au point
que quelque chose serait forcé de se produire parce que
Dieu le sait. Sa proposition "Puisque telle chose
sera, elle est sue de Dieu" nimplique pas
causalité dans lordre de lêtre mais
seulement dans lordre de linférence.
2° Puisque les choses procèdent de la science par
lintermédiaire de la volonté, il nest pas
nécessaire quelles soient produites
lexistence dès quil y a science mais
seulement au moment que la volonté détermine.
3° Leffet contracte la nécessité de sa cause
prochaine, laquelle peut aussi servir de moyen terme pour
démontrer leffet. Mais il nest pas
nécessaire que leffet contracte la nécessité de
la cause première, car il peut être empêché par la
cause prochaine si celle-ci est contingente. On le voit
clairement pour les effets qui, dans le monde de la
génération et de la corruption, sont produits par le
mouvement des corps célestes et par
lintermédiaire des puissances inférieures: ces
effets sont contingents cause de la défectibilité des
puissances naturelles, alors même que le mouvement du
ciel est régulier.
4° La chose est la cause prochaine de notre connaissance
et cest pourquoi elle lui communique son mode. Mais
Dieu est la cause première. Ce nest donc pas
pareil. Autre réponse: Si notre science des choses
nécessaires est nécessaire, ce nest pas parce que
les choses sues causent la science, mais cest
plutôt parce que la science exige ladéquation aux
choses sues, cest-à-dire la vérité.
5° Bien que la cause première exerce une plus forte
influence que la cause seconde, leffet ne se
réalise que lorsquintervient lopération de
la cause seconde. Voila pourquoi sil y a
possibilité dune défaillance dans la cause
seconde, cette même possibilité se retrouve dans
leffet, bien que la cause première ne puisse faire
défaut. Mais les effets pourraient bien davantage faire
défaut si la cause première pouvait faire défaut. Puis
donc que lêtre de leffet requiert lune
et lautre cause, la défaillance de lune ou
lautre entraîne la défaillance de leffet.
Aussi, si lune ou lautre cause est
contingente, il sensuit que leffet est
contingent. Par contre, si lune seulement est
nécessaire, leffet ne sera pas nécessaire du fait
que lêtre de leffet requiert lune et
lautre cause. Mais, comme la cause seconde ne peut
être nécessaire si la cause première est contingente,
il sensuit que cest la nécessité de la
cause seconde qui entraîne la nécessité de
leffet.
6° Il faut répondre comme au quatrième argument.
.
ARTICLE 15: Dieu connaît-il le mal?
Objections:
Il semble que non.
1° Toute science ou bien est la cause de la chose sue ou
bien est causée par elle ou bien, du moins, provient
dune même cause quelle. Or, la science de
Dieu nest pas la cause du mal, le mal nen est
pas la cause, et il ny a pas quelque chose
dautre qui serait la cause de lun et
lautre. La science de Dieu ne porte donc pas sur le
mal.
2° Comme il est dit au livre II de la Métaphysique,
chaque chose entretient avec le vrai le même rapport
quavec lêtre. Or, comme le disent saint
Augustin et saint Denis, le mal nest pas un étant.
Le mal nest donc pas vrai. Or, seul le vrai est
objet de science Le mal ne peut donc être su de Dieu.
3° Le Commentateur dit au livre III De lâme que
"lintellect qui est toujours en acte ne
connaît absolument pas la privation. Or,
lintellect de Dieu est par excellence toujours en
acte. Il ne connaît donc aucune privation. Or, comme le
dit saint Augustin, "le mal est privation du bien."
Dieu ne connaît donc pas le mal.
4° Tout ce qui est connu est connu soit par son
semblable soit par son contraire. Or, le mal nest
pas semblable lessence de Dieu, au moyen de
laquelle Dieu connaît toute chose, et il ne lui est pas
non plus contraire, car il ne peut lui nuire et on
appelle mauvais ce qui nuit Dieu ne connaît donc pas le
mal.
5° Ce quon ne peut apprendre nest pas objet
de science. Or, comme le dit saint Augustin au livre Du
libre-arbitre, le mal ne peut être appris, "car,
par léducation, on napprend que les choses
bonnes." Le mal nest donc pas objet de science.
Il nest donc pas connu de Dieu.
6° Celui qui sait la grammaire est grammairien. Donc,
celui qui sait le mal est mauvais. Or Dieu nest pas
mauvais. Il ne sait donc pas le mal.
.
En sens contraire:
1° Nul ne peut tirer vengeance de ce quil ignore.
Or, Dieu tire vengeance du mal. Il le connaît donc.
2° Aucun bien ne manque à Dieu. Or, la science du mal
est bonne parce quelle permet déviter le mal
Dieu possède donc la science du mal.
Réponse:
Daprès le Philosophe au livre IV de la
Métaphysique, qui nintellige pas une chose une
nintellige rien. Or, une chose est une
lorsquelle est indivise en soi et distincte des
autres. Il est donc nécessaire que quiconque connaît
une chose connaisse sa distinction davec les autres.
Or, le fondement premier de la distinction réside dans
laffirmation et la négation. Il est donc
nécessaire que quiconque connaît une affirmation
connaisse aussi sa négation. Or, comme il est dit au
livre IV de la Métaphysique, la privation nest
rien dautre quune négation ayant un sujet et
"lun des deux contraires est toujours une
privation", ainsi quil est dit au même
endroit et au livre I de la Physique. Il sensuit
que, du fait même quune chose est connue, sa
privation et son contraire le sont aussi. Puis donc que
Dieu a une connaissance propre de tous ses effets
connaissant chacun en tant quil est distinct dans
sa nature, il est nécessaire quil connaisse toutes
les négations et les privations opposées et toutes les
contrariétés qui se rencontrent dans les choses. Par
conséquent, comme le mal est la privation du bien, il
est nécessaire que Dieu, du fait même quil
connaît nimporte quel bien et la mesure de toute
chose, connaisse tout mal quel quil soit.
Solutions:
1° Cette proposition est vraie pour la science que
lon a dune chose au moyen de sa similitude.
Or, le mal nest pas connu de Dieu au moyen de sa
similitude mais au moyen de celle de son opposé. Il ne
sensuit donc pas que Dieu est cause du mal parce
quil le connaît, mais il sensuit quil
est cause du bien auquel le mal s'oppose.
2° On dit du non-étant, du fait même quil
soppose à létant, quil est dune
certaine manière un étant, ainsi quil ressort du
livre IV de la Métaphysique. Donc le mal aussi, du fait
même quil soppose au bien, est connaissable
et vrai.
3° Le Commentateur pensait que Dieu, en connaissant son
essence, ne connaissait pas de façon déterminée chacun
de ses effets en tant quils sont distincts dans
leur nature propre mais quil connaissait seulement
la nature de lêtre qui se trouve en tous. Or, le
mal ne soppose pas à létant universel mais
à létant particulier. Par conséquent, Dieu ne
connaîtrait pas le mal. Mais cette position est fausse,
comme il ressort de ce quon a dit plus haut, ainsi
que sa conséquence, à savoir que Dieu ne connaît pas
la privation et le mal. En effet, dans lesprit du
Commentateur, lintellect ne connaît une privation
que par labsence en lui dune forme, absence
impossible dans un intellect qui est toujours en acte.
Mais cela nest pas nécessaire, car du fait même
quune chose est connue, la privation de cette chose
lest aussi. La chose et sa privation sont donc
toutes deux connues par la présence de la forme dans
lintellect.
4° Une chose peut sopposer à une autre de deux
manières. Premièrement, de manière générale, comme
quand nous disons que le mal soppose au bien.
Cest de cette manière que le mal soppose à
Dieu. Deuxièmement, de manière particulière, comme
lorsque nous disons que ce blanc soppose ce noir.
De cette manière, le mal ne soppose quau
bien déterminé dont le mal peut priver et auquel il
peut nuire. En ce sens, le mal ne soppose pas Dieu.
Aussi saint Augustin dit-il au livre XII de la Cité de
Dieu que "le vice soppose Dieu comme le mal au
bien", mais il soppose la nature quil
vicie non seulement comme le mal au bien mais aussi comme
ce qui lui nuit.
5° Le mal, en tant quil est connu, est bon, car il
est bon de connaître le mal. Il est donc bien vrai que
tout ce qui peut être appris est bon. Cependant, ce
nest pas bon en soi mais seulement en tant que
cest connu.
6° La grammaire est connue en étant possédée, non le
mal. Ce nest donc pas pareil.
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QUESTION 4: LE VERBE (de verbo)
ARTICLE
1: Est-ce au sens propre du terme quon parle
dun verbe en Dieu?
QUESTION 4: LE VERBE DE DIEU
(de verbo)
ARTICLE 1: Dit-on
au sens propre du terme que Dieu à un Verbe?
Objections:
Il semble
que non.
1. En effet, il
existe [en philosophie] deux sortes de verbe: le verbe
intérieur [pensée] et le verbe extérieur [parole]. Or,
, on ne peut dire de Dieu qu'il a un verbe extérieur au
sens propre du terme, puisqu&rsquoun tel verbe est
matériel et passager. Et il en est de même pour le
verbe intérieur: au livre II de son traité Sur la
foi, saint Jean Damascène le définit ainsi: "Le
verbe intérieur est une motion de l&rsquoâme qui se
produit dans la faculté de penser sans aucune parole
exprimée." Or, il n'y a en Dieu ni mouvement ni
réflexion (cogitatio), car celle-ci se fait à l&rsquoaide
d&rsquoun discours. Ainsi, au sens propre du terme,
on ne peut en aucun cas parler d&rsquoun verbe en
Dieu.
2. Saint Augustin (traité
Sur la Trinité, livre XV) prouve qu&rsquoil
existe un verbe de l&rsquoesprit du fait qu&rsquoon
parle aussi d&rsquoune bouche de l&rsquoesprit,
comme il ressort de Mt. 15, 11: " ce qui souille
l&rsquohomme, c'est ce qui sort de sa bouche".
Et Jésus parle bien ici de la bouche du coeur puisqu'il
dit ensuite: "Car ce qui sort de la bouche
provient du c&oeligur." Mais, on ne parle
dans les réalités spirituelles de bouche que
dans un sens métaphorique; il doit donc en être de
même pour le verbe.
3. En outre, on
peut voir par ce qui est dit en Jean 1, 3: "Tout
a été fait par lui", que le Verbe est un
intermédiaire entre le Créateur et les êtres créés.
A partir de ce texte même, saint Augustin démontre que
le Verbe n&rsquoest pas un être créé. Donc, pour
la même raison, on peut prouver que le Verbe n&rsquoest
pas le Créateur. Par conséquent, rien n&rsquoétablit
qu&rsquoil y ait un verbe en Dieu.
4. En outre, un
intermédiaire se situe à égale distance des extrêmes.
Si donc le Verbe est un intermédiaire entre le Père qui
profère et la créature qui est proférée, il faut que
le Verbe soit distinct du Père par essence puisqu&rsquoil
est distinct des créatures par essence. Mais, en Dieu,
rien n&rsquoest distinct par essence. Par conséquent,
un verbe, au sens propre du terme, ne peut être affirmé
en Dieu.
5. En outre, tout
ce qui ne convient au Fils qu&rsquoen tant qu&rsquoil
est incarné ne peut être attribué, au sens propre, à
Dieu: ainsi être homme, marcher ou quelque chose du
même genre. Mais le nom de verbe ne convient au Fils que
selon qu&rsquoil est incarné puisque ce nom provient
de ce qu&rsquoest manifesté celui qui parle. Or, le
Fils ne manifeste le Père qu&rsquoen tant qu&rsquoil
est incarné, de même que notre verbe ne manifeste notre
intellect qu&rsquoen tant qu&rsquoil est uni à
la voix. On ne peut donc pas parler, au sens propre du
terme, d&rsquoun verbe en Dieu.
6. En outre, s&rsquoil
existait, au sens propre du terme, un verbe en Dieu, il y
aurait identité entre le Verbe existant de toute
éternité auprès du Père et le Verbe incarné dans le
temps, de même que nous disons qu&rsquoil s&rsquoagit
du même Fils. Mais on ne peut dire cela, semble-t-il,
parce que le Verbe incarné est comparé au verbe de la
voix, tandis que le Verbe existant auprès du Père est
comparé au verbe de l&rsquoesprit, comme le montre
saint Augustin au livre XV de son traité Sur la
Trinité. Or, le verbe proféré par la voix et le
verbe existant dans le coeur ne constituent pas un seul
et même verbe. Il ne semble donc pas que le Verbe, qu&rsquoon
dit avoir été de toute éternité auprès du Père,
appartienne, au sens propre du terme, à la nature divine.
7. En outre, plus
un effet est loin de sa cause, plus il est dans sa nature
d&rsquoêtre signe. Ainsi, dans le cas du vin qui est
la cause finale de la jarre et, par-delà, du collier qui
est attaché à celle-ci pour en indiquer le contenu, c&rsquoest
le collier qui a le plus raison de signe Mais le verbe de
la voix est l&rsquoeffet ultime du processus
intellectuel; c&rsquoest donc à lui, plus qu&rsquoà
la conception de l&rsquoesprit, que convient le terme
de signe, et aussi celui de verbe, lequel est établi à
partir du fait que quelque chose est manifesté. Or, rien
de ce qui existe dans les réalités matérielles plutôt
que dans les réalités spirituelles ne peut être
attribué, au sens propre, à Dieu. On ne peut donc pas
parler de verbe, au sens propre du terme, à propos de
Dieu.
