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Santo Tomás de Aquino

De Veritate

LA VÉRITÉ

QUESTION 1: LA VÉRITÉ (de veritate)

QUESTION 2: LA SCIENCE DE DIEU

falta la q 3 en fr

QUESTION 4: LE VERBE (de verbo)

 

  29 QUESTIONS DISPUTÉES SUR LA VÉRITÉ

EN PRÉSENCE DE MAÎTRE THOMAS D'AQUIN
Docteur des docteurs de l'Église
(Cette série de questions disputées a été défendue de 1256 à 1259, donc en début de la carrière professorale de saint Thomas)

Pour le moment, ne sont disponibles sur le site http://docteurangelique.free.fr que les questions 1. La vérité; 2. La science de Dieu; 4. Le Verbe; 13. Le Maître; 15. Les raisons supérieure et inférieure; 16. La syndérèse; 17. La conscience morale.
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QUESTION 1: LA VÉRITÉ (de veritate) 3
ARTICLE 1: Qu'est-ce que la vérité? 3
ARTICLE 2: La vérité trouve-t-elle son principe davantage dans l’intellect que dans les choses? 7
ARTICLE 3: La vérité est-elle seulement dans l’Intellect composant et divisant? 10
ARTICLE 4: Y a-t-il seulement une vérité par laquelle toutes choses sont vraies? 11
ARTICLE 5: En dehors de la vérité première, existe-t-il une autre vérité éternelle? 16
ARTICLE 6: La vérité est-elle créée est immuable? 23
ARTICLE 7: La vérité dans les choses divines se dit-elle de l’essence ou d’une personne? 26
ARTICLE 8: Toute vérité autre que la vérité première vient-elle de la vérité première? 28
ARTICLE 9: La vérité est-elle dans le sens? 31
ARTICLE 10: Une chose est-elle fausse? 33
ARTICLE 11: La fausseté est-elle dans les sens? 36
ARTICLE 12: La fausseté est dans l’intellect? 38

QUESTION 1: LA VÉRITÉ (de veritate)
(Traduction Christian Brouwer et Marc Peeters, 2002)

ARTICLE 1: Qu'est-ce que la vérité?

Il semble que le vrai soit tout à fait le même que l’étant (ens).

Objections:
1. Saint Augustin écrit dans le livre des Soliloques: "le vrai est ce qui est "; or ce qui est n’est rien sinon l’étant; donc "vrai" signifie tout à fait la même chose que "étant" (ens).
2. Un répondant a dit qu’ils sont le même selon leurs suppôts mais diffèrent en raison Mais on a répliqué que la raison de toute chose est ce qui est signifié par sa définition or saint Augustin assigne "ce qui est" comme définition du vrai, après en avoir rejeté d’autres; donc, puisque selon "ce qui est", "vrai" et "étant" (ens) se conviennent, on voit qu’ils sont le même en raison.
3. En outre, toutes les choses qui diffèrent en raison sont telles que l’une d’elles peut être pensée sans l’autre aussi Boèce dit-il dans le livre des Semaines qu’on peut penser l’être de Dieu même si l’intellect met un moment à part sa bonté; or l’étant ne peut en aucune manière être pensé si le vrai est mis à part, parce qu’il est pensé en tant qu’il est vrai; donc, le vrai et l’étant ne diffèrent pas en raison.
4. En outre, si le vrai n’est pas le même que l’étant, il faut qu’il soit une disposition de l’étant or il ne peut être une disposition de l’étant: en effet, il n’est pas une disposition qui corrompe totalement, autrement il s’ensuivrait: "C’est vrai, donc c’est non-étant", comme il s’ensuit "c’est un homme mort, donc ce n’est pas un homme". Semblablement, il n’est pas une disposition limitative (par exemple, de "il a les dents blanches" il ne suit pas "donc il est blanc"); autrement de "c’est vrai" il ne suivrait pas "donc c’est". Semblablement, il n’est pas une disposition restreignante ni spécifiante, sinon il ne se convertirait pas avec l’étant. Donc le vrai et l’étant sont tout à fait le même.
5. En outre, les choses dont la disposition est une sont les mêmes; or la disposition du vrai et de l’étant est la même; donc ils sont les mêmes. Il est dit, en effet, au livre II de la Métaphysique "la disposition d’une chose dans l’être est comme sa disposition dans la vérité". Donc le vrai et l’étant sont tout à fait le même.
6. En outre, toutes les choses qui ne sont pas le même diffèrent de quelque manière; or le vrai et l’étant ne différent en aucune manière, ni par essence, puisque tout étant par son essence est vrai, ni par des différences, parce qu’il faudrait alors qu’ils se conviennent sous un genre commun; donc ils sont tout à fait le même.
7. De même, s’ils ne sont pas tout à fait le même, il faut que le vrai ajoute quelque chose à l’étant; or le vrai n’ajoute rien à l’étant bien qu’il soit dans plus que l’étant, ce que montre le Philosophe au livre IV de la Métaphysique, où il dit qu’en définissant le vrai, nous disons que "nous disons être ce qui est ou ne pas être ce qui n’est pas", et ainsi le vrai inclut l’étant et le non-étant; donc le vrai n’ajoute pas quelque chose à l’étant, et on voit ainsi que le vrai est tout à fait le même quel'étant.

Objections en sens contraire:

1. Par contre, "Le verbiage est la répétition inutile du même"; si donc le vrai était le même que l’étant, ce serait verbiage de dire "un étant vrai", ce qui est faux; ils ne sont donc pas le même.
2. Ou encore, l’étant et le bien sont convertibles; or le vrai n'est pas convertible avec le bien car il y a du vrai qui n’est pas bien, par exemple si quelqu’un fornique; donc le vrai n’est pas convertible avec l’étant, et ils ne sont pas le même.
3. En outre, selon Boèce dans le livre des Semaines, dans toutes les créatures "l’être et ce qui est sont différents "; or "vrai" signifie l’être de la chose; donc, dans les choses créées, le vrai est différent du "ce qui est". Mais le "ce qui est" est le même que l’étant; donc dans les créatures le vrai est différent de l’étant.
4. En outre, toutes les choses qui se tiennent comme antérieures et postérieures doivent être différentes; or le vrai et l’étant se tiennent de cette manière parce que, comme il est dit dans le livre Des causes, "la première des choses créées est l’être"; et le commentateur du même livre dit que toutes les autres choses sont dites par information de l’étant et ainsi sont postérieures à l’étant; donc le vrai et l’étant sont différents.
5. En outre, ce qui est dit en commun de la cause et des choses causées, est davantage un dans la cause que dans les choses causées, et notamment davantage en Dieu que dans les créatures. Mais en Dieu, l’étant, l’un, le vrai et le bien, sont tous les quatre appropriés de telle manière que l’étant relève de l’essence, l’un de la personne du Père, le vrai de la personne du Fils, le bien de la personne du Saint Esprit; or les personnes divines sont distinctes non seulement en raison mais aussi en réalité, c’est pourquoi elles ne sont pas prédicables les unes des autres; a fortiori dans les créatures, ces quatre choses doivent différer davantage qu’en raison.

Réponse:
Dans la recherche de ce qu’est chaque chose, comme dans ce qui est démontrable, il faut faire une réduction à des principes connus par soi de l’intellect; autrement on irait à l’infini dans l’un et l’autre cas et on perdrait tout à fait la science et la connaissance des choses; or ce que l’intellect conçoit en premier comme le plus connu et en quoi il résout toutes les conceptions est l’étant comme dit Avicenne au début de sa Métaphysique; il faut donc que toutes les autres conceptions de l’intellect soient obtenues par une addition à l’étant Or, parce que toute nature est par essence étant, des choses en quelque sorte extérieures à l’étant ne peuvent lui être ajoutées comme la différence est ajoutée au genre ou l’accident au sujet; aussi le Philosophe prouve-t-il au livre III de la Métaphysique que l’étant ne peut être un genre pourtant des choses sont dites ajouter à l’étant, en tant qu’elles expriment un mode de l’étant lui-même qui n’est pas exprimé par le nom d'"étant" (ens); ceci arrive de deux façons.
D’une première manière, le mode exprimé est un mode spécial de l’étant; il y a en effet divers degrés d’entité selon lesquels sont obtenus divers modes d’être, et d’après ces modes sont obtenus les divers genres des choses: la substance n’ajoute pas à l’étant une différence qui désignerait une nature surajoutée à l’étant, mais par le nom de "substance" on exprime certain mode spécial de l’être, à savoir l’étant par soi, et ainsi en est-il dans les autres genres.
D’une autre manière, le mode exprimé est un mode général consécutif à tout étant. Ce mode peut être entendu de deux façons: soit il est consécutif à chaque étant en soi, soit il est consécutif à un étant dans son ordonnancement à un autre.
Le premier cas est double parce que quelque chose peut être exprimé soit affirmativement soit négativement dans l’étant. D’une part, il ne se trouve pas quelque chose, dit affirmativement et dans l'absolu, qui puisse être admis dans tout étant, sinon son essence, selon laquelle il dit être; c’est ainsi que le nom "chose" lui est imposé. Il diffère de "étant" (ens), selon Avicenne au début de sa Métaphysique, en ce que "étant" (ens) est pris de l’acte d’être, tandis que le nom de "chose" exprime la quiddité ou l’essence de l’étant. D’autre part, la négation consécutive à tout étant pris dans l’absolu est une non-division; elle est exprimée par le nom "un", car l’un n’est rien d’autre que l’étant non-divisé.
Dans le second cas, on peut entendre de deux façons le mode de l’étant selon l’ordonnancement d’un (étant) à l’autre. Premièrement, selon la division de l’un par l’autre, ce qu’exprime le nom "quelque chose" 1; en effet "quelque chose" se dit pour "quelque autre chose"; par conséquent, de même que l’étant est dit "un" en tant qu’il est non-divisé en soi, de même l’étant est dit "quelque chose" en tant qu’il est distingué des autres. Deuxièmement, selon la convenance d’un étant à un autre ceci ne peut À être que s’il est admis qu’un quelque chose est de nature à convenir à tout étant: c’est l’âme, qui "d’une certaine manière est toutes choses", comme il est dit au livre III De l’âme. Or il y a dans l’âme des pouvoirs cognitifs et appétitifs. Le nom "bien" exprime donc la convenance de l’étant à l’appétit; c’est pourquoi il est dit au début de l’Éthique que "le bien est ce à quoi toutes choses tendent". Le nom "vrai" exprime la convenance de l’étant à l’intellect.
Toute cognition s’accomplit par l’assimilation du connaissant à la chose connue, si bien que l’assimilation a été dite cause de la cognition: par exemple la vue connaît la couleur par cela qu’elle est disposée selon l’espèce de la couleur; ainsi le rapport premier de l’étant à l’intellect est que l’étant concorde avec l’intellect; cette concordance est dite adéquation de l’intellect et de la chose; et en cela s’accomplit formellement la raison de vrai.
Voilà donc ce que le vrai ajoute à l’étant: la conformité ou adéquation de la chose et de l’intellect. Comme on l’a dit, la connaissance de la chose suit de cette conformité; ainsi l’entité de la chose précède la raison de vérité, tandis que la connaissance est un certain effet de la vérité. La vérité ou le vrai se définissent dès lors de trois façons. Premièrement, selon ce qui précède la raison de vérité et en quoi le vrai est fondé. Saint Augustin définit ainsi dans le livre des Soliloques. "le vrai est ce qui est", Avicenne dans sa Métaphysique: "la vérité de chaque chose est la propriété de son être, lequel lui est stable" et d’autres auteurs: "le vrai est la non-division de l’être et de ce qui est".
Deuxièmement, on les définit selon ce en quoi la raison de vrai 's’accomplit formellement. Isaac dit ainsi: "la vérité est l’adéquation de la chose et de l’intellect", saint Anselme dans le livre De la vérité: "la vérité est la rectitude perceptible par la seule pensée" — cette rectitude se dit selon une certaine adéquation — et le Philosophe au livre IV de la Métaphysique dit que, en le définissant, nous disons le vrai " lorsqu’on dit être ce qui est ou ne pas être ce qui n’est pas".
Troisièmement, on définit le vrai selon l’effet consécutif. Saint Hilaire dit ainsi: "le vrai est ce qui déclare et manifeste l’être", saint Augustin dans le livre De la vraie religion: "la vérité est ce par quoi est montré ce qui est" et dans le même livre: "la vérité est ce selon quoi nous jugeons des choses inférieures".

Solutions:
1. Quant au premier argument, il faut dire que saint Augustin donne cette définition de la vérité selon qu’elle a son fondement dans la chose et non selon que la raison de vrai s’accomplit dans l’adéquation de la chose à l’intellect. — Ou bien il faut dire que lorsqu’on dit "le vrai est ce qui est", le "est" n’est pas entendu ici selon qu’il signifie l’acte d’être mais selon qu’il est la marque de l’intellect composant, en tant qu’il signifie l’affirmation dans la proposition; ainsi le sens est: le vrai est ce qui est, c’est-à-dire que de quelque chose qui est on dit qu’il est. La définition de saint Augustin revient donc au même que la définition du Philosophe introduite ci-dessus.
2. D'après ce qu’on a dit, la solution au deuxième argument est claire.
3. Quant au troisième argument, il faut dire que penser un quelque chose sans l’autre peut être entendu de deux façons. Premièrement, un quelque chose est pensé alors que l’autre n’est pas pensé; ainsi, les choses qui diffèrent en raison sont telles que l’une peut être pensée sans l’autre. Deuxièmement, on peut entendre qu'un quelque chose est pensé sans l’autre parce qu’il est pensé alors que l’autre n’existe pas; l’étant ne peut être pensé ainsi sans le vrai, parce qu’il ne peut être pensé sans ce qui concorde ou est adéquat à l’intellect. En revanche, quiconque pense la raison d’étant peut ne pas penser la raison de vrai, de même que quiconque pense l’étant ne pense pas l’intellect agent, bien que sans l’intellect agent rien ne puisse être pensé.
4. Quant au quatrième argument, il faut dire que le vrai est une disposition de l’étant, non point comme s’il ajoutait une nature ou comme s’il exprimait un mode spécial de l’étant; il exprime quelque chose qui se trouve en tout étant pris généralement, mais qui n’est pas exprimé par le nom d"étant" (ens). Il n’est donc pas obligatoire qu’il soit une disposition corruptrice, ni limitative, ni restreignant à une partie.
5. Quant au cinquième argument, il faut dire qu’on n’entend pas ici la disposition selon qu’elle est dans le genre de la qualité mais selon qu’elle comporte un certain ordre; en effet, puisque les choses qui sont la cause de l’être d’autres sont le plus étants, et que celles qui sont cause de la vérité sont le plus vraies, le Philosophe conclut qu’une chose a le même ordre dans l’être et dans la vérité, à savoir que là où se trouve ce qui est le plus étant, là est le plus vrai. Non que l’étant et le vrai soient le même en raison, mais parce que quelque chose est de nature à être adéquat à l’intellect selon ce qu’il a d’entité. Ainsi la raison de vrai suit la raison d’étant.
6. Quant au sixième argument, il faut dire que le vrai et l’étant diff en raison, en ceci que quelque chose qui n’est pas dans la raison d’étant est dans la raison de vrai, mais non que quelque chose qui est dans la raison d’étant ne soit pas dans la raison de vrai; ils ne diffèrent donc pas par essence ni ne sont distincts l’un de l’autre par des différences opposées.
7. Quant au septième argument, il faut dire que le vrai n’est pas dans plus que l’étant. En effet, entendu d’une certaine manière, l’étant se dit du non-étant quand celui-ci est appréhendé par l’intellect; aussi le Philosophe dit-il au livre IV de la Métaphysique que la négation ou la privation d’étant sont d’une certaine manière dites "étant" (ens), et Avicenne ajoute au début de sa Métaphysique qu’un énoncé ne peut être formé que sur l’étant parce que ce sur quoi une proposition est formée doit être appréhendé par l’intellect. Il est donc clair que tout vrai est de quelque manière étant.