8. En outre, tout
nom signifie principalement ce à partir de quoi il est
donné. Mais le nom de verbe est établi, soit à partir
de verberatio aeris (action de frapper l&rsquoair),
soit à partir de boatus (cri), "verbe"
n&rsquoétant rien d&rsquoautre que verum
boans (criant ce qui est vrai). Ces expressions
représentent donc ce qui est principalement signifié
par le nom de verbe. Mais elles ne conviennent en aucune
manière à Dieu, si ce n&rsquoest dans un sens
métaphorique. Un verbe ne peut donc être affirmé, au
sens propre du terme, en Dieu.
9. En outre, le
verbe que quelqu&rsquoun exprime est en lui, semble-t-il,
la similitude de la réalité dont il parle. Mais, quand
le Père se connaît lui-même, il ne le fait pas au
moyen d&rsquoune similitude, mais par essence. Il
apparaît donc que, du fait qu&rsquoil se regarde, il
n&rsquoen gendre pas de verbe de lui-même. Mais,
"pour l&rsquoEsprit souverain, dire n&rsquoest
pas autre chose que regarder en pensant (cogitando)
comme le dit saint Anselme: Un verbe ne peut donc être
affirmé, au sens propre, en Dieu.
10. En outre, tout
ce qui est dit de Dieu à la ressemblance de la créature
l&rsquoest, non au sens propre, mais au sens
métaphorique. Mais, comme saint Augustin l&rsquoaffirme
14, on parle d&rsquoun verbe en Dieu selon la
similitude de celui qui existe en nous. Il semble donc
que, en Dieu, on parle de verbe au sens métaphorique et
non au sens propre du terme.
11. En outre,
Basile dit que Dieu est appelé verbe du fait que tout
est proféré par lui, sagesse où tout est connu,
lumière où tout est manifesté. Mais le fait de
proférer ne peut être affirmé en Dieu au sens propre,
puisque l&rsquoaction de proférer appartient à la
voix. On ne peut donc parler de verbe, au sens propre, en
Dieu.
12. En outre, comme
le montre saint Augustin, le verbe de la voix est au
Verbe incarné ce que le verbe de l&rsquoesprit est
au Verbe éternel. Mais ce n&rsquoest que de manière
métaphorique qu&rsquoon parle de verbe de la voix à
propos du Verbe incarné. Ce n&rsquoest donc aussi
que dans un sens méta phorique qu&rsquoon parle de
verbe intérieur à propos du Verbe éternel.
Cependant
1. Au livre IX de
son traité Sur la Trinité, saint Augustin dit:
"Le verbe que nous cherchons à faire comprendre est
la connaissance unie à l&rsquoamour" Mais, en
Dieu, on parle au sens propre de connaissance et d&rsquoamour.
On parle donc aussi, au sens propre, de verbe.
2. En outre, au
livre XV de son traité Sur la Trinité, saint
Augustin dit: "Le verbe qui retentit au-dehors est
le signe du verbe qui brille au-dedans; c&rsquoest à
celui-ci, plus qu&rsquoà celui-là, que convient le
nom de verbe. Ce qui est proféré par la bouche du corps
est, en effet, l&rsquoexpression sonore du verbe, et
cette expression elle-même est aussi appelée verbe à
cause de ce verbe qui l&rsquoemprunte pour
apparaître au-dehors". Il ressort clairement de là
qu&rsquoon parle de verbe de manière plus
appropriée à propos du verbe de l&rsquoesprit qu&rsquoà
propos du verbe de la voix. Mais tout ce qu&rsquoon
trouve être plus approprié aux réalités spirituelles
qu&rsquoaux réalités corporelles convient tout
particulièrement à Dieu. On peut donc parler de verbe
en Dieu au sens le plus propre du terme.
3. En outre,
Richard de Saint-Victor" dit du verbe qu&rsquoil
manifeste l&rsquointelligence du sage. Mais le Fils
manifeste de la manière la plus vraie l&rsquointelligence
du Père. Le nom de verbe est donc attribué à Dieu au
sens le plus propre du terme.
4. En outre, d&rsquoaprès
saint Augustin au livre XV de son traité Sur la
Trinité le verbe n&rsquoest rien d&rsquoautre
que la pensée (cogitatio) formée. Mais la
pensée (consideratio) divine n&rsquoest
jamais en voie de formation, étant toujours formée
parce qu&rsquoelle est toujours en acte. C&rsquoest
donc au sens le plus propre du terme qu&rsquoon parle
d&rsquoun verbe en Dieu.
5. En outre, dans
les limites d&rsquoun nom donné, c&rsquoest ce
qui est le plus simple qui, d&rsquoabord et de la
manière la plus appropriée, est appelé de ce nom. Il
en est donc ainsi du verbe: ce qui est le plus simple est
appelé verbe au sens le plus propre du terme. Mais le
Verbe qui est en Dieu est simple au plus haut degré; il
est donc appelé verbe au sens le plus propre du terme.
6. En outre, selon
les grammairiens cette partie du discours appelée verbe
s&rsquoapproprie un nom commun à toutes les parties,
parce qu&rsquoil constitue la perfection du discours
tout entier en tant qu&rsquoélément principal de
celui-ci et que, par le verbe, les autres parties du
discours sont manifestées: ainsi, c&rsquoest dans le
verbe que le nom est connu. Mais le Verbe divin est ce qu&rsquoil
y a de plus parfait parmi toutes les choses, et il est
aussi celui qui les manifeste. C&rsquoest donc au
sens le plus propre du terme qu&rsquoil est appelé
verbe.
Réponse
Il faut
dire que nous donnons des noms aux choses selon la
manière dont nous en prenons connaissance. Et, parce que
ce qui vient en second dans la nature est, la plupart du
temps, ce que nous connaissons en premier, il s&rsquoensuit
que fréquemment, selon ce mode d&rsquoattribution,
un nom convenant à deux choses est trouvé d&rsquoabord
pour l&rsquoune d&rsquoelles alors que la
réalité signifiée par le nom existe d&rsquoabord
dans l&rsquoautre; il en est ainsi de manière
évidente pour les noms qui sont donnés à Dieu et aux
créatures: l&rsquoêtre, le bien et d&rsquoautres
termes de ce genre ont été donnés d&rsquoabord aux
créatures et, à partir d&rsquoelles, transférés
et attribués à Dieu, alors que l&rsquoêtre et le
bien se trouvent d&rsquoabord en Dieu.
Pour cette
raison, étant donné la façon de donner un nom et du
fait que le verbe extérieur, parce qu&rsquoil touche
les sens, nous est plus connu que le verbe intérieur, on
appelle verbe le verbe de la voix avant d&rsquoappeler
ainsi le verbe intérieur bien que celui-ci, en tant que
cause à la fois efficiente et finale du verbe extérieur,
soit selon l&rsquoordre naturel le premier. Le verbe
intérieur est cause finale du verbe extérieur, puisque
nous émettons le verbe de la voix pour que le verbe
intérieur soit manifesté: de là provient la
nécessité que le verbe intérieur soit cela même qui
est signifié par le verbe extérieur. Or, le verbe
proféré à l&rsquoextérieur signifie ce qui est
connu; il ne signifie, ni le fait même de connaître, ni
cet intellect qui est habitus ou faculté, si ce n&rsquoest
dans la mesure où ceux-ci sont également connus; il s&rsquoensuit
que le verbe intérieur est cela même qui est connu
intérieurement. Le verbe intérieur est aussi cause
efficiente du verbe extérieur: parce que le verbe
proféré à l&rsquoextérieur signifie quelque chose
en vertu d&rsquoune convention, son principe, comme
aussi celui de toutes les autres oeuvres de l&rsquoart,
est la volonté; pour cette raison, de même que, dans le
domaine des autres oeuvres de l&rsquoart, il
préexiste dans l&rsquoesprit de l&rsquoartisan
une certaine image de l&rsquooeuvre extérieure, de
même il préexiste, dans l&rsquoesprit de celui qui
profère le verbe extérieur, un certain modèle de ce
verbe.
Et c&rsquoest
pourquoi, de même que dans le cas de l&rsquoartisan
nous pouvons considérer trois choses, à savoir le but
de l&rsquooeuvre, le modèle de celle-ci et l&rsquooeuvre
elle-même alors produite, de même en celui qui parle on
trouve aussi un triple verbe: à savoir ce qui est conçu
par l&rsquointellect que le verbe proféré à l&rsquoextérieur
est destiné à signifier, c&rsquoest le verbe du
coeur produit sans la voix; en second lieu, le modèle du
verbe extérieur, appelé verbe intérieur possédant l&rsquoimage
de la voix; et le verbe proféré à l&rsquoextérieur
appelé verbe de la voix De même que, chez l&rsquoartisan,
l&rsquointention de la fin est première, ensuite
vient l&rsquoinvention de la forme de l&rsquooeuvre
et, en dernier lieu, l&rsquooeuvre est amenée à l&rsquoêtre,
de même, chez celui qui parle, le verbe du coeur
précède le verbe qui possède l&rsquoimage de la
voix et le verbe de la voix vient en dernier.
Par
conséquent, puisque le verbe de la voix est produit
entièrement par le corps, on ne peut en parler à propos
de Dieu que dans un sens métaphorique, comme sont
appelées verbe les créatures elles-mêmes faites par
Dieu, ou leurs mouvements, en tant qu&rsquoils sont
des signes de l&rsquointellect divin, l&rsquoeffet
indiquant la causer. Et donc, pour la même raison, un
verbe possédant l&rsquoimage de la voix pourra être
attribué à Dieu, non au sens propre, mais seulement
dans un sens métaphorique: ainsi appelle-t-on verbe de
Dieu les idées des choses devant être créées.
Mais un
verbe du coeur, qui n&rsquoest rien d&rsquoautre
que ce qui est considéré en acte par l&rsquointellect,
peut être attribué à Dieu au sens propre du terme
parce qu&rsquoil est complètement étranger à la
matérialité, à la corporéité et à toute déficience.
Des mots de ce genre sont attribués à Dieu dans leur
sens propre, comme science et savoir, connaître et
connaissance.
Solutions
1. A la première
objection, il faut donc répondre ceci: étant donné que
le verbe intérieur est ce qui est connu, et qu&rsquoil
n&rsquoexiste en nous que lorsque nous sommes en acte
de connaître, ce verbe requiert toujours un intellect
dans son acte propre qui est de connaître. Or, l&rsquoacte
même de l&rsquointellect est appelé mouvement, non
pas le mouvement d&rsquoun intellect imparfait tel qu&rsquoil
est décrit au livre III de la Physique, mais
celui d&rsquoun intellect parfait, qui est une
opération comme il est dit au livre III du traité De
l'âme C&rsquoest pourquoi saint Jean Damascène
a dit que le verbe intérieur est un mouvement de l&rsquoesprit,
quoiqu&rsquoil prenne le mouvement pour ce à quoi il
se termine, c&rsquoest-à-dire l&rsquoopération
pour l&rsquooeuvre, comme l&rsquoacte de
connaître pour ce qui est connu. Et la nature même du
verbe n&rsquoexige pas que l&rsquoacte de l&rsquointellect
aboutissant au verbe intérieur se produise à l&rsquoaide
d&rsquoun discours que la pensée (cogitatio)
semble comporter, mais il lui suffit que, d&rsquoune
manière ou d&rsquoune autre, quelque chose soit
connu en acte. Cependant, parce que nous-mêmes, nous
nous aidons le plus souvent d&rsquoun discours
intérieur pour exprimer quelque chose, à cause de cela
saint Jean Damascène et saint Anselme, dans leur
définition du verbe, emploient le terme de réflexion (cogitatio)
à la place de celui de considération (consideratio)
2. A la deuxième
objection, on doit répondre que la preuve de saint
Augustin ne procède pas du semblable, mais du moindre:
en effet, à propos du coeur, on doit moins parler,
semble-t-il, de bouche que de verbe. C&rsquoest
pourquoi l&rsquoargument n&rsquoest pas valable.
3. A la troisième
objection, on doit répondre que l&rsquointermédiaire
peut être compris de deux manières: d&rsquoune
première manière, l'intermédiaire ce qui est situé
entre les deux termes extrêmes d&rsquoun mouvement,
par exemple le pâle est un intermédiaire entre le blanc
et le noir dans le processus du noircissement ou du
blanchiment. D&rsquoune autre manière, l'intermédiaire
peut être compris comme ce qui prend place entre l&rsquoagent
et le patient, par exemple l&rsquoinstrument de l&rsquoartisan
est un intermédiaire entre celui-ci et l&rsquooeuvre
et pareillement est intermédiaire tout ce par quoi l'agent
agit: c&rsquoest de cette manière-là que le Fils
est un intermédiaire entre le Père qui crée et la
créature faite par le Verbe, mais non entre Dieu créant
et la créature puisque le Verbe lui-même est aussi Dieu
créant. Par conséquent, de même que le Verbe n&rsquoest
pas une créature, de même il n&rsquoest pas le
Père. Cependant, l&rsquoargument ne saurait être
retenu même en-dehors de cela: nous disons, en effet,
que Dieu crée par sa sagesse attribuée à l&rsquoessence
divine, ainsi la sagesse peut être appelée un
intermédiaire entre Dieu et la créature, et cependant
cette sagesse elle-même est Dieu. D&rsquoautre part,
saint Augustin démontre que le Verbe n&rsquoest pas
un être créé, non par le fait qu&rsquoil est un
intermédiaire, mais parce qu&rsquoil est la cause
universelle de la création. On peut, en effet, ramener
tout mouvement à quelque chose de premier qui n&rsquoest
pas m selon ce mouvement, de même que tout ce qui subit
des changements peut être ramené à une réalité
première qui modifie sans être changée. Ainsi faut-il
également que ce à quoi peut être ramené tout ce qui
est créé ne soit pas lui-même créé.