Solutions des objections en sens contraire:

1. Quant au premier des argument en sens contraires qui sont objectés, il faut dire que ce n’est pas du verbiage de dire "étant vrai" parce que quelque chose est exprimé par le nom de "vrai" qui n'est pas exprimé par le nom d'"étant" (ens), mais non parce qu'ils diffèrent en réalité.
2. Quant au deuxième argument en sens contraire, il faut dire que, quoique ce soit un mal qu’untel fornique, quelque chose est de nature à se conformer à l’intellect selon ce qu’il a d’entité; et selon ce quelque chose la raison de vrai s’ensuit. Ainsi, il est clair que le vrai n’excède pas l’étant ni n’est excédé par lui.
3. Quant au troisième argument en sens contraire, il faut dire que, lorsqu’on dit "l’être et ce qui est sont différents", on distingue l’acte d’être de ce à quoi cet acte convient; or le nom d"étant" (ens) est pris de l’acte d’être, non de ce à quoi convient l’acte d’être; la raison objectée n’est donc pas concluante.
4. Quant au quatrième argument en sens contraire, il faut dire que le vrai est postérieur à l’étant en tant que la raison de vrai diffère de la raison d’étant à la manière susdite.
5. Quant au cinquième argument en sens contraire, il faut dire que cette raison est en défaut sur trois points. Premièrement, quoique les personnes divines soient distinctes en réalité, les choses qui sont attribuées en propre à ces personnes ne diffèrent pas en réalité mais seulement en raison. Deuxièmement, quoique les personnes soient distinctes réellement les unes des autres, elles ne sont pas distinctes réellement de l’essence; ainsi le vrai, qui est attribué en propre à la personne du Fils n’est pas distinct de l’étant qui se tient du côté de l’essence. Troisièmement, bien que l’étant, l’un, le vrai et le bien soient davantage unis en Dieu que dans les choses créées, il n’est pas obligatoire, du fait qu’ils sont distincts en Dieu, qu’ils soient réellement distincts dans les choses créées. C’est ce qui arrive aux choses qui n’ont pas d’après leur raison de quoi être un en réalité, comme la sagesse et la puissance: alors qu'elles sont un en Dieu en réalité, elles sont distinctes réellement dans les créatures. Or, l’étant, l’un, le vrai et le bien ont selon leur raison de quoi être un en réalité. Aussi, partout où ils se trouvent, ils sont réellement un, quoique l’unité de cette chose, selon laquelle ils sont unis en Dieu, soit plus parfaite que l’unité de cette chose selon laquelle ils sont unis dans les créatures.

ARTICLE 2: La vérité trouve-t-elle son principe davantage dans l’intellect que dans les choses?

Objections:
Il semble que non.
1. En effet, comme on l’a dit le vrai est convertible avec l’étant; or l’étant trouve son principe davantage dans les choses que dans l’âme; donc le vrai aussi.
2. En outre, les choses sont dans l’âme non par essence mais par leur espèce, comme dit le Philosophe au livre III De l’âme; donc, si la vérité trouve son principe dans l’âme, elle ne sera pas l’essence de la chose, mais la similitude et l’espèce de celle-ci, et le vrai sera l’espèce de l’étant existant hors de l’âme. Or l’espèce de la chose, qui existe dans l’âme, ne peut être prédiquée de la chose qui est hors de l’âme, de même qu’elle n’est pas convertible avec elle: être convertible, c’est en effet être prédicable par conversion; donc le vrai ne sera pas convertible avec l’étant, ce qui est faux.
3. En outre, tout ce qui est dans quelque chose est consécutif à ce dans quoi il est; donc si la vérité a son principe dans l’âme, le jugement sur la vérité se fera selon ce que l’âme estime; et ainsi reviendra l’erreur des anciens philosophes qui disaient que toute opinion dans l’intellect est vraie et que deux contradictoires sont vraies en même temps, ce qui est absurde.
4. En outre, si la vérité a son principe dans l’intellect, il faut que quelque chose qui relève de l’intellect soit posé dans la définition de la vérité. Or dans le livre des Soliloques saint Augustin réprouve cette sorte de définition "est vrai ce qui est tel qu’il est vu", car il s’ensuivrait que ne serait pas vrai ce qui ne serait pas vu, ce qui est clairement faux des pierres les plus enfouies dans les entrailles de la terre. Semblablement il réprouve et condamne celle-ci: "est vrai ce qui est tel qu’il est vu par celui qui connaît s’il veut et peut connaître", car il s’ensuivrait que quelque chose ne serait vrai que si celui qui connaît voulait et pouvait connaître; la raison serait la même pour toutes les autres définitions dans lesquelles est posé quelque chose qui relève de l’intellect; donc la vérité n’a pas son principe dans l’intellect.

Objections en sens contraire:

1. Par contre, le Philosophe dit au livre VI de la Métaphysique: "le faux et le vrai ne sont pas dans les choses mais dans la pensée".
2. En outre, "la vérité est l’adéquation de la chose et de l’intellect"; or cette adéquation ne peut être que dans l’intellect; donc la vérité n’est que dans l’intellect.

Réponse:

Voici ce qu’il faut dire. Dans ce qui se dit de nombreuses choses par antériorité et postériorité, ce n’est pas ce qui est comme la cause des autres choses, mais bien ce en quoi est en premier la raison complète de ce qui est commun, qui doit recevoir antérieurement le prédicat de commun: par exemple, "sain" se dit, par antériorité, de l’animal dans lequel se trouve en premier la raison parfaite de santé, quoique la médecine soit dite saine en tant qu’elle a pour effet la santé. C’est pourquoi, puisque le vrai se dit de plusieurs choses par antériorité et postériorité, ce en quoi se trouve en premier la raison complète de vérité doit être dit par antériorité
L’état complet d’un mouvement ou d’une opération quelconques est dans leur terme. Or le mouvement de la vertu cognitive a l’âme pour terme (car le connu doit être dans le connaissant sur le mode du connaissant) tandis que le mouvement de la vertu appétitive a les choses pour terme. Aussi, au livre III De l’âme, le Philosophe pose-t-il un cercle dans les actes de l’âme la chose qui est hors de l’âme met l’intellect en mouvement; une fois pensée, elle met en mouvement l’appétit; l’appétit tend à parvenir à la chose d’où le mouvement a commencé. Et comme on l’a dit parce que "bien" dit l’ordonnancement de l’étant à l’appétit et que "vrai" dit l’ordonnancement à l’intellect, le Philosophe dit au livre VI de la Métaphysique que le bien et le mal sont dans les choses et que le vrai et le faux sont dans la pensée. Or une chose n’est dite vraie que si elle est adéquate à l’intellect; dès lors le vrai se trouve dans les choses par postériorité et dans l’intellect par antériorité.
Mais il faut savoir qu’une chose se rapporte autrement à l’intellect pratique qu’à l’intellect spéculatif. En effet, puisque l’intellect pratique cause les choses, il est la mesure des choses qui se font par lui; l’intellect spéculatif, en revanche, parce qu’il est réceptif à l’égard des choses, est d’une certaine manière mis en mouvement par les choses mêmes, et ainsi les choses le mesurent lui-même. Ainsi il est clair que les choses naturelles, à partir desquelles notre intellect reçoit la science, mesurent notre intellect (comme il est dit au livre X de la Métaphysique), mais qu’elles sont mesurées par l’intellect divin en quoi sont toutes choses, de même que toutes les productions de l’artisan sont dans son intellect. Donc l’intellect divin est mesurant non mesuré, une chose naturelle est mesurante et mesurée, et notre intellect est mesuré et ne mesure pas les choses naturelles mais seulement les choses artificielles.
Une chose naturelle, établie entre les deux intellects, est ainsi dite vraie selon son adéquation à l’un et à l’autre. Selon son adéquation à l’intellect divin, elle est dite vraie en tant qu’elle remplit ce pour quoi elle a été ordonnancée par l’intellect divin. Cela est clair chez saint Anselme dans le livre De la vérité, chez saint Augustin dans le livre De la vraie religion et chez Avicenne dans la définition déjà mentionnée: "la vérité de chaque chose est la propriété de son être, lequel lui est stable". Selon son adéquation à l’intellect humain, une chose est dite vraie en tant qu’elle est de nature à provoquer une estimation vraie d’elle-même; au contraire, sont dites fausses "les choses qui sont de nature à paraître ce qu’elles ne sont pas ou telles qu’elles ne sont pas", comme il est dit au livre V de la Métaphysique.
La première raison de vérité se trouve dans la chose antérieurement à la seconde, parce que le rapport de la chose à l’intellect divin est antérieur à son rapport à l’intellect humain. Aussi, même si l’intellect humain n’était pas, les choses seraient tout de même dites vraies dans leur ordonnancement à l’intellect divin; mais si on pensait que l’un et l’autre intellects étaient supprimés, les choses demeurant par impossible, la raison de vérité ne demeurerait en aucune manière.

Solutions:

l. La réponse au premier argument est donc que, comme on l’a clairement dit’, le vrai se dit de l’intellect vrai par antériorité, et de la chose qui lui est adéquate par postériorité; dans l’un et l’autre cas il est convertible avec l’étant, mais de manière différente. En effet, selon que le vrai se dit des choses, il est convertible avec l’étant par prédication (tout étant est adéquat à l’intellect divin et peut se rendre l’intellect humain adéquat, et inversement). Mais si on entend le vrai en tant qu’il se dit de l’intellect, il est alors convertible avec l’étant qui est hors de l’âme, non par prédication mais par conséquence, puisqu’il faut qu’à un intellect vrai, quel qu’il soit, corresponde un étant, et inversement.
2. Par là la solution au deuxième argument est claire.
3. Quant au troisième argument, il faut dire que ce qui est dans quelque chose n’est consécutif à ce dans quoi il est que quand il est causé à partir des principes de ce dans quoi il est. Par exemple, la lumière, qui est causée dans l’air par une chose extrinsèque, à savoir le soleil, est davantage consécutive au mouvement du soleil qu’à l’air. Semblablement la vérité, causée dans l’âme par les choses, n’est pas consécutive à une estimation de l’âme mais bien à l’existence des choses "puisque selon qu’une chose est ou n’est pas, une proposition est dite vraie ou fausse", et l’intellect semblablement.
4. Quant au quatrième argument, il faut dire que saint Augustin parle de la vision de l’intellect humain, dont ne dépend pas la vérité de la chose, car il y a de nombreuses choses que notre intellect ne connaît pas. Cependant il n’est aucune chose que l’intellect divin ne connaisse en acte et l’intellect humain en puissance, puisque l’intellect agent est dit "ce par quoi l’intellect produit toutes choses" et l’intellect possible "ce par quoi l’intellect devient toutes choses". Donc, dans la définition d’une chose vraie, la vision peut être posée dans l’acte de l’intellect divin, mais non de l’intellect humain, sinon en puissance, comme il est clair d’après ce qui précède.

ARTICLE 3: La vérité est-elle seulement dans l’Intellect composant et divisant?

Il semble que non.

Objections:
Le vrai se dit en effet selon le rapport de l’étant à l’intellect. Or, le premier rapport par lequel l’intellect se rapporte aux choses est en ce qu’il forme les quiddités des choses en concevant leurs définitions; c’est donc dans cette opération de l’intellect que le vrai trouve son principe davantage et antérieurement.
2. En outre, "le vrai est l’adéquation des choses et de l’intellect"; or, comme l’intellect composant et divisant, l’intellect pensant les quiddités des choses peut être adéquat aux choses; donc la vérité n’est pas seulement dans l’intellect composant et divisant.

Objections en sens contraire:

1. Par contre, il est dit au livre VI de la Métaphysique: "le vrai et le faux ne sont pas dans les choses mais dans la pensée; mais dans le cas des natures simples et des essences, (le vrai et le faux) ne sont pas même dans la pensée".
2. En outre, il est dit au livre III De l’âme: "l’intelligence des indivisibles a lieu là où il n’est ni vrai ni faux".

Réponse:

Voici ce qu’il faut dire. De même que le vrai se trouve par antériorité dans l’intellect plutôt que dans les choses, il se trouve par antériorité dans l’acte de l’intellect composant et divisant plutôt que dans l’acte de l’intellect formant la quiddité des choses. En effet, la raison de vrai consiste dans l’adéquation de la chose et de l’intellect; or le même n’est pas adéquat à lui-même, mais l’égalité est de choses différentes c’est pourquoi la raison de vérité se trouve dans l’intellect dès que celui-ci commence à avoir un quelque chose en propre; la chose hors de l’âme n’a pas ce quelque chose mais bien quelque chose qui y correspond; entre les deux, l’adéquation peut être atteinte. Or, l’intellect formant la quiddité des choses n’a que la similitude de la chose existant hors de l’âme, comme le sens en tant qu’il reçoit l’espèce du sensible. Mais quand l’intellect commence à juger de la chose appréhendée, son jugement même est pour lui un propre qui ne se trouve pas à l’extérieur, dans la chose; et, quand il est adéquat à ce qui est à l’extérieur, dans la chose, le jugement est dit vrai. Or, l’intellect juge de la chose appréhendée quand il dit que quelque chose est ou n’est pas: c’est le fait de l’intellect composant et divisant; aussi le Philosophe dit-il au livre VI de la Métaphysique que "la composition et la division sont dans l’intellect et non dans les choses". Voilà pourquoi la vérité se trouve par antériorité dans la composition et la division par l’intellect.
Mais secondairement, le vrai se dit aussi par postériorité dans l’intellect formant les quiddités ou les définitions des choses. Ainsi une définition est dite vraie ou fausse en raison d’une composition vraie ou fausse, à savoir lorsqu’une définition est dite être la définition de ce dont elle n’est pas la définition (par exemple si la définition du cercle est assignée au triangle), ou lorsque les parties d’une définition ne peuvent être composées l’une avec l’autre (par exemple si "animal insensible" était la définition d’une chose, car la composition qui y est impliquée, à savoir qu’un animal est insensible, est fausse). Et ainsi la définition n’est dite vraie ou fausse que par son ordonnancement à la composition, de même qu’une chose est dite vraie par son ordonnancement à l’intellect.
Comme il est clair d’après ce qui précède, le vrai se dit donc, par antériorité, de la composition ou de la division par l’intellect; deuxièmement il se dit des définitions des choses selon qu’une composition vraie ou fausse y est impliquée; troisièmement il se dit des choses selon qu’elles sont adéquates à l’intellect divin ou par nature aptes à être adéquates à l’intellect humain; quatrièmement, il se dit de l’homme parce que celui-ci peut discriminer les choses vraies ou qu’il fait une estimation vraie ou fausse, soit de lui-même soit des autres choses, par ce qu’il dit et fait, Et les mots reçoivent la prédication de vérité de la même manière que les intellections qu’ils signifient

Solutions:

1. Quant au premier argument, il faut donc dire que, quoique la formation de la quiddité soit la première opération de l’intellect, l’intellect n’a pas par elle quelque chose en propre, qui puisse être adéquat à la chose; et c’est pourquoi ce n'est pas là qu'est proprement la vérité.

ARTICLE 4: Y a-t-il seulement une vérité par laquelle toutes choses sont vraies?