4. A la quatrième
objection, on doit répondre ceci: un intermédiaire,
pris dans le sens de ce qui est situé entre les
extrémités d&rsquoun mouvement, est parfois
considéré comme étant à égale distance de ces
extrémités, parfois pourtant il ne l&rsquoest pas.
Mais l&rsquointermédiaire qui se trouve entre l&rsquoagent
et le patient, s&rsquoil est bien un intermédiaire
en tant qu&rsquoinstrument, est tantôt plus proche
de l&rsquoagent premier, tantôt plus proche du
patient qui est en dernier, quelquefois aussi il se tient
à égale distance des deux: il en est ainsi de manière
évidente lorsque l&rsquoaction de l&rsquoagent
parvient au patient par plusieurs instruments. Mais l&rsquointermédiaire
qui est la forme par laquelle l&rsquoagent agit est
toujours plus près de l&rsquoagent parce qu&rsquoil
est en lui selon la vérité de la chose alors qu&rsquoil
n&rsquoest dans le patient que selon sa similitude: c&rsquoest
de cette manière que le Verbe est appelé un
intermédiaire entre le Père et la créature; il n&rsquoest
donc pas nécessaire qu&rsquoil soit à égale
distance du Père et de la créature.
5. A la cinquième
objection, on doit répondre ceci: bien que nous, nous ne
fassions connaître quelque chose à autrui que par le
verbe de la voix, cependant ce que nous nous manifestons
à nous-mêmes se produit aussi par le verbe du coeur, et
cette manifestation précède l&rsquoautre; c&rsquoest
la raison même pour laquelle le verbe intérieur est par
priorité appelé verbe. Pareillement, le Père a été
manifesté à tous par le Verbe incarné, mais le Verbe
engendré de toute éternité, il [le Père] se l&rsquoest
manifesté à lui-même. C&rsquoest pourquoi le nom
de Verbe ne lui (au Fils) convient pas seulement du fait
qu&rsquoil s&rsquoest incarné.
6. A la sixième
objection, on doit répondre que le Verbe incarné
ressemble par certains aspects au verbe de la voix et,
par d&rsquoautres aspects, en diffère. Ce qui est
semblable en l&rsquoun et en l&rsquoautre, en
raison de quoi l&rsquoun peut être comparé à l&rsquoautre,
réside en ceci: de même que la voix manifeste le verbe
intérieur, de même par la chair a été manifesté le
Verbe éternel. Mais ce en quoi ils diffèrent, c&rsquoest
que la chair elle-même prise par le Verbe éternel n&rsquoest
pas appelée verbe, tandis que la voix elle-même prise
pour manifester le verbe intérieur est appelée verbe.
Et c&rsquoest pourquoi le verbe de la voix est
différent du verbe du coeur, mais le Verbe incarné est
identique au Verbe éternel, comme aussi le verbe
signifié par la voix est identique au verbe du coeur.
7. A la septième
objection, on doit répondre ceci: il convient à l&rsquoeffet
d&rsquoêtre appelé signe plutôt qu&rsquoà la
cause, quand celle-ci est, pour l&rsquoeffet, cause d&rsquoêtre
mais non cause de signifier, comme c&rsquoest le cas
dans l&rsquoexemple proposé. Mais quand l&rsquoeffet
tient d&rsquoune cause non seulement le fait d&rsquoêtre
mais aussi celui de signifier, alors, de même que la
cause est antérieure à l&rsquoeffet dans le fait d&rsquoêtre,
de même elle l&rsquoest dans le fait de signifier. C&rsquoest
pourquoi le verbe intérieur a raison de signe et de
manifestation, plutôt que le verbe extérieur, parce que
ce dernier n&rsquoest constitué dans son rôle de
signe que par le verbe intérieur.
8. A la huitième
objection, il faut répondre ceci: on dit qu&rsquoun
nom est donné par quelqu&rsquoun de deux manières,
soit en rapport avec celui qui donne le nom, soit en
rapport avec la chose à qui le nom est donné. Or, c&rsquoest
en rapport avec la chose qu&rsquoun nom est dit être
donné s&rsquoil l&rsquoest à partir de ce qui
rend parfaite la définition de la chose que le nom
signifie, c&rsquoest-à-dire à partir de la
différence spécifique de cette chose et c&rsquoest
cela qui est avant tout signifié par le nom. Mais, parce
que nous ne connaissons pas les différences essentielles,
nous utilisons parfois, à leur place, des accidents ou
des effets comme il est dit au livre VIII de la Métaphysique
et c&rsquoest d&rsquoaprès cela que nous nommons
une chose. Et ainsi, ce qui est choisi à la place de la
différence essentielle est ce à partir de quoi le nom
est établi en rapport avec celui qui le donne: par
exemple, le nom de pierre (lapis) est donné à
partir d&rsquoun effet de la pierre qui est de
blesser le pied (laedere pedem) Ce n&rsquoest
pas cet effet, mais ce dont il tient la place, qui doit
être avant tout signifié par le nom. De même, je dis
que le nom de verbe est établi à partir de verberatio
(action de frapper) ou boatus (cri) en rapport
avec celui qui donne le nom, et non en rapport avec la
chose.
9. A la neuvième
objection, on doit répondre ceci: en ce qui concerne la
nature même du verbe, il est indifférent qu&rsquoune
chose soit connue par similitude ou par essence. Il est
certain, en effet, que le verbe extérieur signifie tout
ce qui peut être connu soit par essence soit par
similitude. Et c&rsquoest pourquoi tout ce qui est
connu soit par essence soit par similitude peut être
appelé verbe intérieur.
10. A la dixième
objection, on doit répondre ceci: parmi ces noms qui
sont attribués à Dieu et aux créatures, certains
signifient des réalités qui se trouvent en Dieu avant d&rsquoêtre
dans les créatures, bien qu&rsquoils aient été d&rsquoabord
donnés à des créatures; de tels noms sont attribués
à Dieu avec leur sens propre, comme bonté, sagesse et
des mots de ce genre. Certains noms, cependant,
signifient des réalités qui ne se rencontrent pas en
Dieu mais on rencontre en lui quelque chose qui ressemble
à ces réalités: les mots de cette sorte sont
attribués à Dieu dans un sens métaphorique, par
exemple, nous disons de Dieu qu&rsquoil est un lion
ou qu&rsquoil marche. J&rsquoaffirme donc que,
lorsqu&rsquoon parle d&rsquoun verbe en Dieu à
la ressemblance de notre verbe à nous, c&rsquoest en
raison de notre façon de donner le nom, et non en
fonction de l&rsquoordre de la réalité. Par
conséquent, il ne faut pas parler d'un verbe en Dieu
dans un sens métaphorique.
11. A la onzième
objection, on doit répondre ceci: l&rsquoaction de
proférer appartient à la nature du verbe quant à ce
par quoi le nom est établi, non en rapport avec la chose,
mais en rapport avec celui qui donne le nom. t c&rsquoest
pourquoi, bien que l&rsquoaction de proférer soit
dite de Dieu dans un sens métaphorique, il ne s&rsquoensuit
pas qu&rsquoun verbe soit attribué à Dieu dans un
sens métaphorique. De la même manière, saint Jean
Damascène dit aussi que le nom de Dieu [theos] vient de aithein,
ce qui signifie brûler: et cependant, quoique le
fait de brûler soit attribué à Dieu dans un sens
métaphorique, il n&rsquoen est pourtant pas ainsi du
nom de Dieu.
12. A la douzième
objection, on doit répondre ceci: le Verbe incarné est
comparé au verbe de la voix seulement en raison d&rsquoune
certaine similitude, comme il ressort de ce qui a été
dit et c&rsquoest pourquoi le Verbe incarné ne peut
être appelé verbe de la voix que dans un sens
métaphorique. Mais le Verbe éternel est comparé au
verbe du coeur selon la vraie nature du verbe intérieur,
et c&rsquoest pourquoi l&rsquoon parle de verbe
au sens propre du terme pour l&rsquoun comme pour l&rsquoautre.
ARTICLE 2: En
Dieu, le Verbe est-il attribué à l&rsquoessence ou
seulement à une personne?
On se
demande en deuxième lieu si, en Dieu, le verbe est
attribué à l&rsquoessence ou seulement à une
personne. Et il semble que le verbe puisse être
attribué même à l&rsquoessence.
1. En effet, le nom
de verbe est établi à partir du fait qu&rsquoil y a
manifestation, comme il a été dit. Mais l&rsquoessence
divine peut se manifester par elle-même: c&rsquoest
donc à elle par nature qu&rsquoun verbe convient. Le
verbe sera ainsi un attribut de l&rsquoessence.
2. En outre, ce qui
est signifié par un nom, c&rsquoest la définition
même [de la chose], comme il est dit au livre IV de la Métaphysique
38 Mais, selon saint Augustin au livre IX de son traité Sur
la Trinité, le verbe "est la connaissance unie
à l&rsquoamour" selon saint Anselme dans le Monologion,
"pour l&rsquoEsprit très haut, dire n&rsquoest
rien d&rsquoautre que regarder en pensant (cogitando).
Or, dans l&rsquoune et l&rsquoautre définitions,
on n&rsquoaffirme rien si ce n&rsquoest ce qui
est attribué à l&rsquoessence. Le verbe est donc un
attribut de l&rsquoessence.
3. En outre, toute
parole proférée, quelle qu&rsquoelle soit,
constitue un verbe. Or, non seulement le Père se dit lui-même,
mais il profère aussi le Fils et l&rsquoEsprit Saint,
comme l&rsquoaffirme saint Anselme dans le traité
cité ci-dessus Le verbe est par conséquent commun aux
trois personnes; il est donc un attribut de l&rsquoessence.
4. En outre,
quiconque parle possède le verbe qu&rsquoil profère,
comme l&rsquoexpose saint Augustin au livre VII de
son traité Sur la Trinité Mais, comme le dit
saint Anselme dans le Monologion: "De même
que le Père connaît et que le Fils connaît et que le
Saint Esprit connaît, et que cependant ils ne sont pas
trois mais un à connaître, de même le Père profère
et le Fils profère et le Saint Esprit profère, et
cependant ils ne sont pas trois mais un seul à proférer
Le verbe correspond donc à n&rsquoimporte laquelle
des personnes. Mais rien n&rsquoest commun aux trois
personnes hormis l&rsquoessence. En Dieu, le verbe
est donc attribué à l&rsquoessence.
5. En outre, dans l'intellect
il n&rsquoy a pas de différence entre dire et
connaître. Or, en Dieu, on considère le verbe comme
étant à la similitude du verbe qui est dans notre
intellect. En Dieu donc, dire n&rsquoest pas autre
chose que connaître; par conséquent, le verbe aussi n&rsquoest
rien d&rsquoautre que ce qui est connu. Mais ce qui
est connu en Dieu est attribué à son essence. Il en est
donc ainsi du verbe.
6. En outre, le
verbe divin est, comme le dit saint Augustin la puissance
opérative du Père. Mais la puissance opérative est en
Dieu un attribut de l&rsquoessence; le verbe est donc
aussi attribut essentiel.
7. En outre, de
même que l&rsquoamour implique que quelque chose
émane de la volonté, de même le verbe implique que
quelque chose émane de l&rsquointellect. Mais, en
Dieu, l&rsquoamour est un attribut de l&rsquoessence;
il en est donc ainsi du verbe.
8. En outre,
lorsque n&rsquoest pas reconnue la distinction des
personnes, ce qui peut être connu en Dieu n&rsquoest
pas attribué à une personne. Mais le verbe est dans ce
cas, puisque même ceux qui nient la distinction des
personnes affirment que Dieu se dit lui-même. Le verbe,
en Dieu, n&rsquoest donc pas attribué à une
personne.
Cependant
1. Au livre VI de
son traité Sur la Trinité saint Augustin dit que
le Fils seul est appelé Verbe, et non pas le Père et le
Fils ensemble. Mais tout ce qui est attribué à l&rsquoessence
convient en commun à l&rsquoun et à l&rsquoautre.
On ne peut donc pas parler du verbe comme d&rsquoun
attribut de l&rsquoessence.
2. En outre, il est
dit en Jean 1, 1: "Le Verbe était auprès de Dieu".