Objections:

Il semble que oui.
1. Saint Anselme dit en effet dans le livre De la vérité que le temps est aux choses temporelles comme la vérité est aux choses vraies; or, le temps est à toutes les choses temporelles de telle façon qu’il y a seulement un temps; donc, la vérité sera à toutes les choses vraies de telle façon qu’il y aura seulement une vérité.
2. Mais on a dit que la vérité se dit de deux façons: premièrement, selon qu’elle est la même chose que l’entité de la chose — saint Augustin la définit ainsi dans le livre des Soliloques en disant "le vrai est ce qui est" — et il faut alors que les vérités soient plusieurs selon que les essences des choses sont plusieurs; deuxièmement selon qu’elle s’exprime dans l’intellect — Hilaire la définit ainsi en disant "le vrai est ce qui déclare l’être" — et de cette manière, puisque rien ne peut manifester quelque chose à l’intellect sinon en vertu de la vérité première, divine, toutes les vérités sont d’une certaine manière une dans la mise en mouvement de l’intellect, de même que toutes les couleurs sont une dans la mise en mouvement de la vue pour autant qu’elles la mettent en mouvement, c’est-à-dire en raison d’une lumière une.
On a répliqué que le temps de toutes les choses temporelles est numériquement un; si donc la vérité est aux choses vraies comme le temps est aux choses temporelles, il faut que la vérité de toutes les choses vraies soit numériquement une, et il ne suffit pas que toutes les vérités soient une dans la mise en mouvement ou une dans le modèle.
3. En outre, saint saint Anselme argumente ainsi dans le livre De la vérité: si les vérités de plusieurs choses vraies sont plusieurs, il faut que les vérités varient selon les variétés des choses vraies; or, les vérités ne varient pas par variation des choses vraies, parce que même si les choses vraies ou correctes sont détruites, la vérité et la rectitude selon lesquelles des choses sont vraies ou correctes demeurent. Donc il y a seulement une vérité.
saint Anselme prouve la mineure par ceci: même si le signe est détruit, la rectitude de la signification demeure parce qu’il est correct que soit signifié ce que ce signe signifiait; et, pour la même raison, quoi que ce soit de vrai ou de correct qui est détruit, sa rectitude, ou vérité, demeure.
4. En outre, dans les choses créées, rien n’est ce dont il est la vérité; par exemple la vérité de l’homme n’est pas l’homme, et la vérité de la chair n’est pas la chair; or, n’importe quel étant créé est vrai; donc, aucun étant créé n’est sa vérité; donc, toute vérité est un incréé, et ainsi il y a seulement une vérité.
5. En outre, rien n’est plus grand que la pensée humaine sinon Dieu, comme le dit saint Augustin; or la vérité, comme il le prouve dans le livre des Soliloques, est plus grande que la pensée humaine parce qu’il ne peut être dit qu’elle est plus petite; sinon la pensée humaine pourrait juger de la vérité, ce qui est faux: elle ne juge pas de la vérité mais selon la vérité, de même que le juge ne juge pas de la loi mais selon la loi, comme le dit saint Augustin dans le livre De la vraie religion; semblablement, il ne peut pas être dit non plus qu’elle lui est égale parce que l’âme juge toutes choses selon la vérité et qu'elle ne juge pas toutes choses selon elle-même; donc la vérité n’est pas si elle n’est pas Dieu, et ainsi il y a seulement une vérité.
6. En outre, saint Augustin prouve dans le livre des LXXXIII Questions que la vérité n’est pas perçue par un sens du corps. Voici comment: rien n’est perçu par un sens sinon le changeant; or, la vérité est immuable; donc, elle n’est pas perçue par un sens. On peut semblablement argumenter: tout créé est changeant; or la vérité n’est pas changeante; donc elle n’est pas une créature; donc elle est une chose incréée; donc il y a seulement une vérité.
7. En outre saint Augustin argumente au même endroit sur la même chose, de cette façon: "il n’est aucun sensible qui n’ait quelque chose de semblable au faux, si bien qu’il peut ne pas être reconnu; car, pour laisser de côté d’autres cas, toutes les choses que nous sentons par le corps, même lorsqu’elles ne sont pas présentes aux sens, nous en éprouvons des images, tout comme si elles étaient présentes, par exemple dans le sommeil ou dans le délire"; or, la vérité n’a pas quelque chose de semblable au faux; donc, la vérité n’est pas perçue par un sens. On peut semblablement argumenter: tout créé a quelque chose de semblable au faux en tant qu’il a quelque chose d’un défaut; donc, aucun créé n’est la vérité, et ainsi il y a seulement une vérité.

Objections en sens contraire:

1. Par contre, saint Augustin dit dans le livre De la vraie religion: "De même que la similitude est la forme des semblables, la vérité est la forme des choses vraies"; or, de plusieurs semblables plusieurs similitudes; donc, de plusieurs choses vraies plusieurs vérités.
2. En outre, de même que toute vérité créée dérive par exemplarité de la vérité incréée et en tire sa vérité, toute lumière intelligible dérive par exemplarité de la première lumière incréée et en tire la faculté de manifester; nous disons cependant que les lumières intelligibles sont plusieurs, comme il est clair chez saint Denis; on voit donc qu’il faut, d’une manière toute semblable, concéder qu’il y a, absolument, plusieurs vérités.
3. En outre, quoique les couleurs aient, en vertu de la lumière, de quoi mettre la vue en mouvement, elles sont dites être, absolument, plusieurs et différentes, et elles ne peuvent être dites une que relativement; donc, quoique toutes les vérités créées s’expriment à l’intellect en vertu de la vérité première, la vérité ne pourra pas pour autant être dite une sinon relativement.
4. En outre, de même que la vérité créée ne peut se manifester à l’intellect qu’en vertu d’une vérité incréée, aucune puissance dans une créature ne peut faire quelque chose sinon en vertu d’une puissance incréée; or, nous ne disons d’aucune manière que la puissance de toutes les choses ayant une puissance est une; donc, il ne faut pas dire non plus que la vérité de toutes les choses vraies est une.
5. En outre, Dieu se rapporte aux choses sous un triple rapport causal, à savoir effectif, exemplaire et final, et, par une certaine appropriation, l’entité des choses est référée à Dieu comme à la cause efficiente, la vérité comme à la cause exemplaire, la bonté comme à la cause finale, quoiqu’on puisse aussi les référer chacune à chacune selon la propriété du langage; mais, sur aucun mode du langage, nous ne disons que la bonté de toutes les choses bonnes est une ou que l’entité de tous les étants est une; donc, nous ne devons pas dire non plus que la vérité de toutes les choses vraies est une.
6. En outre, bien que la vérité incréée, d’après laquelle toutes les vérités créées sont des exemplaires, soit une, les vérités créées ne sont pas des exemplaires d’après elle de la même manière, parce que, quoiqu’elle-même se tienne semblablement envers toutes choses, toutes les choses ne se tiennent pas semblablement envers elle, comme il est dit dans le livre Des causes; c’est pourquoi la vérité des nécessaires est un exemplaire dérivé d’elle d’une autre manière que la vérité des contingents; or les divers modes d’imitation du modèle divin font la diversité dans les choses créées; donc les vérités créées sont, absolument, plusieurs.
7. En outre, " la vérité est l’adéquation de la chose et de l’intellect"; or, il ne peut y avoir une seule adéquation de choses d’espèces diverses à l’intellect; donc, puisque les choses vraies sont d’espèces diverses, il ne peut y avoir une seule vérité de toutes les choses vraies.
8. En outre, saint Augustin dit au livre XII De la Trinité: "Il faut croire que la nature de la pensée humaine est reliée aux choses intelligibles de telle manière qu’elle contemple toutes les choses qu’elle connaît dans une certaine lumière de son genre" or la lumière par laquelle l’âme connaît toutes choses est la vérité; donc la vérité est du genre de l’âme elle-même; et ainsi il faut que la vérité soit une chose créée; aussi, dans les diverses créatures il y aura diverses vérités.

Réponse:

Voici ce qu’il faut dire. Comme on le voit clairement de ce qu’on a dit plus haut’, la vérité se trouve en propre dans l’intellect humain ou divin, comme la santé dans l’animal. Dans les autres choses, en revanche, la vérité se trouve par une relation à l’intellect, comme la santé se dit de certaines autres choses en tant qu’elles ont la santé du vivant pour effet ou la préservent. Donc, la vérité est dans l’intellect divin en premier et en propre, dans l’intellect humain certes en propre mais secondairement, et dans les choses improprement et secondairement, parce qu’elle n’y est qu’au regard de l’une ou l’autre des deux vérités. La vérité de l’intellect divin est donc seulement une, et d’elle dérivent plusieurs vérités dans l’intellect humain, "de même que d’un seul visage d’homme plusieurs similitudes résultent dans le miroir", comme le dit la glose sur "les vérités ont été amoindries par les fils des hommes"; aussi les vérités qui sont dans les choses sont plusieurs, comme les entités des choses.
La vérité qui se dit des choses dans leur rapport à l’intellect humain est, d’une certaine manière, accidentelle aux choses, parce que, à supposer que l’intellect humain ne soit pas ni ne puisse être, une chose demeurerait encore dans son essence; mais la vérité qui se dit des choses dans leur rapport à l’intellect divin leur est inséparablement concomitante, puisqu’elles ne peuvent subsister que par l’intellect divin les produisant dans l’être. Par antériorité aussi, la vérité appartient à une chose dans son rapport à l’intellect divin plutôt qu’humain, puisqu’elle se rapporte à l’intellect divin comme à sa cause, mais à l’intellect humain d’une certaine manière comme à son effet, en tant que l’intellect reçoit la science d’après les choses. Ainsi donc, une chose est dite vraie selon son principe dans son ordonnancement à la vérité de l’intellect divin davantage que dans son ordonnancement à la vérité de l’intellect humain.
Si donc on prend la vérité proprement dite par laquelle toutes choses sont vraies selon leur principe, alors toutes les choses sont vraies par une seule vérité, à savoir la vérité de l’intellect divin — saint Anselme parle ainsi de la vérité dans le livre De la vérité. Mais si on prend la vérité proprement dite selon laquelle les choses sont dites vraies secondairement, alors les vérités de plusieurs choses vraies sont plusieurs et il y a même plusieurs vérités d’une seule chose vraie dans diverses âmes. Si on prend la vérité improprement dite selon laquelle toutes choses sont dites vraies, alors les vérités de plusieurs choses vraies sont plusieurs mais il y a seulement une vérité d’une chose vraie une.
Et les choses sont dénommées vraies d’après la vérité qui est dans l’intellect divin ou dans l’intellect humain, comme la nourriture est dénommée saine d’après la santé qui est dans l’animal et non comme d’après une forme inhérente; mais d’après la vérité qui est dans la chose même, laquelle n’est rien d’autre que l’entité adéquate à l’intellect ou se rendant l’intellect adéquat, la chose est dénommée comme d’après une forme inhérente, comme la nourriture est dénommée saine d’après la qualité d’après laquelle elle est dite saine

Solutions:

1. Quant au premier argument, il faut donc dire que le temps se rapporte aux choses temporelles comme la mesure au mesuré; aussi est-il clair que saint Anselme parle de la vérité qui est la mesure de toutes les choses vraies, et celle-ci est seulement une numériquement comme le temps est un, ainsi que le conclut le deuxième argument. La vérité qui est dans l’intellect humain ou dans les choses mêmes, par contre, ne se rapporte pas aux choses comme une mesure extrinsèque et commune se rapporte aux mesurés, mais soit elle se rapporte aux choses comme le mesuré à la mesure: il en est ainsi de la vérité de l’intellect humain et il faut alors qu’elle varie selon la variété des choses; soit elle se rapporte aux choses comme une mesure intrinsèque: il en est ainsi de la vérité qui est dans les choses mêmes et il faut que ces mesures aussi deviennent plusieurs selon la pluralité des mesurés, de même que les dimensions de divers corps sont diverses.
2. Nous concédons le deuxième argument.
3. Quant au troisième argument, il faut dire que la vérité qui demeure alors que les choses sont détruites est la vérité de l’intellect divin; et celle-ci est, absolument, numériquement une; mais la vérité qui est dans les choses ou dans l’âme varie en fonction de la variété des choses.
4. Quant au quatrième argument, il faut dire que, lorsqu’on dit "aucune chose n’est sa vérité", on le pense des choses qui ont l’être complet dans leur nature comme lorsqu’on dit: "aucune chose n’est son être". Et pourtant l’être d’une chose est une certaine chose créée; de la même manière, la vérité d’une chose est quelque chose de créé.
5. Quant au cinquième argument, il faut dire que la vérité selon laquelle l’âme juge de toutes choses est la vérité première; en effet de même que de la vérité de l’intellect divin découlent dans l’intellect angélique les espèces innées des choses, selon lesquelles (les anges) connaissent toutes choses, de même de la vérité de l’intellect divin, comme d’un modèle, procède dans notre intellect la vérité des premiers principes selon laquelle nous jugeons de toutes choses; et parce que nous ne pourrions juger par elle qu’en tant qu’elle est la similitude de la vérité première, nous sommes dits juger de toutes choses selon la vérité première.
6. Quant au sixième argument, il faut dire que cette vérité immuable est la vérité première et celle-ci n’est pas perçue par le sens ni n’est quelque chose de créé.
7. Quant au septième argument, il faut dire que même la vérité créée n’a pas quelque chose de semblable au faux, quoique n’importe quelle créature ait quelque chose de semblable au faux; en effet, une créature a quelque chose de semblable au faux en tant qu’elle est déficiente; or, la vérité n’est pas consécutive à la chose créée du côté où elle est déficiente, mais selon qu’elle s’éloigne du défaut, étant conformée à la vérité première.

Solutions des objections en sens contraire:

1. Quant au premier des argument en sens contraires qui sont objectés, il faut dire que la similitude se trouve en propre dans l’un et l’autre semblables; la vérité, par contre, puisqu’elle est une certaine convenance de l’intellect et de la chose, ne se trouve pas en propre dans l’un et l’autre, mais bien dans l’intellect; c’est pourquoi, puisqu’il y a un seul intellect, à savoir l’intellect divin, par la conformité auquel toutes choses sont vraies et sont dites vraies, il faut que toutes choses soient vraies selon une seule vérité, quoique les similitudes soient diverses dans plusieurs semblables.
2. Quant au deuxième argument en sens contraire, il faut dire que, quoiqu’une lumière intelligible soit un exemplaire d’après la lumière divine, la lumière se dit en propre des lumières intelligibles créées; or, la vérité ne se dit pas en propre des choses qui sont des exemplaires d’après l’intellect divin; et c’est pourquoi nous ne disons pas une lumière une comme nous disons une vérité une.
3. Et semblablement il faut dire cela quant au troisième contre-argument à propos des couleurs, parce que les couleurs sont aussi dites visibles en propre, quoiqu’elles ne soient vues qu’en fonction de la lumière.
4-5. Et semblablement il faut dire cela quant au quatrième contre-argument à propos de la puissance, et au cinquième argument en sens contraire à propos de l’entité.
6. Quant au sixième argument en sens contraire, il faut dire que, quoique les choses soient des exemplaires sous des formes diverses d’après la vérité divine, il n’est pas exclu pour autant que les choses soient vraies par une seule vérité et non par plusieurs vérités à proprement parler; en effet ce qui est reçu de diverses manières dans les choses qui sont des exemplaires n’est pas dit en propre vérité comme il est dit en propre vérité dans le modèle.
7. Quant au septième argument en sens contraire, voici ce qu’il faut dire. Quoique du point de vue des choses elles-mêmes, les choses qui sont d’espèces diverses ne soient pas adéquates à l’intellect divin par une seule adéquation, l’intellect divin, auquel toutes choses sont adéquates, est un; et, du point de vue de l’intellect divin, il y a une seule adéquation à toutes les choses, quoique toutes choses ne lui soient pas adéquates de la même manière. C’est pourquoi il y a une seule vérité de toutes les choses, de la même manière que ci-dessus.
8. Quant au huitième argument en sens contraire, il faut dire que saint Augustin parle de la vérité qui est un exemplaire d’après la pensée divine elle-même dans notre pensée, comme la similitude du visage résulte dans le miroir, et les vérités de cette sorte résultant de la vérité première dans nos âmes, sont multiples, comme on l’a dit. Ou bien il faut dire que la vérité première est d’une certaine manière du genre de l’âme, en entendant largement le genre, selon que tous les intelligibles ou incorporels sont dits être d’un seul genre, à la manière dont il est dit en Actes 17, 28: "Car nous aussi nous sommes du genre de Dieu lui-même".

ARTICLE 5: En dehors de la vérité première, existe-t-il une autre vérité éternelle?