Or, auprès de est une préposition transitive qui
implique une distinction. Le Verbe est donc reconnu comme
distinct de Dieu. Mais rien de ce qui est attribué à l&rsquoessence
ne peut, en Dieu, être reconnu comme distinct. Le verbe
n&rsquoest donc pas un attribut de l&rsquoessence.
3. En outre, tout
ce qui, en Dieu, implique une relation de personne à
personne est affirmé comme attribut personnel et non
comme attribut essentiel. Mais le Verbe implique une
telle relation. Donc la conclusion est la même que
précédemment.
4. En outre, s&rsquoajoute
à cela l&rsquoautorité de Richard de Saint-Victor
qui, dans son livre Sur la Trinité montre que
seul le Fils est appelé Verbe.
Réponse
Il faut
dire que, lorsqu&rsquoun verbe est attribué à Dieu
dans un sens métaphorique, par exemple quand la
créature elle-même est appelée verbe manifestant Dieu,
ce verbe se rapporte assurément à la Trinité tout
entière; mais notre recherche actuelle porte sur le
verbe en tant qu&rsquoil est attribué à Dieu dans
son sens propre.
Or, vue de
manière superficielle, la question paraît très facile,
étant donné qu&rsquoun verbe implique une origine
déterminée selon laquelle les personnes sont reconnues
en Dieu comme distinctes. Mais, examinée en profondeur,
la question se révèle plus difficile, du fait que nous
trouvons en Dieu certaines choses qui impliquent une
origine conformément, non à la réalité, mais
seulement à notre raison: par exemple, le nom d&rsquoopération
implique incontestablement que quelque chose procède de
l&rsquoagent qui opère, et pourtant ce processus n&rsquoexiste
que selon la raison; parce que, en Dieu, il n&rsquoy
a pas de distinction entre essence, puissance et
opération, il s&rsquoensuit qu&rsquoune
opération est attribuée en Dieu, non à une personne,
mais à l&rsquoessence. Par conséquent, il n&rsquoest
pas immédiatement évident de savoir si le nom de verbe
implique un processus réel, comme c&rsquoest le cas
pour le nom de Fils, ou s&rsquoil implique un
processus de raison seulement, comme pour le nom d&rsquoopération,
et ainsi s&rsquoil est un attribut de la personne ou
de l&rsquoessence.
D&rsquooù
la nécessité, pour parvenir à la connaissance sur ce
point, de savoir que le verbe de notre intellect, qui
nous permet de parler du verbe divin en raison de sa
similitude avec lui, représente le terme de l&rsquoopération
de notre intellect, c&rsquoest-à-dire cela même qui
est connu, ce qui est appelé aussi conception de l&rsquointellect.
Cette conception peut être signifiée, soit par une
expression simple comme dans le cas où l&rsquointellect
élabore la quiddité des choses, soit par un discours
complexe comme il arrive lorsque l&rsquointellect
compose et divise Or, en nous, tout ce qui est connu
procède en réalité d&rsquoautre chose soit comme
les conceptions de conclusions procèdent des principes,
soit comme les conceptions de quiddités de choses
nouvelles procèdent des quiddités de choses
antérieurement connues, soit au moins comme la
conception actuelle procède de la connaissance
habituelle. Ceci est universellement vrai pour tout ce
que nous connaissons, que ce soit par essence ou par
similitude la conception elle-même résulte, en effet,
de l&rsquoacte de connaître et par conséquent,
même quand l&rsquoesprit se connaît lui-même, la
conception correspondante n&rsquoest pas l&rsquoesprit
lui-même mais quelque chose venant de la connaissance de
celui-ci.
Ainsi donc,
en nous, le verbe de l&rsquointellect comporte de par
sa nature deux aspects, à savoir qu&rsquoil est ce
qui est connu et qu&rsquoil est ce qui provient d&rsquoautre
chose. Si donc on parle d&rsquoun verbe en Dieu selon
la similitude de l&rsquoun et l&rsquoautre
aspects, alors le nom de verbe impliquera, non seulement
un processus de raison, mais aussi un processus réel. Si,
cependant, on ne parle d&rsquoun verbe en Dieu que
selon l&rsquoun de ces aspects, à savoir qu&rsquoil
est ce qui est connu, alors le nom de verbe n&rsquoimpliquera
pas en Dieu de processus réel mais seulement un
processus de raison comme l&rsquoexpression même ce
qui est connu; mais le verbe ne sera pas pris en son sens
propre, car il ne peut s&rsquoagir du sens propre d&rsquoun
mot s&rsquoil lui manque quelque aspect faisant
partie de sa nature. Par conséquent, si le verbe est
pris au sens propre en Dieu, on ne peut en parler que
comme attribut d&rsquoune personne; si, cependant, il
est pris au sens large, on pourra aussi l&rsquoattribuer
à l&rsquoessence. Mais néanmoins, puisque, d&rsquoaprès
le Philosophe il faut "se servir des noms comme le
plus grand nombre le fait", on doit suivre le plus
possible l&rsquousage dans les significations des
noms. Et parce que tous les saints emploient d&rsquoun
commun accord le nom de verbe comme attribut d&rsquoune
personne, on doit d&rsquoautant plus dire qu&rsquoil
est attribué à une personne
Solutions
1. A la première
objection, on doit répondre ceci: un verbe comporte de
par sa nature, non seulement une manifestation, mais
aussi un processus réel d&rsquoune chose à partir d&rsquoune
autre. Parce que l&rsquoessence ne procède pas
réellement d&rsquoelle-même, bien qu&rsquoelle
se manifeste elle-même, on ne peut appeler l&rsquoessence
verbe si ce n&rsquoest en raison de l&rsquoidentité
de l&rsquoessence avec la personne, comme l&rsquoessence
est dite aussi Père ou Fils.
2. A la deuxième
objection, on doit répondre que la connaissance qui est
affirmée dans la définition du verbe doit être
comprise comme une connaissance provenant d&rsquoautre
chose, et cette connaissance constitue chez nous la
connaissance en acte. Or, bien que la sagesse ou la
connaissance soient, en Dieu, des attributs de l&rsquoessence,
la sagesse engendrée ne peut cependant être attribuée
qu&rsquoà une personne. Pareillement encore, l&rsquoaffirmation
de saint Anselme: "Dire est regarder en pensant"
est à entendre en prenant "dire" dans le sens
particulier du regard de la pensée (cogitatio)
par lequel quelque chose procède, à savoir cela même
qui est pensé.
3. A la troisième
objection, on doit répondre ceci: la conception
intellectuelle est un intermédiaire entre l&rsquointellect
et la réalité connue parce que, par cette médiation, l&rsquoopération
intellectuelle atteint la réalité. C&rsquoest
pourquoi la conception de l&rsquointellect est, non
seulement ce qui est connu, mais aussi ce par quoi la
réalité est connue, comme on peut dire aussi que ce qui
est connu est à la fois la réalité elle-même et la
conception intellectuelle. Pareillement, on peut affirmer
que ce qui est dit est à la fois la réalité exprimée
par le verbe et le verbe lui même, comme cela est
évident dans le cas du verbe extérieur, parce que par
le nom lui-même sont exprimés à la fois le nom et la
réalité signifiée par le nom. Je dis donc qu&rsquoon
parle du Père, non comme d&rsquoun verbe, mais comme
d&rsquoune réalité dite par un verbe, et il en est
de même de l&rsquoEsprit Saint parce que le Fils
manifeste la Trinité tout entière. En conséquence, par
son Verbe unique, le Père dit l&rsquoensemble des
trois personnes.
4. A la quatrième
objection, on doit répondre qu&rsquoapparemment
saint Anselme se contredit lui-même en ceci: il dit, en
effet, qu&rsquoun verbe n&rsquoest attribué qu&rsquoà
une personne et convient au seul Fils, mais que le terme
de dire convient aux trois personnes. Or, dire n&rsquoest
rien d&rsquoautre qu&rsquoémettre hors de soi un
verbe. Au discours de saint Anselme s&rsquoopposent
encore, d&rsquoune manière semblable, les paroles de
saint Augustin au livre VII de son traité Sur la
Trinité où il est dit que, au sein de la Trinité,
ce n&rsquoest pas chaque personne qui profère, mais
le Père par son Verbe. Par conséquent, de même qu&rsquoun
verbe dans son sens propre n&rsquoest attribué en
Dieu qu&rsquoà une personne et convient au seul Fils,
de même aussi le terme de dire ne convient qu&rsquoau
seul Père. Mais saint Anselme a pris ce dernier terme au
sens large de connaître et le verbe au sens propre: il
aurait pu faire l&rsquoinverse si cela lui avait plu.
5. A la cinquième
objection, on doit répondre ceci: pour nous, dire
signifie non seulement connaître, mais à la fois
connaître et exprimer hors de soi une conception, et
nous ne pouvons connaître autrement qu&rsquoen
exprimant une telle conception; c&rsquoest pourquoi,
en nous, tout ce qui est de l&rsquoordre du
connaître est, à proprement parler, de l&rsquoordre
du dire. Mais Dieu peut connaître sans que rien ne
procède réellement de lui-même parce que, en lui, il y
a identité entre celui qui connaît, ce qui est connu et
le fait de connaître, ce qui n&rsquoest pas le cas
pour nous. Pour cette raison, en Dieu, tout ce qui est de
l&rsquoordre du connaître ne peut, à proprement
parler, être affirmé comme étant de l&rsquoordre
du dire.
6. A la sixième
objection, on doit répondre ceci: de même que le Verbe
n&rsquoest appelé connaissance du Père que dans le
sens de connaissance engendrée par le Père, de même
aussi il est appelé puissance opérative du Père parce
qu&rsquoil est puissance procédant du Père lui-même
puissance. Or, une puissance qui procède est attribuée
à une personne, et il en est ainsi de la puissance
opérative procédant du Père.
7. A la septième
objection, on doit répondre ceci: une chose peut
procéder d&rsquoune autre de deux façons, soit
comme une action procède d&rsquoun agent ou une
opération de celui qui l&rsquoaccomplit, soit comme
une oeuvre procède de celui qui la réalise. En outre,
dans le processus de l&rsquoopération accomplie par
l&rsquoagent opérant, on ne discerne pas deux
réalités existant par elles-mêmes mais on distingue
une perfection et celui qui est perfectionné puisque
toute opération perfectionne celui qui opère. Mais,
dans le processus aboutissant à l&rsquooeuvre, on
distingue l&rsquoune de l&rsquoautre deux
réalités. Or, en Dieu, il ne peut y avoir de
distinction réelle entre une perfection et un être
perfectible; cependant, on trouve en lui des réalités
distinctes les unes des autres, à savoir les trois
personnes. C&rsquoest pourquoi, en Dieu, le processus
qui est indiqué comme celui d&rsquoune opération
effectuée par celui qui opère n&rsquoest un
processus que selon [ raison, mais on peut réellement
rencontrer en Dieu le processus désigné comme celui d&rsquoune
réalité procédant de son principe. Or, voici la
différence entre l&rsquointellect et la volonté:
l&rsquoopération
de la volonté se termine à des choses dans lesquelles
se trouvent le bien et le mal, mais l&rsquoopération
intellectuelle se termine dans l&rsquoesprit dans
lequel sont le vrai et le faux, comme il est dit au livre
VI de la Métaphysique Et, pour cette raison, la
volonté n&rsquoa rien, procédant d&rsquoelle-même,
qui soit en elle autrement que par mode d&rsquoopération,
mais l&rsquointellect comporte en lui-même quelque
chose qui procède de lui, non seulement par mode d&rsquoopération,
mais aussi par mode de réalité produite. C&rsquoest
pourquoi le verbe est désigné comme une réalité qui
procède, mais l&rsquoamour comme une opération qui
procède. Par conséquent, l&rsquoamour n&rsquoest
pas tel qu&rsquoil soit, comme le verbe, attribué à
une personne
8. A la huitième
objection, on doit répondre ceci: si la distinction des
personnes n&rsquoest pas reconnue, Dieu ne se dit pas
lui-même à proprement parler, et cela n&rsquoest
pas connu dans son sens propre par ceux qui ne posent pas
la distinction des personnes en Dieu.
RÉPONSE AUX OBJECTIONS CONTRAIRES
On
pourrait facilement répondre aux objections contraires
proposées, si quelqu&rsquoun voulait soutenir les
thèses opposées:
1. Relativement à
l&rsquoobjection concernant les paroles de saint
Augustin, on pourrait dire, en effet, que cet auteur
considère le verbe en tant
qu&rsquoil
implique une origine réelle.
2. A la deuxième
objection, on pourrait dire que, même si la préposition
auprès de implique une distinction, celle-ci n&rsquoest
cependant pas impliquée par le nom de verbe. On ne peut
donc pas conclure, du fait que le Verbe est affirmé
comme étant auprès du Père, que le verbe est un
attribut personnel, parce qu&rsquoil [le Verbe] est
appelé aussi Dieu de Dieu et Dieu auprès de Dieu.
3. A la troisième
objection, on peut répondre que la relation dont il est
question est seulement une relation de raison.
4. A la quatrième
objection, on peut répondre comme à la première.
ARTICLE 3: Le
nom de Verbe convient-il à l&rsquoEsprit Saint?
Objections
Il semble
que oui.