Objections:

Il semble que oui.
1. Saint Anselme dit en effet dans le Monologion, en parlant de la vérité des énonçables: "Que la vérité soit pensée avoir un commencement ou une fin, ou que la vérité soit dite ne pas en avoir, la vérité ne peut être enclose par aucun commencement ni aucune fin"; or, toute vérité est pensée avoir un commencement ou une fin ou ne pas avoir un commencement ou une fin; donc aucune vérité n’est enclose par un commencement et une fin; or, tout ce qui est de cette sorte est éternel; donc toute vérité est éternelle.
2. En outre, tout ce dont l’être suit de la destruction de son être est éternel, parce que, qu’on pose qu’il est ou qu’il n’est pas, il s’ensuit qu’il est et, selon n’importe quel temps, il faut poser de chaque chose qu’elle est ou qu’elle n’est pas; or, il suit de la destruction de la vérité que la vérité est, parce que, si la vérité n’est pas, il est vrai que la vérité n’est pas, et rien ne peut être vrai sinon par la vérité; donc la vérité est éternelle.
3. En outre, si la vérité des énonçables n’est pas éternelle, il était donc possible d’assigner un moment où la vérité des énonçables n’était pas; mais l’énonçable "aucune vérité des énonçables n’est" était alors vrai; donc, la vérité des énonçables était, ce qui est contraire au donné; donc, il ne peut être dit que la vérité des énonçables n’est pas éternelle.
4. En outre, le Philosophe prouve au livre I de la Physique que la matière est éternelle — quoique ce soit faux — par cela qu’elle demeure après la corruption d’elle-même et est avant sa génération; en effet, si elle est corrompue, elle est corrompue en un quelque chose et, si elle est engendrée, elle est engendrée d’un quelque chose. Or, ce de quoi un quelque chose est engendré et ce en quoi un quelque chose est corrompu est la matière. Semblablement, si on pose que la vérité est corrompue ou est engendrée, il s’ensuit qu’elle serait avant sa génération et après sa corruption; en effet, si elle est engendrée, elle a été changée de non-être en être et si elle est corrompue, elle a été changée d’être en non-être; or, quand la vérité n’est pas, il est vrai que la vérité n’est pas, ce qui de toute façon ne peut pas être à moins que la vérité soit; donc, la vérité est éternelle.
5. En outre, tout ce qui ne peut être pensé ne pas être est éternel, parce que tout ce qui peut ne pas être, peut être pensé ne pas être; or, la vérité des énonçables aussi ne peut être pensée ne pas être, parce que l’intellect ne peut penser quelque chose à moins de penser que cela est vrai; donc, la vérité des énonçables aussi est éternelle.
6. En outre, ce qui est futur a toujours été futur et ce qui est passé sera toujours passé; or une proposition sur le futur est vraie parce que quelque chose est futur et une proposition sur le passé est vraie parce que quelque chose est passé; donc, la vérité d’une proposition sur le futur a toujours été et la vérité d’une proposition sur le passé sera toujours; et ainsi, non seulement la vérité première est éternelle mais aussi beaucoup d’autres.
7. En outre, saint Augustin dit dans le livre Du libre arbitre que "rien n’est plus éternel que la raison du cercle et que deux et trois sont cinq"; or, la vérité de ces choses est une vérité créée; il y a donc une vérité éternelle en dehors de la vérité première.
8. En outre, pour la vérité d’un énoncé, il n’est pas requis que quelque chose soit énoncé en acte mais il suffit que soit ce à propos de quoi un énoncé peut être formé; or, avant que le monde fût, quelque chose fut à propos de quoi on a pu énoncer, même en dehors de Dieu; donc, avant que le monde ait été fait, la vérité des énonçables fut; or, ce qui fut avant le monde est éternel; donc, la vérité des énonçables est éternelle. Preuve de la mineure: le monde a été fait de rien, c’est-à-dire après rien; donc, avant que le monde fût, son non-être était; or, un énoncé vrai est formé non seulement à propos de ce qui est mais aussi à propos de ce qui n’est pas; en effet, de même qu’il arrive que soit énoncé véridiquement que l’être est, il arrive que soit énoncé véridiquement que le non-être n’est pas, comme il est clair au livre I du Peri Hermeneias; donc, avant que le monde fût, il y eut ce d’après quoi un énoncé vrai a pu être formé.
9. En outre, tout ce qui est su est vrai tant qu’il est su; or, Dieu a su d'éternité tous les énonçables; donc, la vérité de tous les énonçables est d’éternité; et ainsi plusieurs vérités sont éternelles.
10. Mais on a dit qu’il ne suit pas de ceci que les énonçables soient vrais en eux-mêmes mais dans l’intellect divin. — On a répliqué qu’il faut que des choses soient vraies selon qu’elles sont sues; or, d’éternité toutes choses sont sues par Dieu non seulement selon qu’elles sont dans sa pensée mais aussi selon qu’elles sont existantes dans leur propre nature; ainsi est-il dit en Ecclésiastique XXIII, 29: "de notre Seigneur Dieu, avant d’être créées, toutes choses sont connues, et il les connaît de même après leur accomplissement". Ainsi, après que les choses sont accomplies, il ne les connaît pas autrement qu'il ne les a connues d’éternité; donc, d’éternité, les vérités furent plusieurs, non seulement dans l’intellect divin mais selon elles-mêmes.
11. En outre, quelque chose est dit être absolument selon qu’il est dans son état complet; or, la raison de vérité s'accomplit dans l’intellect; si donc dans l’intellect divin plusieurs choses vraies furent d’éternité, il faut concéder que, absolument, plusieurs vérités sont éternelles.
12. En outre, il est dit en Sagesse I, 15: "la justice est perpétuelle et immortelle"; or, la vérité est une partie de la justice, comme dit Cicéron dans la Rhétorique; donc, elle est perpétuelle et immortelle.
13. En outre, les universaux sont perpétuels et incorruptibles; or, le vrai est ce qui est le plus universel puisqu'il est convertible avec l’étant; donc, la vérité est perpétuelle et incorruptible.
14. Mais on a dit qu’un universel n’est pas corrompu par soi mais par accident. — On a répliqué que quelque chose doit plutôt être dénommé par ce qui lui convient par soi que par ce qui lui convient par accident; si donc la vérité — en parlant de la vérité par soi — est perpétuelle et incorruptible et ne se corrompt ou n’est engendrée que par accident, il faut concéder que la vérité, universellement dite, est éternelle.
15. En outre, Dieu fut d’éternité antérieur au monde; donc, la relation d’antériorité en Dieu fut d’éternité; or, quand on pose un des relatifs, il est nécessaire que le reste aussi soit posé; donc, la postériorité du monde à Dieu fut d’éternité; donc, quelque chose d’autre en dehors de Dieu fut d’éternité, à quoi la vérité s ‘applique de quelque manière; et il en est de même que précédemment.
16. Mais on a dit que cette relation d’antériorité et de postériorité n’est pas quelque chose dans la nature des choses mais seulement dans la raison. — On a répliqué que, comme dit Boèce à la fin de la Consolation, Dieu est par nature antérieur au monde, même si le monde avait toujours été; donc, la relation d’antériorité est une relation de nature et non seulement de raison.
17. En outre, la vérité de la signification est la rectitude de la signification; or, d’éternité, il fut correct que quelque chose soit signifié; donc, la vérité de la signification fut d’éternité.
18. En outre, il fut vrai d’éternité que le Père a engendré le Fils et que l’Esprit Saint a procédé de l’un et de l’autre; or, ce sont plusieurs choses vraies; donc, plusieurs choses vraies sont d’éternité.
19. Mais on a dit que ces choses sont vraies d’une seule vérité; il ne s’ensuit donc pas que plusieurs vérités sont d’éternité. — On a répliqué que le Père est le Père et engendre le Fils autrement que le Fils est le Fils et souffle l’Esprit Saint; or, les (propositions) "le Père engendre le Fils" ou "le Père est le Père" sont vraies de ce que le Père est le Père et la (proposition) "le Fils est engendré par le Père" est vraie de ce que le Fils est le Fils; donc, des propositions de cette sorte ne sont pas vraies d’une seule vérité.
20. En outre, quoique "homme" et "capable de rire" soient convertibles, la vérité de l’une et l’autre des propositions "l’homme est homme" et "l’homme est capable de rire" n’est pas toujours la même; en effet, le nom "homme" et le nom "capable de rire" ne prédiquent pas la même propriété; semblablement, le nom "Père" et le nom "Fils" ne comportent pas la même propriété; donc, la vérité desdites propositions n’est pas la même.
21. Mais on a dit que ces propositions ne furent pas d’éternité. — On a répliqué que chaque fois qu’un intellect qui peut énoncer est, un énoncé peut être; or, l’intellect divin fut d’éternité, pensant que le Père est le Père et que le Fils est le Fils; ainsi, il énonce ou dit, puisque, selon saint Anselme, dire et penser sont la même chose pour l’esprit suprême; donc les énoncés susdits furent d’éternité.

Objections en sens contraire:

1. Par contre, aucune chose créée n’est éternelle; toute vérité en dehors de la vérité première est créée; donc, seule la vérité première est éternelle.
2. En outre, l’étant et le vrai sont convertibles; or, un seul étant est éternel; donc, une seule vérité est éternelle.

Réponse:

Voici ce qu’il faut dire. Comme on l’a dit précédemment, la vérité comporte une certaine adéquation et une certaine mesure commune, si bien que quelque chose est dénommé vrai de la même manière que quelque chose est dénommé commensurable. Or, un corps se mesure par une mesure intrinsèque, comme la ligne, la surface ou la profondeur et par une mesure extrinsèque, comme le lieu mesure ce qui est localisé, le temps le mouvement, et l’aune le tissu.
Ainsi, quelque chose peut être dénommé vrai de deux façons: d’après sa vérité inhérente et d’après sa vérité extrinsèque; c’est de cette deuxième manière que toutes les choses sont dénommées vraies d’après la vérité première. Et parce que la vérité qui est dans l’intellect est mesurée par les choses mêmes, il s’ensuit que non seulement la vérité de la chose mais aussi la vérité de l’intellect ou de l’énoncé, qui signifie l’intellection, sont dénommées d’après la vérité première.
Dans cette adéquation ou mesure commune de l’intellect et de la chose, il n’est pas requis que l’un et l’autre extrêmes soient en acte. En effet, notre intellect peut être maintenant adéquat à ce qui sera dans le futur mais qui maintenant n’est pas, autrement cette (proposition) "l’Antéchrist naîtra" ne serait pas vraie; par conséquent, ceci est dénommé vrai d’après la vérité qui est seulement dans l’intellect, même quand la chose n’est pas. Semblablement, l’intellect divin a pu aussi être adéquat d’éternité à ce qui ne fut pas d’éternité mais qui fut fait dans le temps; ainsi ce qui est dans le temps peut être dénommé vrai d’éternité d’après la vérité éternelle.
Si donc nous prenons la vérité des choses vraies créées qui leur est inhérente et que nous trouvons dans les choses et dans l’intellect créé, alors ni la vérité des choses, ni celle des énonçables n’est éternelle, puisque les choses mêmes ou les intellects auxquels les vérités mêmes sont inhérentes ne sont pas d’éternité. Mais si on entend par vérité des choses vraies créées celle par laquelle toutes choses sont dénommées vraies comme par une mesure extrinsèque qui est la vérité première, alors la vérité de toutes choses, — des choses, des énonçables et des intellects —, est éternelle. Saint Augustin dans le livre des Soliloques et saint Anselme dans le Monologion recherchent l’éternité de cette sorte de vérité; saint Anselme dit ainsi dans le livre De la vérité: "Tu peux comprendre comment, dans mon Monologion, j’ai prouvé par la vérité d’une proposition que la vérité suprême n’a ni commencement ni fin".
Cette vérité première ne peut être de toutes choses que si elle est une. Car, dans notre intellect, la vérité ne se diversifie que de deux façons. Premièrement, à cause de la diversité des choses connues dont notre intellect a diverses connaissances auxquelles diverses vérités sont consécutives dans l’âme. Deuxièmement, d’après une manière diverse de penser; en effet, la course de Socrate est une chose une mais l’âme qui, en composant et en divisant, la pense avec le temps, comme il est dit au livre III De l’âme, pense diversement la course de Socrate comme présente, passée et future; ainsi, elle forme diverses conceptions dans lesquelles se trouvent diverses vérités. Mais aucun de ces deux modes de diversité ne peut se trouver dans la connaissance divine.
Dieu, en effet, n’a pas diverses connaissances de choses diverses mais il connaît toutes choses en une connaissance une; en effet, par une chose une, à savoir son essence, il connaît toutes choses "en ne dirigeant pas sa cognition sur chaque chose une à une", comme dit saint Denis dans le livre Des noms divins. Semblablement, sa cognition ne se limite pas non plus à un temps, puisqu’elle est mesurée par l'éternité, qui abstrait à partir de tout le temps, en contenant tout le temps. Aussi reste-t-il que les vérités ne sont pas plusieurs d’éternité.

Solutions:

1. Quant au premier argument, il faut donc dire que, comme saint Anselme lui-même l’expose dans le livre De la vérité, la vérité des énoncés n’est pas enclose par un commencement et une fin, "non parce que la proposition a été sans commencement mais parce qu’on ne peut penser le moment où la proposition serait et où la vérité lui ferait défaut" (il s’agissait de la proposition par laquelle est signifié véridiquement que quelque chose est à venir). Il apparaît ainsi qu’il n’a pas voulu établir que la vérité inhérente à la chose créée ou la proposition étaient sans commencement ni fin, mais que la vérité première, d’après laquelle un énoncé est dit vrai comme d’après une mesure extrinsèque, (est sans commencement ni fin).
2. Quant au deuxième argument, il faut dire que nous trouvons deux choses en dehors de l’âme: la chose même et les négations et privations de la chose; elles ne se tiennent pas de la même manière envers l’intellect. La chose même, en effet, par l’espèce qu’elle a, est adéquate à l’intellect divin comme l’artefact à l’art; en vertu de cette espèce, elle est de nature à se rendre notre intellect adéquat, en tant que par sa propre similitude reçue dans l’âme elle provoque une cognition d’elle-même.
Le non-étant, par contre, considéré hors de l’âme, n’a pas quelque chose par quoi il serait coadéquat à l’intellect divin, ni par quoi il provoquerait une cognition de lui-même dans notre intellect; aussi, ce qui est égalé à chaque intellect n’est pas issu du non-étant même mais de l’intellect qui reçoit en lui-même la raison de non-étant. Une chose donc, qui est positivement quelque chose hors de l’âme, a quelque chose en elle par quoi elle peut être dite vraie, mais pas le non-être d’une chose: tout ce qui lui est attribué de vérité est du côté de l’intellect.
Donc, lorsqu’on dit "il est Vrai qu’une vérité n’est pas", puisque la vérité qui est ici signifiée porte sur le non-étant, elle n’a rien sinon dans l’intellect; aussi, de la destruction de la vérité qui est dans une chose, suit seulement qu’une Vérité qui est dans l’intellect est; ainsi il est clair qu’on peut seulement en conclure que seule la vérité qui est dans l’intellect est éternelle. De toutes les façons, il faut que cette vérité soit dans un intellect éternel, et celle-là, c’est la Vérité première. Pour cette raison, seule la vérité première est éternelle.
3-4. Par là sont résolus les troisième et quatrième arguments.
5. Quant au cinquième argument, il faut dire qu’on ne peut penser que la vérité, prise absolument, n’est pas. Par contre, on peut penser qu’aucune Vérité créée n’est, comme on peut penser qu’aucune créature n’est; l’intellect, en effet, peut penser qu’il n’est pas et qu’il ne pense pas, quoiqu’il ne pense jamais sans être ni sans penser; car il n’est pas obligatoire que l’intellect, en pensant, pense tout ce qu’il a en pensant, parce qu’il n’est pas toujours réfléchi sur lui-même; c’est pourquoi il n’y a pas d'incompatibilité à ce qu’il pense que la Vérité créée, sans laquelle il ne peut penser, n’est pas.
6. Quant au sixième argument, il faut dire que ce qui est futur, en tant qu’il est futur, n’est pas, et semblablement ce qui est passé en tant que tel; aussi la raison est la même à propos de la vérité du passé et du futur qu’à propos de la vérité du non-étant; on ne peut donc conclure à l’éternité d’aucune vérité sinon de la vérité première, comme on l’a dit plus haut’.
7. Quant au septième argument, il faut dire que la parole de saint Augustin doit être interprétée ainsi: ces choses sont éternelles selon qu’elles sont dans la pensée divine; ou bien saint Augustin entend éternel pour perpétuel.
8. Quant au huitième argument, il faut dire que, quoiqu’un énoncé vrai puisse être fait à propos de l’étant et du non-étant, l’étant et le non-étant ne se tiennent pas de la même manière envers la vérité, comme il ressort de ce qui, ci-dessus, résout clairement cette objection.
9. Quant au neuvième argument, il faut dire que, d’éternité, Dieu a su plusieurs énonçables et pourtant il les a sus en une cognition une; aussi, d’éternité, il n’y eut qu'une Vérité une, par laquelle fut vraie la connaissance divine de plusieurs choses futures dans le temps.
10. Quant au dixième argument, il faut dire que, comme on l’a dit plus haut l’intellect est non seulement adéquat aux choses qui sont en acte mais aussi à celles qui ne sont pas en acte; il en va surtout ainsi de l’intellect divin, pour lequel rien n’est passé ni futur; aussi, quoique les choses n’aient pas été d’éternité dans leur nature propre, l’intellect divin a été adéquat aux choses qui, dans leur nature propre, étaient futures dans le temps; c’est pourquoi il a eu d’éternité une connaissance vraie des choses, même dans leur nature propre, quoique les Vérités des choses n’aient pas été d’éternité.
11. Quant au onzième argument, il faut dire que, quoique la raison de vérité s’accomplisse dans l’intellect, la raison de chose ne s’accomplit pas dans l’intellect; aussi, quoiqu’il soit concédé absolument que la vérité de toutes les choses a été d’éternité du fait qu’elle a été dans l’intellect divin, il ne peut être concédé absolument que les choses ont été vraies d’éternité du fait qu’elles ont été dans l’intellect divin.
12. Quant au douzième argument, il faut dire qu’on pense cela de la justice divine ou, si on le pense de la justice humaine, la justice est dite être perpétuelle comme les choses naturelles sont dites être perpétuelles; par exemple, nous disons que le feu est toujours en mouvement vers le haut à cause d’une inclination de sa nature, à moins qu'il en soit empêché; et parce que la vertu, comme dit Cicéron, est "la manière d’être qui, sur le mode de la nature, s’accorde avec la raison"; pour autant qu’il est de sa nature, elle a une indéfectible inclination à son acte, quoiqu’elle en soit quelquefois empêchée. C’est pourquoi il est dit au début du Digeste que "la justice est une volonté constante et perpétuelle attribuant à chacun son droit". Cependant, la vérité dont nous parlons maintenant n’est pas une partie de la justice mais la vérité qui est dans les aveux que l’on fait au tribunal’.
13. Quant au treizième argument, il faut dire qu’Avicenne expose de deux façons que ce qui est dit universel est perpétuel et incorruptible: premièrement, il est dit être perpétuel et incorruptible en raison de ses particuliers, qui jamais n’eurent de commencement ni ne feront défaut, selon les tenants de l’éternité du monde — car la génération a pour but, selon les philosophes, de sauvegarder dans l’espèce l’être perpétuel qui ne peut être sauvé dans l’individu —; deuxièmement, (ce qui est dit universel) est dit être perpétuel parce qu'il se corrompt non par soi mais par accident, en fonction de la corruption d’un individu.
14. Quant au quatorzième argument, il faut dire que quelque chose peut être attribué par soi à quelque chose de deux façons. Premièrement, de façon positive: on attribue ainsi au feu de se porter vers le haut, et c’est plutôt d’après un tel par soi qu’on dénomme quelque chose que d’après ce qu’il est par accident; car nous disons que le feu se porte vers le haut et est parmi les choses qui se portent vers le haut plutôt que vers le bas, même si par accident le feu se porte quelquefois vers le bas, par exemple dans le fer igné. Mais parfois quelque chose est attribué par soi à quelque chose sur le mode du retrait, à savoir par le retrait des choses qui sont de nature à induire une disposition contraire. Aussi, si par accident quelqu’une de ces choses advient, la disposition contraire sera énoncée absolument; de même, l’unité est attribuée par soi à la matière première non par la position d’une forme unifiante mais par le retrait des formes diversifiantes; aussi, quand adviennent des formes distinguant une matière, on dit absolument qu’il y a plusieurs matières plutôt qu’une. De même, dans l’argument pro posé: un universel n’est pas dit incorruptible comme s’il avait une forme d’incorruptibilité; (il est dit incorruptible) parce que les dispositions matérielles qui sont cause de la corruption dans les individus ne lui conviennent pas en tant que tel; aussi l’universel existant dans les choses particulières est dit être corrompu absolument en telle ou telle de ces choses.
15. Quant au quinzième argument il faut dire que, alors que les autres genres, en tant que tels, posent quelque chose dans la nature des choses — la quantité, de cela même qu’elle est quantité, dit quelque chose — la relation seule n’a pas, comme telle, de quoi poser quelque chose dans la nature des choses, parce qu’elle ne prédique pas quelque chose mais une mise en relation; aussi certaines relations se trouvent-elles ne rien poser dans la nature des choses mais seulement dans la raison. Cela arrive de quatre façons, comme on peut le tirer de ce que disent le Philosophe et Avicenne.
Premièrement, quand quelque chose se réfère à soi-même, comme lorsque l’on dit "le même est même que le même"; si cette relation posait dans la nature des choses quelque chose qui s’ajoute à ce qui est dit le même, on procèderait à l’infini dans les relations, parce que la relation même par laquelle une chose serait dite la même serait la même qu’elle-même par une relation, et ainsi à l’infini.
Deuxièmement, quand la relation même se réfère à quelque chose; ainsi, on ne peut dire que la paternité se réfère à son sujet par une relation intermédiaire, parce que cette relation intermédiaire aurait encore besoin d’une autre relation intermédiaire, et ainsi à l’infini; aussi, la relation qui est signifiée dans la mise en rapport de la paternité au sujet n’est pas dans la nature des choses mais seulement dans la raison.
Troisièmement, quand un des relatifs dépend de l’autre mais sans réciproque; ainsi, la science dépend de ce qui peut être su mais sans réciproque; aussi, la relation de la science à ce qui peut être su est-elle quelque chose dans la nature des choses mais pas la relation de ce qui peut être su à la science, (relation qui est) seulement dans la raison.
Quatrièmement, quand l’étant est rapporté au non-étant, comme lorsque nous disons que nous sommes antérieurs à ceux qui sont à venir après nous; autrement, il s’ensuivrait qu’il y aurait une infinité de relations dans le même sujet, si la génération s’étendait à l’infini dans l’avenir.
Des deux derniers cas, il apparaît que cette relation d’antériorité ne pose rien dans la nature des choses mais seulement dans l’intellect, respectivement parce que Dieu ne dépend pas des créatures, et parce qu’une telle antériorité dit le rapport de l’étant au non-étant. Il ne s’ensuit pas qu’il y ait une vérité éternelle, sinon dans l’intellect divin qui seul est éternel; et celle-là, c’est la vérité première.
16. Quant au seizième argument, il faut dire que, quoique Dieu soit par nature antérieur aux choses créées, il ne s’ensuit pas que cette relation soit une relation de nature; en effet, elle est pensée en considération de la nature de ce qui est dit antérieur et de ce qui est dit postérieur, de même que ce qui peut être su est dit antérieur par nature à la science, quoique la relation de ce qui peut être su à la science ne soit pas quelque chose dans la nature des choses.
17. Quant au dix-septième argument, il faut dire que, lorsqu’on dit "il est correct que quelque chose soit signifié", sans que la signification n’existe, on le pense selon l’ordre des choses qui existe dans l’intellect divin; ainsi, alors même qu’aucun coffre n’existe, il est correct qu’un coffre ait un couvercle, selon la disposition de l’art chez l’artisan; on ne peut donc tirer de là qu’il y ait une autre vérité éternelle que la vérité première.
18. Quant au dix-huitième argument, il faut dire que la raison de vrai est fondée sur l’étant; or, quoique dans les choses divines plusieurs personnes et propriétés soient posées, il n’y est posé qu’un être un, parce que l’être dans les choses divines ne se dit qu’essentiellement; c’est pourquoi, la vérité de tous ces énonçables "être Père" ou "engendrer", "être Fils" ou "être engendré" et de leurs semblables, en tant qu’ils sont référés à la chose, est une, à savoir la vérité première et éternelle.
19. Quant au dix-neuvième argument, il faut dire que, quoique le Père soit le Père autrement que le Fils est le Fils, respectivement par la paternité et par la filiation, ce par quoi le Père est et ce par quoi le Fils est sont le même, parce que l’un et l’autre sont par l’essence divine, qui est une. Et la raison de vérité n’est pas fondée sur la raison de paternité et de filiation en tant que telle, mais sur la raison d’entité; or la paternité et la filiation sont une essence une; c’est pourquoi la vérité de l’une et de l’autre est une.
20. Quant au vingtième argument, il faut dire que la propriété que prédique ce nom "homme" et celle que prédique ce nom "capable de rire" ne sont pas la même par essence et n'ont pas un être un, comme la paternité et la filiation; c’est pourquoi le cas n’est pas semblable.
21. Quant au vingt-et-unième argument, il faut dire que l’intellect divin ne connaît les choses, si diverses soient-elles, qu’en une cognition unique, même celles qui ont en elles-mêmes diverses vérités; bien plus encore ne connaît-il qu’en une cognition une toutes les choses de cette sorte qui peuvent être pensées des personnes divines; dès lors, la vérité de toutes ces choses n’est qu’une.

ARTICLE 6: La vérité est-elle créée est immuable?

Objections:

Il semble que oui.
1. Saint Anselme dit dans le livre De la vérité: "Pour cette raison, je vois qu’il est prouvé que la vérité demeure immobile"; or, cette raison portait sur la vérité de la signification, comme il apparaît des prémisses; donc la vérité des énonçables est immuable et aussi, pour la même raison, la vérité de la chose qu'elle signifie.
2. En outre, si la vérité d’un énoncé change, elle change surtout en fonction du changement de la chose; or, après que la chose a changé, la vérité de la proposition demeure; donc la vérité de l’énoncé est immuable. Preuve de la mineure: selon saint Anselme, la vérité est une rectitude en tant qu’un quelque chose répond à ce qu’il a reçu dans la pensée divine; or, cette proposition "Socrate est assis" a reçu dans la pensée divine de signifier la position assise de Socrate, qu’elle signifie même quand Socrate n’est pas assis; donc, même quand Socrate n'est pas assis, la vérité demeure dans cette (proposition); ainsi la vérité de cette proposition ne change pas, même si la chose change.
3. En outre, si la vérité change, ce ne peut être que si les choses dans lesquelles la vérité est changent, de même que des formes ne sont dites changer que si leurs sujets changent; or, la vérité ne change pas en fonction du changement des choses vraies, parce que, une fois les choses vraies détruites, la vérité demeure encore, comme le prouvent saint Augustin et saint Anselme; donc, la vérité est tout à fait immuable.
4. En outre, la vérité de la chose est la cause de la vérité de la proposition: "en effet, de ce qu’une chose est ou n’est pas, une proposition est dite vraie ou fausse"; or, la vérité de la chose est immuable; donc la vérité de la proposition aussi. Preuve de la mineure: dans le livre De la vérité, saint Anselme prouve que la vérité de l’énoncé selon laquelle il répond à ce qu’il a reçu dans la pensée divine demeure immobile; semblablement, toute chose répond à ce que dans la pensée divine elle a reçu d’avoir; donc, la vérité de toute chose est immuable.
5. En outre, ce qui demeure toujours lorsque tout changement est accompli ne change jamais; ainsi, dans l’altération des couleurs, nous ne disons pas que la surface change, parce qu’elle demeure après n’importe quel changement de couleur; or, la vérité demeure dans la chose après n’importe quel changement de la chose, parce que l’étant et le vrai sont convertibles; donc, la vérité est immuable.
6. En outre, là où est la même cause est aussi le même effet; or, une même chose est cause de la vérité de ces trois propositions "Socrate est assis", "sera assis" et "fut assis", à savoir la position assise de Socrate; donc, leur vérité est la même. Or, si une des trois choses susdites est vraie, il faut semblablement que les deux autres soient toujours vraies, car si à un moment quelconque "Socrate est assis" est vrai, "Socrate fut assis" ou "Socrate sera assis" furent et seront toujours vrais; donc, la vérité une des trois propositions se tient toujours sur un mode un et est ainsi immuable; donc, pour la même raison, n’importe quelle autre vérité aussi.

Cependant:

Par contre, à changement de causes, changement d’effets; or, les choses qui sont cause de la vérité de la proposition changent; donc, la vérité des propositions change aussi.

Réponse:

Il faut dire qu’on dit de deux façons qu’un quelque chose change. Premièrement, parce qu’il est sujet du changement, comme nous disons qu’un corps est changeant. Or, aucune forme n’est changeante de cette façon, et ainsi dit-on que "la forme consiste en son essence invariable". C’est pourquoi, puisque la vérité est signifiée sur le mode de la forme, la présente question n’est pas si la vérité est changeante sur ce mode. Deuxièmement, on dit qu’un quelque chose change parce qu’un changement se fait selon ce quelque chose même; par exemple, nous disons que la blancheur change parce qu’un corps est altéré selon la blancheur même; l’on recherche si la vérité est changeante de cette façon.
Pour y voir clair, voici ce qu’il faut savoir. Ce selon quoi il y a changement, est tantôt dit changer, tantôt non. Quand il est inhérent à ce qui, selon lui-même, est mis en mouvement, on dit que lui aussi change; par exemple, on dit que la blancheur ou la quantité changent quand un quelque chose change selon ces dernières, parce qu’elles se succèdent réciproquement dans le sujet par ce changement. Mais quand ce selon quoi il y a changement est extrinsèque, il n’est pas mis en mouvement dans ce changement et se maintient immobile; ainsi, on ne dit pas que le lieu est mis en mouvement quand quelqu’un change selon le lieu; aussi est-il dit au livre III de la Physique: "le lieu est la limite immobile du contenant". En effet, par "mouvement local", on ne dit pas une succession de lieux en une seule chose localisée mais plutôt (une succession) de nombreuses choses localisées en un seul lieu.
D’autre part, le mode de changement des formes inhérentes qui sont dites changer en fonction du changement du sujet est double, car les formes générales sont dites changer autrement que les formes spéciales. La forme spéciale en effet ne demeure la même après le changement ni selon l’être, ni selon la raison; par exemple, après une altération, la blancheur ne demeure d’aucune façon. La forme générale, par contre, après un changement, demeure la même selon la raison, mais non selon l’être; par exemple, après un changement de blanc en noir, la couleur demeure selon la raison commune de couleur, mais l’espèce de la couleur ne demeure pas la même.
Il a été dit plus haut que quelque chose est dénommé vrai par la vérité première comme par une mesure extrinsèque, mais qu’il est dénommé vrai par une vérité inhérente comme par une mesure intrinsèque Aussi, les choses créées varient dans leur participation à la vérité première, tandis que la vérité première elle-même, selon laquelle elles sont dites vraies, ne change en aucune façon. Voilà pourquoi saint Augustin dit dans le livre Du libre arbitre: "Nos pensées voient quelquefois plus, quelquefois moins de la vérité même, mais elle-même, demeurant en soi, n’encourt ni augmentation, ni diminution". Mais si nous entendons la vérité inhérente aux choses, la vérité est dite changer selon que des choses changent selon la vérité.
Aussi, comme on l’a dit plus haut la vérité dans les créatures se trouve en deux choses: dans les choses mêmes et dans l’intellect. En effet, la vérité de l’action est comprise sous la vérité de la chose et la vérité de l’énoncé sous la vérité de l’intellection qu’il signifie. Or, la chose est dite vraie par son rapport tant à l’intellect divin qu’à l’intellect humain. Si donc on entend la vérité de la chose selon son ordonnancement à l’intellect divin, alors certes la vérité de la chose changeante change, non en une fausseté mais en une autre vérité. La vérité en effet est la forme la plus générale puisque le vrai et l’étant sont convertibles. Aussi, après n’importe quel changement, une chose, quoique autre selon une autre forme par laquelle elle a de l’être, demeure un étant; de même elle demeure toujours vraie, mais d’une autre vérité. Car quelque forme ou privation qu’elle acquière par changement, elle se conforme en cela à l’intellect divin qui la connaît telle qu’elle est selon quelque disposition que ce soit. Mais si la vérité de la chose est considérée dans son ordonnancement à l’intellect humain, ou inversement, alors le changement se fait tantôt d’une vérité en une fausseté, tantôt d’une vérité en une autre.
En effet, "la vérité est l’adéquation de la chose et de l’intellect"; or, si de choses égales sont enlevées des choses égales, elles demeurent encore égales, mais pas de la même égalité; aussi, quand l’intellect et la chose changent semblablement, il faut certes qu'une vérité demeure, mais autre; par exemple, lorsque Socrate est assis, Socrate est pensé être assis et ensuite, lorsqu’il n’est plus assis, il est pensé n’être pas assis. Mais, si de l’une des choses égales quelque chose est enlevé et rien de l'autre, ou si de l’une et l’autre choses égales des choses inégales sont enlevées, il est nécessaire qu’en provienne une inégalité, qui est à la fausseté comme l’égalité est à la vérité. C’est pourquoi, si, tandis qu’existe un intellect vrai, une chose change sans que l’intellect change ou inversement, ou si l’un et l’autre changent mais non semblablement, il en proviendra une fausseté et ainsi le changement sera d’une vérité à une fausseté. Par exemple, si, tandis que Socrate existe comme blanc, il est pensé être blanc, l’intellection est vraie, mais si ensuite l’intellect pense que Socrate est noir, alors qu’il demeure blanc, ou si inversement, alors que Socrate a changé et est devenu noir, il est encore pensé blanc, ou qu'après avoir changé et être devenu pâle, il est pensé être rouge, la fausseté sera dans l’intellect. Ainsi apparaît comment la vérité change et comment la vérité ne change pas.