1. Dans son Sermon
III sur l&rsquoEsprit-Saint, saint Basile dit en
effet: "C&rsquoest de la même manière que le
Fils se rapporte au Père et que l&rsquoEsprit se
rapporte au Fils; à cause de cela, le Fils étant le
verbe de Dieu, l&rsquoEsprit est aussi le verbe du
Fils". L&rsquoEsprit Saint est donc appelé
verbe.
2. En outre, il est
dit en Hébreux 1, 3 au sujet du Fils: "Splendeur de
sa gloire et figure de sa substance, il porte tout par
son verbe puissant". Le Fils possède donc un verbe
procédant de lui, par lequel tout est porté. Mais, en
Dieu, il ne procède du Fils que l&rsquoEsprit-Saint.
Celui-ci est donc appelé verbe.
3. En outre, comme
le dit saint Augustin au livre IX de son traité Sur
la Trinité, le verbe "est la connaissance unie
à l&rsquoamour" Mais, de même que la
connaissance est appropriée au Fils, de même l&rsquoamour
est approprié à l&rsquoEsprit-Saint. Donc, de même
que le [nom de] verbe convient au Fils, de même il
convient aussi à l&rsquoEsprit-Saint.
4. En outre, au
sujet de He 1, 3: "Il porte tout par son verbe
puissant la Glose dit que le mot de verbe est pris ici
dans le sens d&rsquoautorité. Mais l&rsquoautorité
est placée parmi les signes de la volonté 61 Donc,
comme l&rsquoEsprit Saint procède par mode de
volonté, il semble qu&rsquoil puisse être appelé
verbe.
5. En outre, un
verbe implique de par sa nature qu&rsquoil y a
manifestation. Mais, de même que le Fils manifeste le
Père, de même l&rsquoEsprit Saint manifeste le
Père et le Fils, d&rsquooù il est dit en Jean 16,
13 que l&rsquoEsprit Saint "enseigne toute
vérité". L&rsquoEsprit Saint doit donc être
appelé verbe.
Cependant
Dans le
livre VI de son traité Sur la T saint Augustin dit que
"le Fils est appelé verbe du fait qu&rsquoil
est Fils". Or, le Fils est appelé Fils parce qu&rsquoil
est engendré. Il est donc aussi appelé verbe du fait qu&rsquoil
est engendré. Mais l&rsquoEsprit Saint n&rsquoest
pas engendré; il n&rsquoest donc pas verbe.
Réponse
On doit
dire ceci: autre est l&rsquousage qui est fait de ces
noms de verbe et d&rsquoimage chez nous et nos saints
'autre est celui qui en a été fait chez les anciens
docteurs grecs". Ces derniers, en effet, ont
employé les noms de verbe et d&rsquoimage pour tout
ce qui procède en Dieu, dès lors ils ont appelé
indifféremment verbe et image l&rsquoEsprit Saint et
le Fils. Mais nous et nos saints suivons, dans l&rsquousage
de ces noms, la coutume de l&rsquoEcriture canonique
qui ne donne pour ainsi dire jamais les noms de verbe et
d&rsquoimage si ce n&rsquoest pour le Fils. Il n&rsquoappartient
pas, en fait, à la présente question de traiter de l&rsquoimage
mais, en ce qui concerne le verbe, l&rsquousage que
nous en faisons apparaît très raisonnable.
Un verbe,
en effet, implique qu&rsquoil y a une certaine
manifestation. Or, on ne trouve de manifestation en tant
que telle que dans l&rsquointellect: en effet, si l&rsquoon
parle de manifestation à propos d&rsquoune chose
située en-dehors de l&rsquointellect, c&rsquoest
seulement dans la mesure où quelque élément venant de
cette chose est demeuré dans l&rsquointellect. Ce
qui manifeste de façon immédiate se trouve donc dans l&rsquointellect,
mais il peut exister aussi en-dehors de celui-ci ce qui
manifeste de manière plus lointaine.
Et c&rsquoest
pourquoi le nom de verbe est attribué au sens propre à
ce qui procède de l&rsquointellect, tandis que ce
qui ne procède pas de l&rsquointellect ne peut être
appelé verbe que dans un sens métaphorique, dans la
mesure où, d&rsquoune façon ou d&rsquoune autre,
il y a manifestation. Je dis donc que, en Dieu, seul le
Fils procède par voie d&rsquointellect parce qu&rsquoil
procède d&rsquoun seul. L&rsquoEsprit Saint, en
effet, qui procède de deux, procède par voie de
volonté et, pour cette raison, il ne peut être appelé
verbe que dans le sens métaphorique selon lequel toute
chose qui manifeste est dite verbe: c&rsquoest de
cette manière qu&rsquoon doit expliquer les paroles
de Basile
Solutions
1. La réponse à
la première objection est donnée ainsi clairement.
2. A la seconde
objection, on doit répondre que, comme Basile le fait le
verbe est pris ici pour l&rsquoEsprit Saint, et la
réponse doit être donc la même qu&rsquoà la
première objection. Ou encore, en suivant la Glose on
peut dire que le verbe est pris pour l&rsquoautorité
du Fils, autorité qui est dite verbe par métaphore
parce que nous avons l&rsquohabitude de commander par
un verbe.
3. A la troisième
objection, on doit répondre que la connaissance fait
partie de la définition du verbe comme impliquant l&rsquoessence
du verbe, mais l&rsquoamour fait partie de la
définition du verbe, non pas comme appartenant à son
essence, mais comme accompagnant le verbe lui-même,
ainsi que le font voir les paroles mêmes de saint
Augustin introduites dans l&rsquoobjection. C&rsquoest
pourquoi l&rsquoon peut conclure, non que l&rsquoEsprit
Saint est verbe, mais qu&rsquoil procède du verbe.
4. A la quatrième
objection, on doit répondre ceci: le verbe manifeste,
non seulement ce qui est dans l&rsquointellect, mais
aussi ce qui se trouve dans la volonté, en tant que
cette volonté elle-même est aussi connue. C&rsquoest
pourquoi l&rsquoautorité, bien qu&rsquoelle soit
un signe de la volonté, peut cependant être appelée
verbe et elle relève de l&rsquointellect.
5. La solution de
la cinquième objection découle de manière évidente de
ce qui a été dit.
ARTICLE 4: Le
Père profère-t-il la créature par le Verbe par lequel
il se dit?
Objections
Il semble
que non.
1. En effet,
lorsque nous disons: "Le Père se dit", il n&rsquoest
signifié par là rien d&rsquoautre que celui qui
parle et ce qui est dit et, d&rsquoun côté comme de
l&rsquoautre, seul le Père est désigné. Donc,
puisque le Père ne produit le Verbe hors de lui que
selon qu&rsquoil se dit, il semble que, par le Verbe
qui procède du Père, la créature ne soit pas
proférée.
2. En outre, le
verbe par lequel chaque chose est dite est une similitude
de cette chose. Mais le Verbe ne peut être appelé une
similitude de la créature, comme saint Anselme le prouve
dans le Monologion en effet, ou bien il y aurait
une concordance parfaite entre le Verbe et l créatures
et, dans ce cas, le Verbe serait soumis au changement
comme elles et sa souveraine immutabilité disparaîtrait,
ou bien il n&rsquoy aurait pas de concordance au plus
haut degré, et alors il n&rsquoy aurait pas en lui
de vérité éminente puisqu&rsquoune similitude est
d&rsquoautant plus vraie qu&rsquoelle correspond
davantage à ce dont elle est la similitude. Le Fils n&rsquoest
donc pas le verbe par lequel la créature est proférée.
3. En outre, on
parle en Dieu du verbe des créatures de la même
manière dont on parle du verbe des oeuvres de l&rsquoart
chez l&rsquoartisan. Or, ce verbe des oeuvres chez l&rsquoartisan
n&rsquoest autre que la disposition concernant ces
oeuvres. Le verbe des créatures en Dieu n&rsquoest
donc non plus rien d&rsquoautre que la disposition
concernant les créatures. Mais cette disposition est
attribuée en Dieu à l&rsquoessence et non à la
personne. Par conséquent, le verbe par lequel sont
proférées les créatures n&rsquoest pas le Verbe
qui est attribué à une personne.
4. En outre, tout
verbe a un rapport, soit de modèle, soit d&rsquoimage,
avec ce qui est proféré par lui. Il a un rapport de
modèle lorsqu&rsquoil est cause d&rsquoune chose,
comme c&rsquoest le cas pour l&rsquointellect
pratique, tandis qu&rsquoil a un rapport d&rsquoimage
lorsqu&rsquoil est causé par une chose, comme cela
se produit dans notre intellect spéculatif. Mais, en
Dieu, il ne peut y avoir de verbe de la créature qui
soit l&rsquoimage de la créature. Il faut donc que,
en Dieu, le verbe de la créature soit le modèle de
celle-ci. Mais le modèle de la créature, en Dieu, c&rsquoest
l&rsquoidée. Par conséquent, le verbe de la
créature n&rsquoest en Dieu rien d&rsquoautre
que l&rsquoidée. Or, l&rsquoidée est attribuée
en Dieu, non à la personne, mais à l&rsquoessence.
Le Verbe, dont on parle en Dieu comme d&rsquoun
attribut personnel et par lequel le Père se dit lui-même,
n&rsquoest donc pas le verbe par lequel sont
proférées les créatures.
5. En outre, la
créature est à plus grande distance de Dieu que de
quelque autre créature. Mais aux différentes créatures
correspondent plusieurs idées en Dieu. Donc, aussi, ce n&rsquoest
pas le même verbe par lequel le Père se dit et par
lequel il prof la créature.
6. En outre, d&rsquoaprès
saint Augustin il [le Fils] est appelé Verbe du fait qu&rsquoil
est Image. Mais le Fils n&rsquoest pas l&rsquoimage
de la créature, mais celle du seul Père. Le Fils n&rsquoest
donc pas le verbe de la créature.
7. En outre, tout
verbe procède de ce dont il est le verbe. Mais le Fils
ne procède pas de la créature: il n&rsquoest donc
pas le verbe par lequel la créature est proférée.
Cependant
1. Saint Anselme
affirme que le Père, en se disant, a proféré toute
créature Mais le Verbe par lequel il s&rsquoest dit,
c&rsquoest le Fils. C&rsquoest donc par le Verbe
qui est Fils qu&rsquoil [ Père] profère toute
créature.
2. En outre, saint
Augustin explique ainsi cette phrase: "Il dit, et
cela fut fait" il [le Père] engendra le Verbe par
lequel il était possible que cela fût fait. C&rsquoest
donc par le Verbe qui est Fils que le Père a proféré
toute créature.
3. En outre, c&rsquoest
dans un même mouvement que l&rsquoartisan se tourne
vers l&rsquoart et vers l&rsquooeuvre. Mais Dieu
lui-même est l&rsquoart éternel par lequel les
créatures sont produites comme autant d&rsquooeuvres.
C&rsquoest donc dans un même mouvement que le Père
se tourne vers lui et vers toutes ses créatures. Ainsi,
en se disant, il profère toutes les créatures.
4. En outre, tout
ce qui vient en second, dans un genre donné, peut être
ramené à ce qui existe en premier comme à sa cause. Or,
les créatures sont proférées par Dieu: elles peuvent
donc être ramenées à ce qui est proféré en premier
par lui. Mais Dieu se dit d&rsquoabord lui-même. C&rsquoest
donc par ce qu&rsquoil se dit qu&rsquoil profère
toutes les créatures.
Réponse
On doit
dire que le Fils procède du Père et par mode de nature
en tant qu&rsquoil procède comme Fils, et par mode d&rsquointellect
en tant qu&rsquoil procède comme Verbe. Nous
trouvons d&rsquoailleurs chez nous ces deux manières
de procéder, bien qu&rsquoelles n&rsquoaboutissent
pas dans ce cas à une même réalité: en effet, il n&rsquoy
a rien chez nous qui procède d&rsquoautre chose par
mode d&rsquointellect et par mode de nature, parce
que connaître et être ne s&rsquoidentifient pas
chez nous comme ils le font en Dieu.
Or, l&rsquoune
et l&rsquoautre manière de procéder présentent,
selon qu&rsquoon les trouve en nous ou en Dieu, une
différence similaire. En effet, chez l&rsquohomme,
le fils qui procède de son père par voie de nature n&rsquoa
pas en lui la substance entière de son père, il n&rsquoen
reçoit qu&rsquoune partie. Mais le Fils de Dieu, en
tant qu&rsquoil procède du Père par voie de nature,
reçoit en lui toute la nature du Père en sorte qu&rsquoils
sont, Fils et Père, d&rsquoune nature unique en
nombre On trouve une différence semblable dans le
processus qui a lieu par voie d&rsquointellect. En
effet, le verbe, que nous exprimons grâce à la pensée
en acte et qui est en quelque sorte issu de la
considération de choses connues antérieurement ou au
moins de la connaissance habituelle, ne contient pas en
lui la totalité de ce qui existe en ce dont il provient;
car, quel que soit ce que nous possédons d&rsquoune
connaissance habituelle, notre intellect n&rsquoen
exprime pas la totalité en concevant un seul verbe, mais
seulement une partie; pareillement, dans la
considération d&rsquoune seule conclusion n&rsquoest
pas exprimé tout ce qui était virtuellement contenu
dans les principes. Mais, en Dieu, pour que son verbe
soit parfait, il faut que ce verbe exprime tout ce qui
est contenu en ce dont il provient, et d&rsquoune
manière particulière étant donné que Dieu voit tout,
sans division, en une seule vision intuitive. Ainsi donc,
pour que le verbe soit vrai et corresponde à son
principe, il faut que, quel que soit ce qui est contenu
dans la science du Père, tout soit exprimé par le verbe
unique du [ lui-même, et de la manière même dont cela
est contenu dans cette science. Or, par sa science, le
Père se connaît et, en se connaissant, il connaît
toutes les autres choses. Il en résulte que son verbe
aussi exprime d&rsquoabord le Père lui-même, et par
suite toutes les autres réalités que le Père connaît
en se connaissant lui-même. Ainsi le Fils, du fait même
qu&rsquoil est verbe exprimant parfaitement le Père,
exprime toute créature. Cet ordre des choses est montré
par les paroles de saint Anselme affirmant que, en se
disant, il [le Père] a proféré toute créature
Solutions
1. A la première
objection, on doit donc répondre ceci: lorsqu&rsquoon
dit "Le Père se dit", dans cette expression
est incluse aussi toute créature, dans la mesure où le
Père, en tant que modèle de la création tout entière,
contient dans sa science toute créature.