Solutions:

1. Quant au premier argument, il faut dire que saint Anselme parle de la vérité première dans la mesure où, selon elle, toutes choses sont dites vraies comme par une mesure extrinsèque.
2. Quant au deuxième argument, il faut dire que l’intellect se réfléchit en lui-même et se pense comme (il pense) aussi les autres choses, ainsi qu’il est dit au livre III De l’âme. C’est pourquoi, (les choses) qui relèvent de l’intellect, du point de vue de la raison de vérité, peuvent être considérées de deux façons.
Premièrement, selon qu’elles sont des choses, et ainsi la vérité est dite d’elles de la même manière que des autres choses; par exemple, de même qu’une chose est dite vraie parce qu’elle répond à ce qu’elle a reçu dans la pensée divine en conservant sa nature, l’énoncé est dit vrai en conservant sa nature, qui lui a été dispensée dans la pensée divine et qui ne peut en être retirée tant que l’énoncé même demeure.
Deuxièmement, selon qu’elles se rapportent aux choses pensées, et ainsi l’énoncé est dit vrai quand il est adéquat à la chose. Et une telle vérité change, comme il a été dit.
3. Quant au troisième argument, il faut dire que la vérité qui demeure après que les choses vraies ont été détruites est la vérité première, qui ne change pas, même quand les choses ont changé.
4. Quant au quatrième argument, il faut dire que, tant que la chose demeure, un changement ne peut se faire en elle quant aux choses qui lui sont essentielles, par exemple il est essentiel à l’énoncé de signifier ce pour la signification de quoi il a été institué. Il ne s’ensuit pas que la vérité de la chose n'est changeante en aucune manière; elle est immuable quant aux choses essentielles de la chose, tant que la chose demeure; en elles, cependant, un changement arrive par corruption de la chose. Mais quant aux choses accidentelles, un changement peut arriver même quand la chose demeure; ainsi, quant aux choses accidentelles, un changement de la vérité de la chose peut se faire.
5. Quant au cinquième argument, il faut dire que, après que tout changement a été fait, la vérité demeure mais non la même, comme il est apparu plus haut
6. Quant au sixième argument, il faut dire que l’identité de la vérité ne dépend pas seulement de l’identité de la chose mais aussi de l’identité de l’intellect, tout comme l’identité de l’effet dépend aussi de l’identité de l’agent et du patient. Or, quoique la chose qui est signifiée par ces trois propositions soit la même, leur intellection n’est cependant pas la même, parce que dans la composition de l’intellect s’ajoute le temps. Aussi, les intellections sont diverses selon la variation du temps.

ARTICLE 7: La vérité dans les choses divines se dit-elle de l’essence ou d’une personne?

Objections:

Il semble qu’elle se dise d’une personne.
1. En effet, tout ce qui, dans les choses divines, comporte une relation de principe se dit d’une personne; or, la vérité est de ce type, comme l’atteste saint Augustin dans le livre De la vraie religion, là où il dit que la vérité divine est " la similitude suprême du principe, sans aucune dissimilitude d’où provienne une fausseté"; donc, la vérité dans les choses divines se dit d’une personne.
2. En outre, de même que rien n’est semblable à soi, rien n’est égal à soi; or, selon Hilaire, la similitude dans les choses divines comporte la distinction des personnes du fait que rien n'est semblable à soi; pour la même raison, l’égalité comporte aussi la distinction des personnes; or, la vérité est une certaine égalité; donc, elle comporte la distinction personnelle dans les choses divines.
3. En outre, tout ce qui, dans les choses divines, comporte une émanation se dit d’une personne; or, la vérité comporte une certaine émanation, parce que, tout comme le Verbe, elle signifie une conception de l’intellect; donc, tout comme le Verbe se dit d’une personne, la vérité aussi.

Cependant:

Par contre, la vérité des trois personnes est une, comme le dit saint Augustin au livre VIII De la Trinité; donc, elle est (une chose) essentielle et non personnelle.

Réponse:

Voici ce qu’il faut dire. La vérité dans les choses divines peut être entendue de deux façons: proprement ou, pour ainsi dire, métaphoriquement.
Si la vérité est entendue proprement, elle comportera alors une égalité de l’intellect divin et de la chose; et, parce que l’intellect divin pense d’abord la chose qui est son essence, par laquelle il pense toutes les autres choses, la vérité en Dieu comporte dans son principe l’égalité de l’intellect divin et de la chose qui est son essence, et par suite (l’égalité) de l’intellect divin aux choses créées. L’intellect divin et l’essence divine ne sont pas adéquats l’un à l’autre comme le mesurant et le mesuré, puisque l’un n’est pas le principe de l’autre, mais qu’ils sont tout à fait le même. Aussi, la vérité résultant d’une telle égalité ne comporte aucune raison de principe, qu’on la prenne du côté de l’essence ou de l’intellect; il y a là une seule et même vérité; car là, de même que le pensant et la chose pensée sont le même, la vérité de la chose et la vérité de l’intellect sont la même vérité sans aucune connotation de principe. Mais, si l’on prend la vérité de l’intellect divin selon qu’elle est adéquate aux choses créées, la même vérité demeurera encore, de même que c’est par la même chose que Dieu se pense et pense les autres choses, et pourtant, dans la notion de vérité, s’ajoute la raison de principe envers les créatures, auxquelles l’intellect divin se rapporte comme mesure et cause. Or, tout nom qui, dans les choses divines, ne comporte pas la raison de principe ou ce qui vient d’un principe, ou même qui comporte une raison de principe envers les créatures, se dit de l’essence. Aussi, dans les choses divines, si la vérité est entendue proprement, elle se dit de l’essence; elle est cependant attribuée en propre à la personne du Fils, comme l’art et toutes les autres choses qui relèvent de l’intellect.
La vérité dans les choses divines est prise métaphoriquement ou par similitude quand nous l’y prenons selon la raison par laquelle elle se trouve dans les choses créées; en elles, la vérité est dite selon que la chose créée imite son principe, à savoir l’intellect divin; aussi, et semblablement, la vérité dans les choses divines est dite de cette façon l’imitation suprême du principe, laquelle convient au Fils; selon cette acception de la vérité, la vérité convient proprement au Fils et se dit d’une personne; ainsi parle saint Augustin dans le livre De la vraie religion.

Solutions:

1. Par là on répond au premier argument.
2. Quant au deuxième argument, il faut dire que l’égalité dans les choses divines comporte quelquefois une relation qui marque la distinction personnelle, comme lorsque nous disons que le Père et le Fils sont égaux; en cela, dans le nom d'"égalité" est pensée une distinction réelle. Quelquefois, cependant, dans le nom d"égalité" n’est pas pensée une distinction réelle, mais seulement de raison, comme lorsque nous disons que la sagesse et la bonté divines sont égales; il n’est donc pas obligatoire que l’égalité comporte une distinction personnelle; telle est l’égalité que comporte le nom de "vérité", puisque la vérité est l’égalité de l’intellect et de l’essence.
3. Quant au troisième argument il faut dire que, quoique la vérité soit conçue par l’intellect, par le nom de vérité n’est pas exprimée la raison de conception, comme elle l’est par le nom de Verbe; aussi le cas n’est pas semblable.

ARTICLE 8: Toute vérité autre que la vérité première vient-elle de la vérité première?

Objections:

Il semble que non.
1. En effet, que celui-ci fornique est vrai; or, ceci ne vient pas de la vérité première; donc, toute vérité ne vient pas de la vérité première.
2. Mais on a répondu que la vérité du signe ou de l’intellection selon laquelle cela est dit vrai vient de Dieu, et non selon que cela est référé à la chose. — On a répliqué que, en dehors de la vérité première, il y a non seulement la vérité du signe ou de l’intellection, mais aussi la vérité de la chose; si donc ce vrai ne vient pas de Dieu selon qu'il est référé à la chose, cette vérité de la chose ne viendra pas de Dieu, et ainsi est maintenue la pro position que toute vérité autre que la vérité première ne vient pas de Dieu.
3. En outre, de "celui-ci fornique" suit bien "que celui-ci fornique est vrai", pour que la vérité du dit, laquelle exprime la vérité de la chose, descende de la vérité de la proposition donc, la vérité de la proposition susdite consiste dans la composition de cet acte avec ce sujet; or, la vérité du dit ne dépendrait pas de la composition d’un tel acte avec un sujet, à moins de penser qu’il s’agit de la composition d’un acte existant sous une déformation; donc, la vérité de la chose concerne non seulement l’essence même de l’acte mais aussi sa déformation; or, l’acte considéré sous sa déformation ne vient de Dieu en aucune manière; donc, toute la vérité de la chose ne vient pas de Dieu.
4. En outre, saint Anselme dit qu’une chose est dite vraie selon qu’elle est comme elle doit être, et parmi les modes sur lesquels on peut dire que la chose doit être, il en pose un selon lequel on dit que la chose doit être parce qu’elle arrive avec la permission de Dieu; or, la permission de Dieu s’étend aussi à la déformation de l’acte; donc, la vérité d’une chose concerne aussi cette déformation; or, cette déformation ne vient de Dieu en aucune manière; donc, toute vérité ne vient pas de Dieu.
5. Mais on a répondu que, comme la déformation, ou la privation, est dite être un étant, non pas absolument mais relativement, elle est aussi dite avoir sa vérité, non pas absolument mais relativement, et une telle vérité relative ne vient pas de Dieu. — On a répliqué que le vrai ajoute à l’étant un ordonnancement à l’intellect; or, la déformation, ou la privation, quoiqu’en soi elle ne soit pas un étant absolument, est appréhendée absolument par l’intellect; donc, quoiqu’elle n’ait pas d’entité absolument, elle a une vérité absolument. — En outre, tout relatif se laisse réduire à de l’absolu; par exemple, le fait qu’un Éthiopien ait les dents blanches se réduit à ceci que les dents d’un Éthiopien sont blanches absolument; si donc quelque vérité relative ne vient pas de Dieu, toute vérité, prise absolument, ne viendra pas de Dieu, ce qui est absurde.
6. En outre, ce qui n’est pas cause de la cause n’est pas cause de l’effet; ainsi Dieu n’est pas cause de la déformation qu’est le péché parce qu’il n’est pas cause du défaut dans le libre arbitre d’où provient la déformation qu’est le péché; or, comme l’être est la cause de la vérité des propositions affirmatives, le non-être l’est des propositions négatives; donc, puisque Dieu n’est pas cause de ce qu’est le non-être, comme dit saint Augustin dans le livre des LXXXIII Questions, il reste que Dieu n’est pas cause des propositions négatives; ainsi, toute vérité n’est pas de Dieu.
7. En outre, saint Augustin dit dans le livre des Soliloques: "Est vrai ce qui se tient tel qu’il est vu"; or, du mal se tient tel qu’il est vu; donc du mal est vrai; or, aucun mal ne vient de Dieu; donc, toute chose vraie ne vient pas de Dieu.
8. Mais on a répondu que le mal n’est pas vu par l’espèce du mal mais par l’espèce du bien. — On a répliqué que l’espèce du bien ne fait jamais apparaître que le bien; si donc le mal n’était vu que par l’espèce du bien, le mal n'apparaîtrait jamais que bon, ce qui est faux.

Objections en sens contraire:

1. Par contre, sur I Corinthiens XII, 3 (" Personne ne peut dire... "), Ambroise dit: "Tout vrai, de quoi qu’il soit dit, vient de l’Esprit saint".
2. En outre, toute bonté créée vient d’une bonté première incréée, qui est Dieu; donc, pour la même raison, toute autre vérité vient de la première vérité, qui est Dieu.
3. En outre, la raison de vérité s’accomplit dans un intellect; or, tout intellect vient de Dieu; donc, toute vérité vient de Dieu.
4. En outre, saint Augustin dit dans le livre des Soliloques: "Le vrai est ce qui est "; or, tout être vient de Dieu; donc, toute vérité aussi.
5. En outre, de même que le vrai est convertible avec l’étant, l’un l’est aussi, et inversement; or, toute unité vient de l’unité première, comme dit saint Augustin dans le livre De la vraie religion; donc, toute vérité aussi vient de la vérité première.

Réponse:

Voici ce qu’il faut dire. Dans les choses créées, la vérité se trouve dans les choses et dans l’intellect, comme il est apparu ci-dessus. Elle se trouve dans l’intellect selon qu’il est adéquat aux choses dont il a la connaissance, et dans les choses selon qu’elles imitent l’intellect divin, qui est leur mesure comme l’art est la mesure de tous les artefacts et, d’une autre façon, selon qu’elles sont de nature à provoquer une appréhension vraie d’elles-mêmes dans l’intellect humain, qui est mesuré par les choses, comme il est dit au livre X de la Métaphysique. Une chose existant hors de l’âme imite par sa forme l’art de l’intellect divin et, par cette même (forme), elle est de nature à provoquer une appréhension vraie dans l’intellect humain; par cette forme aussi, chaque chose a l’être; c’est pourquoi la vérité des choses existantes inclut dans sa raison leur entité et surajoute le rapport d’adéquation à l’intellect humain ou divin; par contre, les négations ou privations existant hors de l’âme n’ont aucune forme par laquelle elles imiteraient le modèle de l’art divin ou susciteraient une connaissance d’elles-mêmes dans l’intellect humain; mais leur adéquation à l’intellect relève de l’intellect qui appréhende leurs raisons. Ainsi, il est évident que, lorsqu’une pierre et la cécité sont dites vraies, la vérité ne se tient de la même façon envers les deux; car la vérité qui est dite de la pierre inclut dans sa raison l’entité de la pierre et surajoute le rapport à l’intellect, rapport qui a aussi sa cause du côté de la chose même, puisque celle-ci a quelque chose selon quoi elle peut être référée à l’intellect. Par contre, la vérité qui est dite de la cécité n’inclut pas en elle la privation même qu’est la cécité, mais seulement le rapport de la cécité à l’intellect; ce rapport n’a pas quelque chose du côté de la cécité même sur quoi il reposerait, puisque la cécité n’est pas égalée à l’intellect en vertu de quelque chose qu’elle aurait en elle. Il est donc évident que la vérité trouvée dans les choses créées ne peut rien comprendre d’autre que l’entité de la chose et l’adéquation de la chose à l’intellect, ainsi que l’égalisation de l’intellect soit aux choses soit aux privations des choses; cela vient entièrement de Dieu, parce que la forme même de la chose, par laquelle elle est adéquate, vient de Dieu, ainsi que le vrai lui-même en tant que bien de l’intellect, comme il est dit au livre VI de l’Ethique: en effet, le bien de chaque chose consiste dans l’opération parfaite de la chose même; or il n’est d’opération parfaite de l’intellect que selon qu’il connaît le vrai; donc, c’est en cela que consiste son bien en tant que tel. C’est pourquoi, puisque tout bien et toute forme viennent de Dieu, il faut dire que dans l’absolu toute vérité vient de Dieu.

Solutions:

1. Quant au premier argument, il faut dire que, lorsque l’on argumente ainsi "Tout vrai vient de Dieu, celui-ci fornique est vrai, donc... etc.", inter vient un sophisme par l’accident; car, comme il a pu apparaître ci-dessus’, lorsque nous disons "que celui-ci fornique est vrai", nous ne le disons pas comme si le défaut même qui est impliqué dans l’acte de fornication était inclus dans la raison de vérité: le vrai prédique seulement son adéquation à l’intellect; aussi ne doit-on pas conclure "que celui-ci fornique vient de Dieu", mais que sa vérité vient de Dieu.
2. Quant au deuxième argument, il faut dire que les déformations et les autres défauts n’ont pas la vérité comme les autres choses, ainsi qu’il est apparu plus haut; et c’est pourquoi, quoique la vérité des défauts vienne de Dieu, on ne peut en conclure que la déformation vienne de Dieu.
3. Quant au troisième argument, il faut dire que, selon le Philosophe au livre VI de la Métaphysique, la vérité ne consiste pas dans la composition qui est dans les choses mais dans la composition que fait l’âme; et c’est pourquoi la vérité ne consiste pas en ce que cet acte avec sa déformation est inhérent au sujet — car cela relève de la raison de bien ou de mal —, mais en ce que l’acte ainsi inhérent au sujet est adéquat à l’appréhension de l’âme.
4. Quant au quatrième argument, il faut dire que le bien, le dû, le correct et toutes les choses de cette sorte se tiennent envers la permission divine d’une autre façon qu’envers les autres signes de sa volonté. Car dans les autres signes, on se réfère à la fois à ce qui tombe sous l’acte de volonté et à l’acte même de volonté; par exemple, lorsque Dieu prescrit d’honorer ses parents, et l’honneur même rendu aux parents est un certain bien, et le fait même de prescrire est bien. Par contre, dans la permission, on se réfère seulement à l’acte de celui qui permet et non à ce qui tombe sous la permission; aussi est-il correct que Dieu permette que des déformations interviennent; il ne s’ensuit cependant pas que la déformation même ait quelque rectitude.
5. Quant au cinquième argument, il faut dire que la vérité dite relativement, qui correspond aux négations et aux défauts, se réduit à la vérité dite absolument qui est dans l’intellect et qui vient de Dieu; et c’est pourquoi la vérité des défauts vient de Dieu, quoique les défauts eux-mêmes ne viennent pas de Dieu.
6. Quant au sixième argument, il faut dire que le non-être n’est pas cause de la vérité des propositions négatives comme s’il les faisait dans l’intellect, mais c’est l’âme même qui fait cela en se conformant au non-étant qui est hors de l’âme; aussi le non-être existant hors de l’âme n’est pas la cause efficiente de la vérité dans l’âme, mais la cause pour ainsi dire exemplaire; or, l’objection procédait à partir de la cause efficiente.
7. Quant au septième argument, il faut dire que, quoique le mal ne vienne pas de Dieu, qu’il soit vu tel qu’il est vient assurément de Dieu; aussi la vérité par laquelle il est vrai que le mal est vient de Dieu.
8. Quant au huitième argument, il faut dire que, quoique le mal n’agisse dans l’âme que par l’espèce du bien, cependant, parce qu’il est un bien défectueux, l’âme saisit en elle-même la raison de défaut et en cela conçoit la raison de mal, et ainsi le mal est vu comme mal.