2. A la deuxième
objection, on doit répondre qu e saint Anselme prend le
nom de similitude au sens strict, comme le fait aussi
saint Denis au chapitre IX de son traité Sur les noms
divins. saint Denis dit là que nous trouvons le
caractère réciproque de la similitude dans les choses
disposées également l&rsquoune envers l&rsquoautre,
de sorte que l&rsquoune est dite semblable à l&rsquoautre
et réciproquement Mais, quand il s&rsquoagit de
réalités ayant entre elles un rapport de cause à effet,
on ne peut trouver, à proprement parler, de
réciprocité de la similitude: nous disons, en effet,
que l&rsquoimage d&rsquoHercule est semblable à
Hercule, mais non l&rsquoinverse. En conséquence,
parce que, contrairement à notre verbe, le Verbe divin n&rsquoest
pas fait à l&rsquoimitation de la créature mais que
plutôt l&rsquoinverse est vrai, saint Anselme veut
dire que le Verbe n&rsquoest pas la similitude de la
créature mais que c&rsquoest l&rsquoinverse qui
est vrai. Mais si nous prenons le mot de similitude au
sens large, nous pouvons dire que le Verbe est la
similitude de la créature, non comme s&rsquoil
était son image, mais à la manière d&rsquoun
modèle, comme saint Augustin dit aussi que les idées
sont les similitudes des choses; et il n&rsquoen
résulte pourtant pas qu&rsquoil n&rsquoy ait pas
dans le Verbe de vérité éminente du fait qu&rsquoil
est immuable tandis que les créatures existantes sont
soumises au changement, parce qu&rsquoil n&rsquoest
pas requis pour la vérité d&rsquoun verbe que celui-ci
présente, avec la réalité proférée par lui, une
similitude selon une conformité de nature, mais est
requise une similitude selon la représentation, comme il
a été dit dans la question Sur la science de Dieu.
3. A la troisième
objection, on doit répondre ceci: la disposition des
créatures n&rsquoest appelée verbe; à proprement
parler, qu&rsquoen tant qu&rsquoelle procède d&rsquoautre
chose: elle est une disposition engendrée et elle est un
attribut personnel, comme l&rsquoest aussi la sagesse
engendrée, alors que, prise sans qualificatif, la
disposition est un attribut de l&rsquoessence.
4. A la quatrième
objection, on doit répondre que le verbe est différent
de l&rsquoidée: l&rsquoidée, en effet, désigne
une forme exemplaire dans l&rsquoabsolu, mais le
verbe de la créature désigne en Dieu une forme
exemplaire issue d&rsquoautre chose. C&rsquoest
pourquoi, en Dieu, l&rsquoidée appartient à l&rsquoessence,
mais le verbe appartient à une personne.
5. A la cinquième
objection, on doit répondre ceci: bien que Dieu soit à
une très grande distance de la créature si l&rsquoon
considère le caractère propre de sa nature, il est
cependant le modèle de la créature, tandis qu&rsquoune
créature donnée n&rsquoest pas le modèle d&rsquoune
autre. C&rsquoest pourquoi, par le Verbe par lequel
Dieu s&rsquoexprime, toute créature est exprimée
alors que, par l&rsquoidée par laquelle une
créature donnée est exprimée, une autre créature ne l&rsquoest
pas. Il ressort aussi de là une autre différence entre
le verbe et l&rsquoidée: parce que l&rsquoidée
concerne directement la créature, à plusieurs
créatures correspondent donc plusieurs idées, mais le
Verbe concerne directement Dieu que le Verbe exprime d&rsquoabord
et, par voie de conséquence, il concerne les créatures.
Et parce que, selon qu&rsquoelles sont en Dieu, les
créatures constituent une réalité unique, il n&rsquoy
a pour cette raison qu&rsquoun verbe unique de toutes
les créatures
6. A la sixième
objection, on doit répondre ceci: quand saint Augustin
dit que le Fils "est appelé Verbe du fait qu&rsquoil
est Image", il comprend cela en rapport avec le
caractère propre et personnel du Fils, caractère qui
est réellement le même, qu&rsquoon parle selon lui
de Fils, de Verbe ou d&rsquoImage. Mais, quant à la
signification, il n&rsquoy a pas identité de sens
entre les trois noms mentionnés: le mot de verbe, en
effet, implique non seulement l&rsquoidée d&rsquoune
origine et celle d&rsquoune imitation, mais aussi
celle d&rsquoune manifestation, et par là le Verbe
est, d&rsquoune certaine façon, le Verbe de la
créature dans la mesure où, par le Verbe, la créature
est manifestée.
7. A la septième
objection, on doit répondre qu&rsquoun verbe est
verbe de quelque chose de plusieurs manières: d&rsquoune
première manière, en tant que verbe de celui qui parle,
et ainsi il procède de ce dont il est le verbe; d&rsquoune
autre manière, comme verbe de ce qui est manifesté par
lui, et il ne doit pas alors procéder de ce dont il est
le verbe, si ce n&rsquoest quand la science dont il
procède est causée par les choses, ce qui n&rsquoarrive
pas en Dieu. C&rsquoest pourquoi l&rsquoargument
est sans portée.
ARTICLE
5: Le nom de Verbe implique-t-il un rapport à la
créature?
Objections
Il semble
que non.
1. En effet, tout
nom impliquant un rapport à la créature est attribué
à Dieu en relation avec le temps: ainsi les noms de
Créateur et de Seigneurs. Mais le Verbe est attribué à
Dieu de toute éternité; il n&rsquoimplique donc pas
de rapport à la créature.
2. En outre, tout
ce qui est relatif, ou bien est relatif par essence, ou
bien est relatif par manière de parler Or, le Verbe ne
se rapporte pas à la créature par essence parce qu&rsquoil
dépendrait alors de celle-ci, ni d&rsquoun autre
côté par manière de parler, car ce rapport à la
créature devrait s&rsquoexprimer par quelque cas [de
grammaire], ce qu&rsquoon ne trouve pas: il
semblerait, en effet, que ce rapport soit exprimé
surtout par le cas du génitif ainsi dirait-on que le
Verbe est Verbe de la créature, ce que saint Anselme
refuse dans le Monologion. Le Verbe n&rsquoimplique
donc pas de rapport à la créature.
3. En outre, on ne
peut concevoir un nom impliquant un rapport à la
créature sans concevoir que celle-ci est en acte ou en
puissance parce que celui qui conçoit l&rsquoun des
termes d&rsquoune relation doit concevoir aussi l&rsquoautre
Mais, sans concevoir qu&rsquoune créature est ou
sera, on conçoit encore un Verbe en Dieu selon que le
Père se dit lui-même. Le Verbe n&rsquoimplique donc
pas de rapport à la créature.
4. En outre, le
rapport de Dieu à la créature ne peut être que comme
un rapport de cause à effet. Mais, comme on le tient des
paroles de saint Denis au chapitre 2 de son traité Sur
les noms divins tout nom connotant un effet dans la
créature est commun à la Trinité tout entière. Or, le
Verbe n&rsquoest pas un nom de cette sorte; il n&rsquoimplique
donc pas de rapport à la créature.
5. En outre, on ne
peut concevoir que Dieu se rapporte à la créature sinon
par sa sagesse, sa puissance et sa bonté; mais tous ces
termes ne sont attribués au Verbe que par appropriation.
Par conséquent, comme le nom de Verbe est, non pas un
terme approprié, mais un terme propre, il n&rsquoimplique
pas, semble-t-il, de rapport à la créature.
6. En outre, bien
que certaines choses soient disposées par l&rsquohomme,
le nom d&rsquohomme n&rsquoimplique pourtant pas
de rapport à celles-ci. Donc, bien que par le Verbe
soient disposées toutes choses, le nom de Verbe n&rsquoimpliquera
cependant pas de rapport aux créatures disposées par
lui.
7. En outre, le nom
de verbe est dit relatif, comme le nom de fils. Mais
toute la relation d&rsquoun fils se limite à un
père, car il n&rsquoy a de fils que celui d&rsquoun
père. Il en va donc pareillement de toute la relation d&rsquoun
verbe. Par conséquent, le Verbe n&rsquoimplique pas
de rapport à la créature.
8. En outre, d&rsquoaprès
le Philosophe au livre V de la Métaphysique,
toute chose relative est dite telle à l&rsquoégard
d&rsquoune seule chose, autrement la chose relative
aurait deux essences, puisque l&rsquoessence d&rsquoune
chose relative consiste à être relative à une autre.
Mais le Verbe est dit relatif au Père; il n&rsquoest
donc pas dit relatif aux créatures.
9. En outre, si un
nom unique est donné à des choses qui diffèrent par l&rsquoespèce,
c&rsquoest d&rsquoune manière équivoque qu&rsquoil
s&rsquoappliquera à celles-ci: par exemple le nom de
chien donné au chien qui aboie et au chien de mer Or, l&rsquoinfériorité
et la supériorité constituent des espèces différentes
de rapport Si donc un nom unique implique l&rsquoun
et l&rsquoautre rapports, ce nom sera nécessairement
équivoque. Mais le rapport du Verbe à la créature n&rsquoest
autre qu&rsquoun rapport de supériorité, tandis que
le rapport du Verbe au Père est comme un rapport d&rsquoinfériorité,
non pas à cause d&rsquoune inégalité en dignité,
mais en raison de l&rsquoimportance de l&rsquoorigine.
Le Verbe, qui implique un rapport au Père, n&rsquoimplique
donc pas de rapport à la créature si ce n&rsquoest
lorsqu&rsquoil est pris de manière équivoque.
Cependant
1. Dans son Livre
des quatre-vingt-trois questions, saint Augustin dit ceci:
"Au commencement était le Verbe. Ce qui se dit en
grec logos signifie en latin raison et verbe. Mais, dans
ce passage, nous préférons traduire par verbe pour que
soient signifiés, non seulement le rapport au Père,
mais aussi le rapport à ce qui a été fait par le Verbe
de par sa puissance opérative." Cela montre
clairement ce qui est proposé par l&rsquoauteur.
2. En outre, à
propos de ce verset du Psaume: "Dieu a parlé une
fois" la Glose dit: "Une fois, c&rsquoest-à-dire
il a engendré éternelle ment le Verbe en lequel il a
disposé toutes choses Mais l&rsquoacte de disposer
montre un rapport à l&rsquoégard de ce qui est
disposé. On parle donc du Verbe relativement aux
créatures.
3. En outre, tout
verbe implique un rapport à ce qui est dit par lui. Mais,
comme l&rsquoexpose saint Anselme, Dieu, en se disant,
profère toute créature. Le Verbe implique donc un
rapport, non seulement au Père, mais aussi à la
créature.
4. En outre, le
Fils, du fait qu&rsquoil est Fils, est la parfaite
image du Père selon ce qui lui est intrinsèque, mais le
Verbe, de par son nom, ajoute à cela qu&rsquoil y a
manifestation. Or, il n&rsquoy a pas d&rsquoautre
manifestation possible que celle où le Père est
manifesté par ses créatures: c&rsquoest comme une
manifestation vers l&rsquoextérieur. Le Verbe
implique donc un rapport à la créature.
5. En outre, au
chapitre 7 de son traité Sur les noms divins,
saint Denis dit que "Dieu est loué en tant que
Raison" ou Verbe, "parce qu&rsquoil est
dispensateur de sagesse et de raison." Ainsi est-il
clair que le Verbe dont on parle à propos de Dieu
comporte un sens de cause. Mais on parle de cause
relativement à un effet. Le Verbe implique donc un
rapport aux créatures.
6. En outre, un
intellect pratique se rapporte à ce qui est opéré par
lui. Mais le Verbe divin est le verbe d&rsquoun
intellect pratique, puisqu&rsquoil est verbe
opératif comme le dit saint Jean Damascène. Le Verbe
exprime donc un rapport à la créature.