ARTICLE 9: La vérité est-elle dans le sens?

Objections:

Il semble que non.
1. Saint Anselme dit en effet que "la vérité est la rectitude perceptible par la seule pensée"; or, le sens n’est pas de la nature de la pensée; donc, la vérité n’est pas dans le sens.
2. En outre, saint Augustin prouve dans le livre des LXXXIII Questions que la vérité n’est pas connue par les sens corporels, et ses raisons ont été exposées plus haut; donc, la vérité n’est pas dans le sens.

Cependant:

Par contre, saint Augustin dit dans le livre De la vraie religion que "la vérité est ce par quoi se montre ce qui est"; or, ce qui est se montre non seulement à l’intellect mais aussi au sens; donc, la vérité est non seulement dans l’intellect, mais aussi dans le sens.

Réponse:

Voici ce qu’il faut dire. La vérité est dans l’intellect et dans le sens, mais pas de la même façon. Elle est dans l’intellect en tant que consécutive à l’acte de l’intellect et en tant que connue par l’intellect; elle est en effet consécutive à l’opération de l’intellect selon que le jugement de l’intellect porte sur la chose, selon ce qu’elle est; or, elle est connue par l’intellect selon que l’intellect se réfléchit sur son acte, non seulement selon qu'il connaît son acte mais selon qu'il connaît la proportion de l’acte à la chose; (cette proportion) ne peut être connue qu’une fois connue la nature de l’acte même, laquelle ne peut être connue que selon que la nature du principe actif est connue. Ce principe est l’intellect même, car il est dans sa nature de se conformer aux choses; ainsi, l’intellect connaît la vérités, il se réfléchit sur lui-même.
D’autre part, la vérité est dans le sens en tant que consécutive à son acte, à savoir quand le jugement du sens porte sur la chose selon ce qu’elle est, mais elle n’est pas dans le sens en tant que connue par le sens; en effet, quoique le sens juge véridiquement des choses, il ne connaît pas la vérité par laquelle il juge véridiquement; bien que le sens connaisse qu’il sent, il ne connaît pas sa nature et, en conséquence, il ne connaît ni la nature de son acte, ni la proportion (de cet acte) aux choses, et ainsi il ne connaît pas non plus sa vérité.
La raison en est que les plus parfaits parmi les étants, comme les substances intellectuelles, retournent à leur propre essence en un retour complet; en effet, en ce qu’elles connaissent quelque chose posé en dehors d’elles-mêmes, elles procèdent d’une certaine manière en dehors d’elles-mêmes; mais, en tant qu’elles connaissent qu’elles connaissent, elles commencent déjà à retourner vers elles-mêmes, parce que l’acte de cognition est intermédiaire entre le connaissant et le connu. Ce retour est complet lorsqu’elles connaissent leurs essences propres; c’est pourquoi il est dit dans le livre Des causes: "tout qui connaît sa propre essence retourne à sa propre essence en un retour complet". Le sens, par contre, qui parmi les autres choses est le plus proche de la substance intellectuelle, commence certes à retourner à sa propre essence, parce que non seulement il connaît le sensible, mais il connaît aussi qu’il sent; mais son retour n’est pas complet parce que le sens ne connaît pas sa propre essence. Avicenne en attribue la raison à ce que le sens ne connaît rien sinon par un organe corporel, et il n’est pas possible qu’un organe corporel serve d’intermédiaire entre une puissance sensitive et elle-même. Les puissances insensibles, par contre, ne retournent en aucune manière à elles-mêmes, parce qu'elles ne connaissent pas qu’elles agissent; par exemple, le feu ne connaît pas qu’il chauffe.
Par là apparaissent les solutions aux objections.

ARTICLE 10: Une chose est-elle fausse?

Objections:

 Il semble que non.
1. Saint Augustin dit en effet dans le livre des Soliloques: "Le vrai est ce qui est"; donc le faux est ce qui n’est pas; or ce qui n’est pas n’est pas une chose; donc aucune chose n’est fausse.
2. On a dit que le vrai est une différence de l’étant; et ainsi, le faux, comme le vrai, est ce qui est. — On a répliqué qu’aucune différence divisante n’est convertible avec ce dont elle est une différence; or le vrai est convertible avec l’étant, comme on l’a dit plus haut donc le vrai n’est pas une différence qui divise l’étant telle qu’une chose puisse être dite fausse.
3. En outre, "la vérité est l’adéquation de la chose et de l’intellect"; or toute chose est adéquate à l’intellect divin car rien ne peut être en soi autrement que l’intellect divin ne le connaît; donc toute chose est vraie; donc aucune chose n’est fausse.
4. En outre, toute chose tire sa vérité de sa propre forme; en effet, un homme est dit vrai du fait qu’il a la vraie forme de l’homme or il n’est aucune chose qui n’ait quelque forme, parce que tout être est par une forme; donc toute chose est vraie; donc aucune chose n’est fausse.
5. En outre, le bien est au mal ce que le vrai est au faux; or, parce que le mal se trouve dans les choses, le mal ne se substantifie que dans le bien, comme disent saint Denis et saint Augustin; donc, si la fausseté se trouve dans les choses, la fausseté ne se substantifiera que dans le vrai. Ceci ne paraît pas être possible parce qu’alors le vrai et le faux seraient le même, ce qui est impossible, de même que l’homme et le blanc sont le même du fait que la blancheur se substantifie dans l’homme.
6. En outre, saint Augustin argumente ainsi dans le livre des Soliloques: si une chose est nommée fausse, cela vient soit de ce qui est semblable, soit de ce qui est dissemblable. "Si cela vient de ce qui est dissemblable, il n’y a rien qui ne puisse être dit faux, car il n’y a rien qui ne soit dissemblable à quelque chose; si cela vient de ce qui est semblable, toutes les choses qui sont vraies parce qu’elles sont semblables résistent à l’argument". Donc, la fausseté ne peut en aucune façon se trouver dans les choses.

Objections en sens contraire:

1. Par contre, saint Augustin définit ainsi le faux: "Est faux ce qui est adapté à la similitude de quelque chose" et qui ne s’étend pas à ce avec quoi il montre une similitude; or toute créature montre une similitude avec Dieu; donc, puisque sur le mode de l’identité aucune créature ne s’étend à Dieu même, il apparaît que toute créature est fausse.
2. En outre, saint Augustin dit dans le livre De la vraie religion: "Tout corps est un vrai corps et une fausse unité"; or on dit cela pour autant qu’il imite l’unité et n’est cependant pas une unité; puis donc que toute créature, quel que soit son degré de perfection, imite la perfection divine et n’en est pas moins infiniment distante, il apparaît que toute créature est fausse.
3. En outre, le bien, comme le vrai, est convertible avec l’étant; or que le bien soit convertible avec l’étant n’empêche pas qu’une chose se trouve être mauvaise; donc, que le vrai soit convertible avec l’étant n’empêchera pas non plus qu’une chose se trouve être fausse.
4. En outre, saint Anselme dit dans le livre De la vérité que la vérité d’une proposition est double, d’une part "parce qu’elle signifie ce qu’elle a reçu de signifier " (par exemple cette proposition "Socrate est assis" signifie que Socrate est assis, que Socrate soit assis ou qu’il ne soit pas assis); d’autre part, quand elle signifie ce "en vue de quoi elle a été faite", — elle a été f en vue de signifier l’être quand il est —, et c’est en quoi l’énoncé est proprement dit vrai. Donc, pour la même raison, toute chose sera dite vraie quand elle répond à ce en vue de quoi elle est et fausse quand elle n’y répond pas; or, toute chose qui manque sa fin ne répond pas à ce pour quoi elle est; puis donc que beaucoup de choses sont telles, il apparaît que beaucoup de choses sont fausses.

Réponse:

Voici ce qu’il faut dire. De même que la vérité consiste dans l’adéquation de la chose et de l’intellect, la fausseté consiste dans leur inégalité. La chose en effet se rapporte à l’intellect divin et à l’intellect humain, comme on l’a dit plus haut A l’intellect divin, elle se rapporte d’une part comme le mesuré à la mesure: cela concerne ce qui dans les choses se dit ou se trouve positivement, car toutes les choses de cette sorte proviennent de l’art de l’intellect divin. D’autre part, (elle s’y rapporte) comme le connu au connaissant; ainsi, même les négations et les manques sont adéquats à l’intellect divin, car Dieu connaît toutes les choses de cette sorte bien qu’il ne les cause pas. Il est donc clair qu’une chose, de quelque manière qu’elle se tienne, sous quelque forme, sous quelque privation ou manque qu’elle existe, est adéquate à l’intellect divin; il est ainsi clair que toute chose est vraie dans son rapport à l’intellect divin. C’est pourquoi saint Anselme dit dans le livre De la vérité: "la vérité est donc dans l’essence de toutes les choses qui sont, parce qu’elles sont ce qu’elles sont dans la vérité suprême ". Aussi, par son rapport à l’intellect divin, aucune chose ne peut être dite fausse.
Mais selon son rapport à l’intellect humain il y a quelquefois inégalité de la chose à l’intellect; cette inégalité est d’une certaine manière causée par la chose même. En effet, une chose provoque une connaissance de soi dans l’âme par ce qui apparaît d’elle-même extérieurement; c’est que notre cognition débute dans le sens, pour lequel les qualités sensibles sont un objet par soi; aussi est-il dit au livre I De l’âme que "les accidents contribuent pour une grande part à connaître l’essence". C’est pourquoi, quand, dans une chose, apparaissent des qualités sensibles manifestant une nature qui ne leur est pas sous-jacente, cette chose est dite fausse; aussi, le Philosophe dit au livre VI de la Métaphysique que sont dites fausses les choses qui " sont de nature à paraître soit telles qu’elles ne sont pas, soit ce qu’elles ne sont pas"; par exemple, est dit faux l’or dont apparaissent extérieurement la couleur de l’or et d’autres accidents de cette sorte, alors qu’intérieurement la nature de l’or ne leur est pas sous-jacente.
Et cependant, une chose n’est pas cause de la fausseté dans l’âme comme si elle causait nécessairement la fausseté, car la vérité et la fausseté existent avant tout dans le jugement de l’âme: l’âme en tant qu’elle juge des choses ne pâtit pas des choses mais bien plutôt agit d’une certaine manière; aussi, une chose n’est pas dite fausse parce qu’elle provoque toujours une appréhension fausse d’elle-même, mais parce qu’elle est de nature à la provoquer par ce qui apparaît d’elle-même.
Mais, on l’a dit le rapport de la chose à l’intellect divin lui est essentiel et selon ce rapport elle est dite vraie par soi, alors que le rapport à l’intellect humain lui est accidentel et selon ce rapport elle n’est pas dite vraie dans l’absolu mais, pour ainsi dire, relativement et en puissance. Aussi, à parler absolument, toute chose est vraie et aucune chose n’est fausse; mais relativement, à savoir dans leur ordonnancement à notre intellect, des choses sont dites fausses. C’est ainsi qu’il importe de répondre aux raisons de part et d’autre.

Solutions:

1. Quant au premier argument, il faut dire que la définition "le vrai est ce qui est 'n’exprime pas parfaitement la raison de vérité mais ne l’exprime que pour ainsi dire matériellement, à moins que "être" ne signifie l’affirmation de la proposition, de sorte qu’est dit être vrai ce qui est dit et pensé être tel qu’il est dans les choses; et de même est dit faux ce qui n’est pas, c’est-à-dire ce qui n’est pas tel qu’il est dit et pensé: ceci peut se trouver dans les choses.
2. Quant au deuxième argument, il faut dire que le vrai, à proprement parler, ne peut être une différence de l’étant, car l’étant n’a pas de différence, comme il est prouvé au livre III de la Métaphysique; mais d’une certaine façon, le vrai se tient envers l’étant à la manière d’une différence, tout comme le bien, dans la mesure où ils expriment quelque chose à propos de l’étant qui n’est pas exprimé par le nom d"étant" (ens) dans cette perspective, la notion d’étant est indéterminée à l’égard de la notion de vrai, et ainsi la notion de vrai se rapporte d’une certaine façon à la notion d’étant comme la différence au genre.
3. Quant au troisième argument, il faut dire que cette raison doit être concédée, car elle procède de la chose dans son ordonnancement à l’intellect divin.
4. Quant au quatrième argument, il faut dire que, quoique chaque chose ait une forme, toute chose n’a pas la forme dont des indices se présentent extérieurement par les qualités sensibles; selon ces indices, elle est dite fausse en tant qu’elle est par nature apte à provoquer une estimation fausse d’elle-même.
5. Quant au cinquième argument, il faut dire que, comme il apparaît de ce qu’on a dit 1, quelque chose existant hors de l’âme est dit faux, pour autant qu’il soit de nature à provoquer une fausse estimation de lui-même; or, ce qui n’est rien n’est pas de nature à provoquer une estimation de soi-même, parce qu’il ne met pas en mouvement la faculté cognitive; c’est pourquoi il faut que ce qui est dit faux soit un étant; aussi, puisque tout étant en tant que tel est vrai, il faut que la fausseté existant dans les choses soit fondée sur une vérité; c’est pourquoi, saint Augustin dit dans le livre des Soliloques: "le tragédien qui représente au théâtre des personnages autres que lui-même ne serait pas un faux Hector s’il n’était un vrai tragédien; semblablement, un cheval peint ne serait pas un faux cheval, s’il n’était pas une pure peinture". Il ne s’ensuit cependant pas que des contradictoires soient vrais, parce que l’affirmation et la négation selon lesquelles on dit le vrai et le faux ne se réfèrent pas à la même chose.
6. Quant au sixième argument, il faut dire qu’une chose est dite fausse en tant qu’elle est de nature à tromper; lorsque je dis "tromper", je signifie une certaine action qui induit un manque; or, rien n’est de nature à agir, sinon en tant qu’il est étant et tout manque est du non-étant; chaque chose, en tant qu’elle est étant, a la similitude du vrai et, en tant qu’elle n’est pas, s’éloigne de cette similitude; et c’est pourquoi, ce qui trompe, dis-je, a son origine dans la similitude quant à ce qu’il comporte d’action, et provient de la dissimilitude quant à ce qu’il comporte de manque, en quoi consiste formellement la raison de fausseté. C’est pourquoi saint Augustin dit dans le livre De la vraie religion que la fausseté naît de la dissimilitude.