Réponse
On doit
dire ceci: chaque fois que deux choses sont telles, l&rsquoune
envers l&rsquoautre, que l&rsquoune dépend de l&rsquoautre
mais que l&rsquoinverse n&rsquoest pas vrai, dans
la chose qui dépend de l&rsquoautre existe une
relation réelle, mais dans celle dont l&rsquoautre
dépend il n&rsquoy a pas de relation si ce n&rsquoest
seulement une relation de raison, selon le fait que l&rsquoon
ne peut concevoir la relation d&rsquoune chose à une
autre sans concevoir aussi en même temps la relation
inverse. Un exemple clair est celui de la science qui
dépend de ce qui est connaissable tandis que l&rsquoinverse
n&rsquoest pas vrai o Par conséquent, étant donné
que toutes les créatures dépendent de Dieu mais que l&rsquoinverse
n&rsquoest pas vrai, il existe dans les créatures
des relations réelles par lesquelles elles se rapportent
à Dieu mais, en Dieu, les relations inverses ne sont que
selon la raison. Et, parce que les noms sont les signes
des conceptions de l&rsquointellect, on attribue de
ce fait à Dieu des noms qui impliquent un rapport à la
créature, alors que cependant cette relation est
seulement une relation de raison, comme il a été dit:
en effet, les relations réelles en Dieu sont seulement
celles par lesquelles les personnes se distinguent l&rsquoune
de l&rsquoautre.
D&rsquoautre
part, dans ce qui a trait aux relations, nous trouvons
que certains noms sont donnés pour signifier les
rapports eux-mêmes, comme le nom de similitude, tandis
que d&rsquoautres le sont pour signifier quelque
chose auquel un rapport est associé: ainsi le nom de
science est donné pour signifier une certaine qualité
qu&rsquoaccompagne un rapport donné. Nous trouvons
cette diversité dans les noms relatifs attribués à
Dieu, dans ceux qu&rsquoon lui attribue de toute
éternité comme dans ceux qu&rsquoon lui attribue à
partir du temps. En effet, le nom de Père, attribut de
Dieu de toute éternité, et pareillement le nom de
Seigneur qu&rsquoon lui confère à partir du temps,
sont donnés pour signifier les rapports eux-mêmes; mais
le nom de Créateur, attribué à Dieu à partir du temps,
est donné pour signifier une action divine dont découle
un certain rapport. Pareillement, le nom de Verbe est
donné pour signifier quelque chose d&rsquoabsolu
joint à un rapport: le Verbe, en effet, est identique à
la Sagesse engendrée comme le dit saint Augustin. Et
ceci ne s&rsquooppose pas à ce que le Verbe soit
attribué à une personne parce que, de même que le
terme de Père est un attribut personnel, de même aussi
sont attributs personnels les expressions Dieu engendrant
ou Dieu engendré.
Or, il
arrive qu&rsquoune réalité absolue puisse avoir
rapport à plusieurs choses; en conséquence, on peut
dire d&rsquoun nom qui est donné pour signifier
quelque chose d&rsquoabsolu accompagné d&rsquoun
rapport, qu&rsquoil est relatif à l&rsquoégard
de plusieurs choses: conformément à cela, on parle de
science en tant qu&rsquoelle est science relative à
ce qui est connaissable mais, en tant qu&rsquoelle
est quelque accident ou forme, elle se rapporte au savant.
De la même façon, le nom de verbe comporte à la fois
un rapport à celui qui dit le verbe et un rapport à ce
qui est dit par le verbe, et ce dernier rapport peut
même être exprimé de deux manières: d&rsquoune
part selon la convertibilité du nom, et ainsi le verbe
est dit relatif à ce qui est dit; d&rsquoautre part,
le verbe se rapporte à la chose à laquelle correspond
le sens du mot. Et parce que le Père se dit d&rsquoabord
en engendrant son Verbe et qu&rsquoil profère les
créatures par voie de conséquence, pour cette raison le
Verbe se rapporte d&rsquoabord et comme
essentiellement au Père, mais secondairement et comme
accidentellement à la créature: en effet, que la
créature soit dite par le Verbe est pour celui-ci de l&rsquoordre
de l&rsquoaccident.
Solutions
1. A la première
objection, on doit répondre ceci: l&rsquoargument
proposé vaut pour les noms qui impliquent un rapport en
acte avec la créature, mais il ne vaut pas pour ceux qui
impliquent avec celle-ci un rapport habituel. On entend
par rapport habituel celui qui ne requiert pas que la
créature ait en même temps l&rsquoêtre en acte:
tels sont tous les rapports qui résultent des mouvements
de l&rsquoâme, parce que la volonté et l&rsquointellect
peuvent concerner même ce qui n&rsquoest pas en acte
d&rsquoexister. Or, le Verbe implique un processus de
l&rsquointellect. L&rsquoargument est donc sans
portée.
2. A la deuxième
objection, on doit répondre ceci: quand on parle de la
relation du Verbe à la créature, il s&rsquoagit,
non d&rsquoune relation réelle comme si la relation
à la créature était réellement en Dieu, mais d&rsquoune
relation par manière de parler. Et il n&rsquoest pas
exclu qu&rsquoon puisse exprimer cette relation par
quelque cas de grammaire: je peux dire, en effet, que le
Verbe est Verbe de la créature, c&rsquoest-à-dire
au sujet de la créature, non pas issu de la créature: c&rsquoest
ce dernier sens que saint Anselme refuse. En outre, si l&rsquoon
ne rapportait pas le Verbe à la créature selon un cas
de grammaire, il suffirait de l&rsquoy rapporter d&rsquoune
manière ou d&rsquoune autre, par exemple à l&rsquoaide
d&rsquoune préposition jointe au cas approprié afin
de dire que le Verbe est pour (ad) la créature,
à savoir pour la créer.
3. A la troisième
objection, on doit répondre que l&rsquoargument
procède de ces noms qui impliquent par eux-mêmes un
rapport à la créature; or, le nom de verbe n&rsquoest
pas de cette sorte, comme il ressort clairement de ce qui
a été dit. C&rsquoest pourquoi l&rsquoargument
est sans portée.
4. A la quatrième
objection, on doit répondre ceci: le nom de Verbe
implique quelque chose d&rsquoabsolu et, par là, il
possède un caractère de causalité vis-à-vis de la
créature; mais, si l&rsquoon considère l&rsquoorigine
réelle qu&rsquoil implique, il est donné comme
relatif à une personne et, de ce point de vue, il n&rsquoa
pas de caractère de causalité à l&rsquoégard de
la créature.
5. La réponse à
la cinquième objection est rendue évidente par ce qui
vient d&rsquoêtre dit.
6. A la sixième
objection, on doit répondre ceci: le Verbe est non
seulement ce par quoi se fait la disposition, mais il est
cette disposition même du Père concernant les choses à
créer. C&rsquoest pourquoi le Verbe se rapporte de
quelque façon à la créature.
7. A la septième
objection, on doit répondre ceci: fils implique
seulement le rapport de quelqu&rsquoun au principe
dont il provient, mais Verbe implique un rapport à la
fois au principe par lequel il est dit et à ce qui est
comme son aboutissement, à savoir ce qui est manifesté
par le Verbe. Ce qui est manifesté, c&rsquoest bien
d&rsquoabord le Père, mais par voie de conséquence
c&rsquoest la créature, laquelle ne peut en aucune
manière être le principe d&rsquoune personne divine.
C&rsquoest pourquoi Fils n&rsquoimplique en
aucune façon un rapport à la créature, contrairement
à Verbe.
8. A la huitième
objection, on doit répondre que l&rsquoargument
procède de ces noms qui sont donnés pour signifier les
rapports eux-mêmes: il est, en effet, impossible qu&rsquoun
rapport unique aboutisse à des choses multiples, à
moins que ces dernières ne s&rsquoenchaînent d&rsquoune
manière ou d&rsquoune autre.
9. A la neuvième
objection, il faut encore répondre de la même façon.
Les
arguments contraires concluent aussi que le Verbe se rap
porte de quelque manière à la créature mais ils ne
concluent pas que le Verbe implique cette relation
essentiellement et comme principalement, et en ce sens on
peut les admettre.
ARTICLE
6: Les choses sont-elles plus véritablement dans le
Verbe ou en elles-mêmes?
Objections
Et il
semble qu&rsquoelles ne soient pas plus
véritablement dans le Verbe.
1. En effet, une
chose, là où elle est par son essence, est plus
véritablement que là où elle est seulement par sa
similitude Mais, dans le Verbe, les choses ne sont que
par leur similitude tandis que, en elles-mêmes, elles
sont par leur essence: elles sont donc en elles-mêmes
plus véritablement que dans le Verbe.
2. Mais on a dit
que les choses sont d&rsquoune manière plus noble
dans le Verbe, dans la mesure où elles ont là un être
plus noble. Contre cet argument, on peut dire: si une
chose matérielle a un être plus noble dans notre âme
qu&rsquoen elle-même, comme le dit aussi saint
Augustin dans son traité Sur la Trinité"
cette chose est cependant en elle-même plus
véritablement que dans notre âme; donc, pour la même
raison, elle est en elle-même plus véritablement que
dans le Verbe.
3. En outre, ce qui
est en acte est plus véritablement que ce qui est en
puissance. Mais une chose en elle-même est en acte
tandis que, dans le Verbe, elle n&rsquoest qu&rsquoen
puissance comme l&rsquooeuvre dans l&rsquoartisan."
Une chose est donc en elle-même plus véritablement que
dans le Verbe.
4. En outre, l&rsquoextrême
perfection d&rsquoune chose est son opération. Mais
les choses existant en elles-mêmes ont leurs opérations
propres, qu&rsquoelles n&rsquoont pas en tant qu&rsquoelles
sont dans le Verbe: par conséquent, elles sont en elles-mêmes
plus véritablement que dans le Verbe.
5. En outre, seules
sont comparables les choses qui sont de même nature.
Mais l&rsquoêtre d&rsquoune chose en elle-même
et son être dans le Verbe ne sont pas de même nature.
Donc, pour le moins, il n&rsquoest pas possible de
dire qu&rsquoune chose est dans le Verbe plus
véritablement qu&rsquoen elle-même.
Cependant
1. "La
créature dans le Créateur est essence créatrice"
dit saint Anselme " Mais l&rsquoêtre incréé
est plus véritablement que l&rsquoêtre créé. Une
chose a donc l&rsquoêtre dans le Verbe plus
véritablement qu&rsquoen elle-même.
2. En outre, de
même que Platon soutenait que les idées des choses sont
à l&rsquoextérieur de l&rsquoesprit divin, de
même nous, nous affirmons qu&rsquoelles sont dans
cet esprit. Mais, d&rsquoaprès Platon, l&rsquohomme
séparé" était plus véritablement homme que l&rsquohomme
matériel: en conséquence, il appelait "homme en
soi" cet homme séparé. Donc, mais selon les
affirmations de la foi, les choses sont dans le Verbe
plus véritablement qu&rsquoelles ne sont en elles-mêmes.
3. En outre, ce qui
est le plus vrai dans chaque genre sert de mesure au
genre tout entier. Mais les similitudes des choses
existant dans le Verbe servent de mesure de vérité à
tout, parce que c&rsquoest selon cela qu&rsquoune
chose est dite vraie: selon qu&rsquoelle imite son
modèle qui est dans le Verbe. Les choses sont donc dans
le Verbe plus véritablement qu&rsquoen elles-mêmes.
Réponse
On doit
répondre ceci: comme le dit saint Denis au chapitre 2 de
son traité Sur les noms divins, les effets ne
réussissent pas à imiter les causes qui les dépassent.
En raison de cette distance entre la cause et l&rsquoeffet,
on attribue en toute vérité à l&rsquoeffet quelque
chose qu&rsquoon n&rsquoattribue pas à la cause:
ainsi est-il clair qu&rsquoon ne dit pas, à
proprement parler, que des plaisirs s&rsquoamusent,
bien qu&rsquoils soient pour nous des causes d&rsquoamusement.
Ceci n&rsquoa lieu, assurément, que parce que le
mode d&rsquoêtre des causes est plus élevé que ce
qu&rsquoon attribue à leurs effets, et nous trouvons
cela à propos de toutes les causes qui agissent de
manière équivoque par exemple, le soleil ne peut être
dit chaud bien que, par lui, d&rsquoautres choses
deviennent chaudes, cela étant dû à la grande
supériorité du soleil lui-même vis-à-vis de ce qu&rsquoon
dit chaud.
Quand donc
on recherche si les choses sont en elles-mêmes plus
véritablement que dans le Verbe, il faut établir cette
distinction que l&rsquoexpression "plus
véritablement" peut indiquer, soit la vérité de
la chose, soit la vérité du discours. Si elle désigne
la vérité de la chose, alors, sans aucun doute, la
vérité des choses est plus grande dans le Verbe qu&rsquoen
elles-mêmes. Mais s&rsquoil s&rsquoagit de la
vérité du discours, c&rsquoest le contraire qui se
produit: on parle comme homme plus véritable ment d&rsquoune
chose étant dans sa nature propre que de cette chose
selon qu&rsquoelle est dans le Verbe, et cela est dû,
non à une déficience du Verbe mais à sa grande
supériorité, comme on l&rsquoa exposé.
Solutions
1. A la première
objection, on doit donc répondre ceci: si c&rsquoest
la vérité du discours qui est considérée, il est tout
à fait vrai qu&rsquoune chose est plus
véritablement là où elle est par son essence que là
où elle est par sa similitude. Mais si l&rsquoon
considère la vérité de la chose, alors une chose est
plus véritablement là où elle est par la similitude
qui est la cause de cette chose, tandis qu&rsquoelle
est moins véritablement là où elle est par la
similitude causée par elle.
2. A la deuxième
objection, on doit répondre que la similitude d&rsquoune
chose dans notre esprit n&rsquoest pas la cause de
cette chose comme l&rsquoest la similitude des choses
dans le Verbe. On ne peut donc pas comparer.
3. A la troisième
objection, on doit répondre ceci: une puissance active
est plus parfaite que ne l&rsquoest l&rsquoacte
qui est l&rsquoeffet de cette puissance, et c&rsquoest
de cette manière que les choses sont dites être en
puissance dans le Verbe.
4. A la quatrième
objection, on doit répondre ceci: bien que, dans le
Verbe, les créatures n&rsquoaient pas d&rsquoopérations
propres, elles y ont cependant des opérations plus
nobles en tant qu&rsquoelles sont causes effectives
des choses et de leurs opérations.
5. A la cinquième
objection, on doit répondre ceci: quoique l&rsquoêtre
des créatures dans le Verbe et leur être en elles-mêmes
ne soient pas de même nature selon l&rsquounivocité,
ils appartiennent cependant d&rsquoune certaine
façon à une même nature selon l&rsquoanalogie.
RÉPONSE AUX OBJECTIONS CONTRAIRES
1. A la première
objection contraire, on doit répondre que l&rsquoargument
procède de la vérité de la chose, mais non de celle du
discours.
2. A la deuxième
objection contraire, on doit répondre ceci: Platon est
critiqué pour avoir affirmé que les formes naturelles
existent selon leur nature propre indépendamment de la
matière, comme si la matière se comportait comme un
accident à l&rsquoégard des espèces naturelles:
selon cette [ on pourrait vraiment parler de réalités
naturelles à propos de ces [ qui sont sans matière.
Mais nous, nous n&rsquoaffirmons pas cela, et c&rsquoest
pourquoi l&rsquoon ne peut comparer.
3. A la troisième
objection contraire, on doit répondre comme à la
première.
ARTICLE
7: Le Verbe est-il Verbe de ce qui n&rsquoest pas, ne
sera pas et n&rsquoa pas été?
On se
demande en septième lieu si le Verbe est Verbe de ce qui
n&rsquoest pas, ne sera pas et n&rsquoa pas été.
II semble que oui.
1. En effet, le mot
de verbe implique que quelque chose procède de l&rsquointellect.
Mais l&rsquointellect divin se rapporte aussi à ce
qui n&rsquoest pas, ne sera pas, et n&rsquoa pas
été, comme il a été dit dans la question Sur la
science de Dieu 'Le Verbe peut donc se rapporter même à
cela.
2. En outre, saint
Augustin dit au livre VI de son traité Sur la
Trinité: "Le Fils est la science du Père,
toute remplie des raisons des êtres vivants" Mais,
comme le dit le même auteur dans son Livre des quatre-vingt-trois
questions: "Une raison, même si rien n&rsquoest
fait par elle, est à juste titre appelée raison."
Le Verbe se rapporte donc même à ce qui ne sera pas
fait et n&rsquoa pas été fait.
3. En outre, le
Verbe ne serait pas parfait s&rsquoil ne contenait
pas en lui tout ce qui est dans la science de celui qui
le profère. Mais, dans la science du Père qui profère
se trouve ce qui ne sera jamais et n&rsquoa jamais
été fait; cela se trouvera donc aussi dans le Verbe.
Cependant
1. Dans le Monologion,
saint Anselme dit: "De ce qui n&rsquoest pas, n&rsquoa
pas été et ne sera pas, il ne peut y avoir aucun verbe."
2. En outre, il
relève du pouvoir de celui qui parle que tout ce qu&rsquoil
dit soit fait. Mais Dieu est tout-puissant. Son Verbe ne
se rapporte donc pas à quelque chose qui ne se ferait
pas à un moment ou à un autre.
Réponse
On doit
répondre qu&rsquoune chose peut être dans le Verbe
de deux manières. D&rsquoune première manière,
comme ce que le Verbe connaît ou ce qui peut être connu
dans le Verbe: c&rsquoest ainsi que dans le Verbe se
trouve même ce qui n&rsquoest pas, ne sera pas et n&rsquoa
pas été fait, parce que le Verbe connaît cela comme le
connaît aussi le Père et que cela peut être connu dans
le Verbe comme aussi dans le Père. D&rsquoune
seconde manière, on dit qu&rsquoune chose est dans
le Verbe comme ce qui est proféré par lui. Or, tout ce
qui est exprimé par un verbe est destiné, d&rsquoune
certaine façon, à être réalisé parce que, par le
verbe, nous poussons les autres à agir et que nous en
amenons certains à effectuer ce que notre esprit a
conçu; d&rsquooù il résulte encore que, pour Dieu,
dire c&rsquoest disposer son oeuvre comme il ressort
clairement de la Glose sur le Psaume: "Dieu a parlé
une fois..." Par conséquent, de même que Dieu ne
dispose que ce qui est, sera ou a été, de même il ne
dit que cela. Le Verbe se rapporte donc seulement à ces
choses-là en tant que choses dites par lui, tandis que
la science et l&rsquoart, et l&rsquoidée ou
raison n&rsquoimpliquent pas d&rsquoêtre
ordonnés à une quelconque réalisation, et c&rsquoest
pourquoi on ne peut les comparer au Verbe.
Il est
clairement répondu par là aux objections.
ARTICLE
8: Tout ce qui a été fait est-il vie dans le Verbe?
Objections
Il semble
que non.
1. En effet, c&rsquoest
selon ce que les choses sont dans le Verbe que celui-ci
en est la cause. Si donc les choses dans le Verbe sont
vie, le Verbe en est la cause par mode de vie; mais, du
fait qu&rsquoil cause les choses par mode de bonté,
il s&rsquoensuit qu&rsquoelles sont toutes bonnes;
donc, du fait qu&rsquoil les cause par mode de vie,
il s&rsquoensuivra que toutes sont vivantes, ce qui
est faux. Par conséquent est fausse aussi la proposition
initiale.
2. En outre, les
choses sont dans le Verbe comme les oeuvres chez l&rsquoartisan.
Mais les oeuvres chez l&rsquoartisan ne sont pas vie:
elles ne sont, en effet, ni la vie de l&rsquoartisan
lui-même qui vivait déjà avant que les oeuvres ne
soient en lui-même, ni celle des oeuvres qui sont
privées de vie. Les créatures ne sont donc pas non plus
vie dans le Verbe.
3. En outre, le
pouvoir de produire la vie est, dans l&rsquoEcriture,
plus approprié à l&rsquoEsprit Saint qu&rsquoau
Verbe, ainsi qu&rsquoon le voit en Jean 6, 64: "C&rsquoest
l&rsquoEsprit qui vivifie" et en plusieurs
autres endroits. Mais on ne parle pas de verbe à propos
de l&rsquoEsprit Saint mais seulement à propos du
Fils, comme il ressort clairement de ce qui a été dit.
Il ne convient donc pas non plus de dire qu&rsquoune
chose est vie dans le Verbe.
4. En outre, la
lumière intellectuelle n&rsquoest pas un principe de
vie. Mais les choses dans le Verbe sont lumière. Il
semble donc que, en lui, elles ne soient pas vie.
Cependant
1. En Jean 1, 3, il
est dit: "Ce qui a été fait, en lui était vie."
2. En outre, selon
le Philosophe au livre YIII de la Physique, le mouvement
du ciel est appelé "une certaine vie pour toutes
les choses qui existent dans la nature." Mais le
Verbe exerce davantage son action sur les créatures que
le mouvement du ciel ne le fait sur la nature. Les choses,
selon qu&rsquoelles sont dans le Verbe, doivent donc
être appelées vie.
Réponse
On doit
répondre ceci: selon qu&rsquoelles sont dans le
Verbe, les choses peuvent être considérées de deux
manières; d&rsquoune première manière, par rapport
au Verbe; d&rsquoune autre manière, par rapport aux
choses existant dans leur nature propre. Dans les deux
cas, la similitude de la créature dans le Verbe est vie.
Nous
disons, en effet, que vit au sens propre du terme ce qui
a en soi-même le principe de tout mouvement ou
opération: d&rsquooù vient qu&rsquoen premier
lieu ont été appelés vivants des êtres parce qu&rsquoon
a repéré qu&rsquoils avaient en eux-mêmes un
principe les faisant mouvoir selon un quelconque
mouvement. De là, le nom de vie s&rsquoest étendu
à tout ce qui a en soi-même un principe d&rsquoopération
propre: c&rsquoest pourquoi l&rsquoon dit aussi
de quelques êtres qu&rsquoils vivent du fait qu&rsquoils
connaissent, ou qu&rsquoils sentent, ou qu&rsquoils
veulent, non pas seulement du fait qu&rsquoils se
mettent en mouvement en changeant de lieu ou de dimension.
Cet être que possède une créature en tant qu&rsquoelle
se meut elle-même pour accomplir une opération est donc
appelé, au sens propre du terme, sa vie parce que "vivre
est l&rsquoêtre du vivant", comme il est dit au
livre II du traité De l&rsquoâme.
Or, en
nous, aucune des opérations pour lesquelles nous nous
mettons en mouvement n&rsquoest identique à notre
être, et donc, pour nous, ce que nous connaissons n&rsquoest
pas notre vie à proprement parler, si ce n&rsquoest
lorsqu&rsquoon prend le fait de vivre pour l'oeuvre
qui est signe de vie; et semblablement une similitude
intellectuelle n&rsquoest pas pour nous notre vie.
Mais, pour le Verbe, le fait de connaître est identique
au fait d&rsquoêtre, et pareillement la similitude
de lui-même: par conséquent, la similitude de la
créature dans le Verbe est sa vie. De même aussi, la
similitude de la créature est d&rsquoune certaine
manière la créature elle-même, de cette manière qui
fait dire que "l&rsquoâme, en quelque sorte,
est tout." Donc, du fait que la similitude de la
créature dans le Verbe est à la source de l&rsquoêtre
et du mouvement de cette créature existant dans sa
nature propre, il résulte d&rsquoune certaine façon
que la créature se meut elle-même et s&rsquoamène
elle-même à l&rsquoêtre, à savoir dans la mesure
où elle est amenée à l&rsquoêtre et où elle est
mue par sa similitude existant dans le Verbe. Et c&rsquoest
ainsi que la similitude de la créature dans le Verbe est,
d&rsquoune certaine manière, la vie de la créature
138rn
Solutions
1. A la première
objection, on doit répondre ceci: le fait que la
créature existant dans le Verbe est appelée vie ne
relève pas de la nature propre de la créature, mais de
son mode d&rsquoêtre dans le Verbe. Par conséquent,
comme ce mode est différent de celui qu&rsquoelle a
en elle-même, il ne s&rsquoensuit pas que la
créature vive en elle-même, bien qu&rsquoelle soit
vie dans le Verbe, comme elle n&rsquoest pas en elle-même
immatérielle bien qu&rsquoelle le soit dans le Verbe.
Mais la bonté, l&rsquoentité et des choses de ce
genre appartiennent à la nature propre de la créature,
et c&rsquoest pourquoi, de même que les créatures
sont bonnes selon qu&rsquoelles sont dans le Verbe,
de même encore elles le sont selon qu&rsquoelles
sont dans leur nature propre.
2. A la deuxième
objection, on doit répondre que les similitudes des
choses dans l&rsquoartisan ne peuvent, à proprement
parler, être appelées vie parce qu&rsquoelles ne
sont ni l&rsquoêtre même de l&rsquoartisan qui
vit, ni l&rsquoopération même de celui-ci,
contrairement à ce qui a lieu en Dieu. Cependant, saint
Augustin dit que le coffre vit dans l&rsquoesprit de
l&rsquoartisan: mais c&rsquoest en tant que ce
coffre, dans l&rsquoesprit de l&rsquoartisan,
possède un être intelligible qui relève du domaine de
la vie.
3. A la troisième
objection, on doit répondre ceci: la vie est attribuée
à l&rsquoEsprit Saint d&rsquoaprès le fait que
Dieu est appelé la vie des choses, en tant qu&rsquoil
est lui-même dans toutes les choses, les mettant en
mouvement de telle façon qu&rsquoelles paraissent
mues, en quelque sorte, par un principe intrinsèque.
Mais la vie est appropriée au Verbe selon que les choses
sont en Dieu, comme il ressort clairement de ce qui a
été dit.
4. A la quatrième
objection, on doit répondre ceci: de même que les
similitudes des choses dans le Verbe sont pour ces choses
causes d&rsquoexister, de même elles sont pour ces
choses causes de connaître, dans la mesure où ces
similitudes sont gravées dans les intelligences afin que
ces dernières puissent connaître les choses. Et c&rsquoest
pourquoi, de même que ces similitudes sont appelées vie
en tant qu&rsquoelles sont principes d&rsquoexister,
de même elles sont dites lumière en tant qu&rsquoelles
sont principes de connaître.
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