Solutions des objections en sens contraire:

1. Quant au premier argument en sens contraire, il faut dire que ce n’est pas par toute similitude que l’âme est de nature à être trompée, mais par une grande similitude dans laquelle la dissimilitude ne peut être facilement trouvée; c’est pourquoi, par une similitude plus ou moins grande l’âme est trompée selon sa plus ou moins grande perspicacité à trouver la dissimilitude; néanmoins, une chose ne doit pas être absolument énoncée fausse, du fait qu’elle induit n’importe qui en erreur mais du fait qu’elle est de nature à en tromper plus d’un, même sages. Quoique les créatures en elles-mêmes montrent une similitude avec Dieu, la plus grande dissimilitude est cependant sous-jacente, si bien qu’il faudrait un grand manque de sagesse pour que la pensée soit trompée par une telle similitude. Aussi, de ces similitude et dissimilitude des créatures envers Dieu il ne s’ensuit pas que toutes les créatures doivent être dites fausses.
2. Quant au deuxième argument en sens contraire, il faut dire que certains ont estimé que Dieu est un corps et, puisque Dieu est l’unité par laquelle toutes choses sont un, ils estimèrent par conséquent que le corps est l’unité même, à cause de sa similitude même à l’unité; selon cela, le corps est donc dit une fausse unité, en tant qu’il a induit certains en erreur ou a pu induire à ce qu’on le croie unité.
3. Quant au troisième argument en sens contraire, il faut dire que la perfection est double. La première perfection est la forme de chaque chose, par laquelle elle a l’être, si bien qu’aucune chose n’en est dépourvue tant qu’elle demeure; la seconde perfection est l’opération, qui est la fin de la chose ou ce par quoi on arrive à la fin, et de cette perfection une chose est quelquefois dépourvue. De la première perfection résulte la raison de vrai dans les choses, car du fait que la chose a une forme elle imite l’art de l’intellect divin et engendre une connaissance de soi dans l’âme; de la seconde perfection s’ensuit en elle la raison de bonté, qui provient de la fin. C’est pourquoi, absolument, le mal se trouve dans les choses, mais pas le faux.
4. Quant au quatrième argument en sens contraire, il faut dire que, selon le Philosophe au livre VI de l’Éthique, le vrai lui-même est le bien de l’intellect; en effet, l’opération de l’intellect est parfaite si sa conception est vraie, et, comme l’énoncé est le signe de l’intellection, sa vérité est sa propre fin. Comme il n’en est pas ainsi dans les autres choses, le cas n’est pas semblable.

ARTICLE 11: La fausseté est-elle dans les sens?

Objections:

Il semble que non.
l. En effet, il est dit au livre III De l’âme: "L’intellect est toujours correct"; or, l’intellect est la partie supérieure dans l’homme; donc, les autres parties suivent sa rectitude, tout comme dans le macrocosme les inférieurs sont disposés selon le mouvement des supérieurs; donc, le sens aussi, qui est une partie inférieure de l’âme, sera toujours correct; il n’y a donc pas de fausseté en lui.
2. En outre, saint Augustin dit dans le livre De la vraie religion: "Les yeux ne nous trompent pas: ils ne peuvent transmettre à l’âme que leur affection; et si tous les sens du corps transmettent quelque chose de la manière dont ils sont affectés, j'ignore ce que nous devons en exiger de plus"; donc, il n’y a pas de fausseté dans les sens.
3. En outre, saint Anselme dit dans le livre De la vérité: "La vérité ou la fausseté ne me semblent pas être dans le sens mais dans l’opinion", et ainsi la proposition est maintenue.

Objections en sens contraire:

I. Par contre, saint Anselme dit: "Il est certes une vérité dans nos sens, mais pas toujours, car ils nous trompent quelquefois".
2. En outre, selon saint Augustin dans le livre des Soliloques: "Est couramment dit faux ce qui est très éloigné de la similitude du vrai, mais qui pourtant a quelque imitation du vrai "; or, le sens a quelquefois la similitude de choses qui ne sont pas telles dans la nature des choses; par exemple, l’un est quelquefois vu deux, comme lorsque l’oeil est comprimé; il y a donc de la fausseté dans le sens.
3. Mais on a dit que le sens ne se trompe pas sur les sensibles propres, mais sur les sensibles communs. — On a répliqué que, chaque fois que quelque chose est appréhendé de quelque chose autrement qu’il n’est, l’appréhension est fausse; or, quand un corps blanc apparaît au travers d’une vitre verte, le sens l’appréhende autrement qu’il n’est parce qu’il l’appréhende comme vert et en juge ainsi, à moins d’être aidé par un jugement supérieur qui découvre la fausseté; donc le sens se trompe aussi dans les sensibles propres.

Réponse:

Voici ce qu’il faut dire. Notre cognition, qui débute dans les choses, progresse dans cet ordre: elle commence dans le sens et se parfait ensuite dans l’intellect, si bien qu’ainsi le sens se trouve d’une certaine manière intermédiaire entre l’intellect et les choses, car il est rapporté aux choses comme un intellect et est rapporté à l’intellect en quelque sorte comme une chose. C’est pourquoi, la vérité ou la fausseté sont dites être dans le sens de deux façons: premièrement, selon l’ordonnancement du sens à l’intellect, et c’est ainsi que le sens est dit faux ou vrai tout comme les choses, à savoir en tant qu’elles provoquent une estimation vraie ou fausse dans l’intellect; deuxièmement, selon l’ordonnancement du sens aux choses, et c’est ainsi que la vérité ou la fausseté sont dites être dans le sens tout comme dans l’intellect, à savoir en tant qu’il juge être ce qui est ou ce qui n’est pas.
Si donc nous parlons du sens selon (son ordonnancement à l’intellect), d’une certaine manière il y a de la fausseté dans le sens et d’une certaine manière il n’y a pas de fausseté dans le sens. En effet, le sens est à la fois une certaine chose en soi et est indicatif d’une autre chose. Si donc il est rapporté à l’intellect selon qu’il est une certaine chose, la fausseté n’est en aucune manière dans le sens rapporté à l’intellect, car il montre à l’intellect sa propre disposition, selon laquelle il est disposé. Aussi saint Augustin dit-il dans l’autorité invoquée qu'" ils ne peuvent transmettre à l’âme que leur propre affection". Par contre, si le sens est rapporté à l’intellect selon qu’il est représentatif d’une autre chose, puisque quelquefois il la lui représente autrement qu’elle n’est, le sens est dit faux en tant qu’il est de nature à provoquer une estimation fausse dans l’intellect; mais il ne la provoque pas nécessairement, exactement comme on l’a dit des choses, parce que l’intellect juge des choses de la même façon qu’il juge de ce qui est présenté par les sens. Ainsi donc le sens rapporté à l’intellect provoque toujours dans l’intellect une estimation vraie de sa disposition propre, mais pas toujours de la disposition des choses.
Mais si l’on considère le sens dans son rapport aux choses, alors la fausseté et la vérité sont dans le sens, de la façon dont elles sont dans l’intellect; or, dans l’intellect, la vérité et la fausseté se trouvent en premier et par leur principe dans le jugement de celui qui compose et divise; mais dans la formation des quiddités, elles se trouvent seulement selon leur ordonnancement au jugement consécutif à cette formation. C’est pourquoi, dans le sens aussi, la vérité et la fausseté se disent proprement selon que le sens juge des sensibles. Pourtant, la vérité ou la fausseté ne sont pas proprement selon que le sens appréhende le sensible; elles sont seulement dans leur ordonnancement au jugement, c’est-à-dire dans la mesure où tel ou tel jugement est de nature à suivre de telle appréhension. Le jugement du sens sur certaines choses, comme les sensibles propres, est naturel; sur certaines, par contre, le sens juge par une sorte de rapprochement, si bien que le pouvoir sensitif juge des sensibles communs et des sensibles par accident (ce rapprochement est fait en l’homme par le pouvoir cogitatif, qui est une puissance de la partie sensitive, en lieu de quoi est une estimation naturelle chez les autres animaux). Or, l’action naturelle d’une chose se fait toujours d’une manière unique, à moins que l’action ne soit empêchée par accident, soit par un défaut intrinsèque, soit par un empêchement extrinsèque. Aussi, le jugement du sens sur les sensibles propres est-il toujours vrai, à moins qu’il y ait un empêchement dans l’organe ou dans le milieu; mais, sur les sensibles communs ou par accident, le jugement du sens se trompe quelquefois. L’on voit ainsi comment la fausseté peut être dans le jugement du sens.
Mais, à propos de l’appréhension du sens, il faut savoir qu’il est un certain pouvoir appréhensif qui appréhende l’espèce sensible quand la chose sensible est présente, comme le sens propre, et un pouvoir qui l’appréhende quand la chose est absente, comme l’imagination. C’est pourquoi le sens appréhende toujours la chose comme elle est, à moins d’un empêchement dans l’organe ou dans le milieu, mais l’imagination appréhende le plus souvent la chose comme elle n’est pas, parce qu’elle l’appréhende comme présente alors qu'elle est absente; et c’est pourquoi le Philosophe dit au livre IV de la Métaphysique que le sens ne dit pas de fausseté, mais que l’imagination dit de la fausseté.

Solutions:

1. Quant au premier argument, il faut dire que, dans le macrocosme, les supérieurs ne reçoivent rien des inférieurs mais que c’est l’inverse; par contre, dans l’homme, l’intellect, qui est supérieur, reçoit quelque chose du sens; c’est pourquoi le cas n’est pas semblable.
Des autres (arguments) on voit facilement la solution d’après ce qui a été dit.

ARTICLE 12: La fausseté est dans l’intellect?

Objections:

Il semble que non.
1. L’intellect, en effet, a deux opérations, l’une par laquelle il forme les quiddités et dans laquelle le faux n’est pas, comme dit le Philosophe au livre III De l’âme; l’autre par laquelle il compose et divise, et dans celle-ci non plus le faux n’est pas, comme on le voit par saint Augustin dans le livre De la vraie religion. "Personne ne saisit par l’intellect des choses fausses" donc la fausseté n'est pas dans l’intellect.
2. En outre, saint Augustin dit dans le livre des LXXXIII Questions, question 32: "Tout qui se trompe ne saisit pas par l’intellect ce en quoi il se trompe "; donc, la fausseté ne peut être dans l’intellect.
3. De même, Algazel dit: "Soit nous saisissons par l’intellect un quelque chose comme il est, soit nous ne le saisissons pas par l’intellect"; or, quiconque saisit par l’intellect une chose comme elle est, pense véridiquement; donc l’intellect est toujours vrai; il n’y a donc pas de fausseté en lui.

Cependant:

Par contre, le Philosophe dit au livre III De l’âme: "Là où est la composition des intellections, là sont dès lors le vrai et le faux"; donc la fausseté se trouve dans l’intellect.

Réponse:

Le nom d"intellect" vient de ce qu’il connaît le plus intime d’une chose, car saisir par l’intellect est comme lire à l’intérieur. En effet, le sens et l’imagination connaissent les seuls accidents extérieurs; seul l’intellect atteint à l’intérieur et à l’essence d’une chose. Mais au-delà, à partir des essences appréhendées des choses, l’intellect s’occupe à raisonner et à rechercher de diverses manières. Le nom d"intellect" peut donc être entendu de deux façons. D’une part, lorsqu’il ne se tient qu’envers ce dont lui vient la première imposition de son nom, et on dit ainsi proprement que nous saisissons par l’intellect lorsque nous appréhendons la quiddité des choses, et aussi lorsque nous saisissons par l’intellect des choses qui sont aussitôt connues par l’intellect une fois connues les quiddités des choses, notamment les premiers principes, que nous connaissons en connaissant leurs termes. C’est pourquoi l’intellect est aussi dit compétence envers les principes. Or, la quiddité d’une chose est l’objet propre de l’intellect; aussi, de même que la sensation des sensibles propres, l’intellection est toujours vraie dans la connaissance de ce que c’est que (la chose), comme il est dit au livre III De l’âme.
Par accident, cependant, la fausseté peut ici survenir, dans la mesure où l’intellect compose et divise faussement, ce qui arrive de deux façons. Soit il attribue la définition d’une chose à une autre, par exemple s’il concevait "animal rationnel mortel" comme la définition de l’âne; soit il conjoint entre elles des parties de définitions qui ne peuvent être conjointes, par exemple s’il concevait comme définition de l’âne "animal irrationnel immortel", car cette (affirmation) est fausse: "un animal irrationnel est immortel". L’on voit ainsi que la définition ne peut être fausse qu’en tant qu’elle implique une affirmation fausse. Ce double mode de fausseté est abordé au livre V de la Métaphysique. Semblablement, dans les premiers principes non plus, l’intellect ne se trompe d’aucune manière. D’où l’on voit que si l’intellect est entendu selon l’action d’où lui vient l’imposition du nom d"intellect", la fausseté n’est pas dans l’intellect. Mais l’intellect peut être entendu communément d’une autre manière, selon qu’il s’étend à toutes ses opérations; il comprend alors l’opinion et le raisonnement; ainsi il y a de la fausseté dans l’intellect, mais jamais si la résolution aux premiers principes se fait correctement.
Et on voit par là la solution aux objections.

 
  QUESTION 2: LA SCIENCE DE DIEU
(Traduction Père Serge-Thomas Bonino OP, 1996)
ARTICLE 1: La science convient-elle à Dieu?

La question porte sur la science de Dieu et on se demande, premièrement, s’il y a en Dieu science. Il semble que non.
Objections:
1° Ce qui s’ajoute à autre chose ne peut se trouver en ce qui est absolument simple. Or Dieu est absolument simple. Puis donc que la science s’ajoute à l’essence -car vivre ajoute à être et savoir à vivre -, il semble qu’il n’y ait pas en Dieu de science.
2° (Réponse: La science en Dieu ne s’ajoute pas à l’essence, mais le nom de science manifeste en lui une autre perfection que le nom d’essence.) En sens contraire: La perfection est le nom d’une chose. Or, en Dieu, la science et l’essence sont absolument une seule chose. Les noms de science et d’essence manifestent donc la même perfection.
3° Aucun nom ne peut être attribué à Dieu qui ne signifie sa perfection toute entière. En effet, si un nom ne la signifie pas toute entière, il n’en signifie rien puisqu’il n’y a pas en Dieu de partie, et, par conséquent, ce nom ne peut lui être attribué. Or le nom de science ne représente pas la perfection divine toute entière puisque Dieu " est au dessus de tout nom qu’on lui donne", ainsi qu’il est dit au livre Des causes. La science ne peut donc être attribuée à Dieu.
4° La science est l’habitus de la conclusion tandis que l’intellect est l’habitus des principes, ainsi u’il ressort de ce que dit le Philosophe au livre VI de l’Ethique. Or Dieu ne connaît rien par manière de conclusion car, dans ce cas, son intellect devrait aller discursivement des principes aux conclusions ce que saint Denis, au chapitre VII des Noms divins, écarte même des anges Il n’y a donc pas de science en Dieu.
5° Tout ce qui est su est su au moyen de quelque chose de plus connu Or, pour Dieu, une chose n’est pas plus ou moins connue. Il ne peut donc pas y avoir en Dieu de science.
6° Algazel dit que la science est l’empreinte du connaissable dans l’intellect du connaissant Or il est absolument exclu qu’il y ait en Dieu une empreinte, d’une part parce qu’elle implique réception, et, d’autre part, parce qu’elle implique composition. On ne peut donc attribuer à Dieu la science.
7° Rien de ce qui dénote une imperfection ne peut être attribué à Dieu. Or la science dénote une imperfection puisqu’elle est signifiée à la manière d’un habitus, c’est-à-dire d’un acte premier, alors que la considération est signifiée à la manière d’un acte second, ainsi qu’il est dit au livre II De l’âme. Or l’acte premier est imparfait par rapport à l’acte second puisqu’il est en puissance par rapport à celui-ci. La science ne peut donc se trouver en Dieu.
8° (Réponse: En Dieu, il n’y a de science qu’en acte.) En sens contraire: La science de Dieu est cause des choses Or la science, si on l’attribue à Dieu, a été en lui de toute éternité. Si donc la science n’a été en Dieu qu’en acte, il a produit de toute éternité les choses à l’existence, ce qui est faux.
9° De tout être en qui se trouve quelque chose qui correspond à ce que nous concevons dans notre intellect par le nom de science, nous savons non seulement qu’il est mais aussi ce qu’il est car la science est "quelque chose." Or, de Dieu, nous ne pouvons savoir ce qu’il est mais seulement qu’il est, comme le dit saint Jean Damascène: "Il n’y a donc rien qui corresponde en Dieu à la conception de l’intellect qu’exprime le nom de science." Il n’y a donc pas en lui de science.
10° saint Augustin dit que "Dieu, qui échappe à toute forme, ne peut être accessible à l’intelligence." Or la science est une certaine forme que conçoit l’intellect Dieu échappe donc à cette forme. Il n’y a donc pas de science en Dieu.
11° Intelliger est plus simple et plus digne que savoir. Or, comme il est dit au livre Des causes, quand nous affirmons que Dieu est intelligent ou qu’il est une intelligence, "nous ne le désignons pas par un nom propre mais par le nom de son premier effet." A bien plus forte raison le nom de science ne peut-il convenir à Dieu.
12° La qualité implique une plus grande composition que la quantité, car la qualité n’inhère dans la substance que par l’intermédiaire de la quantité Or nous n’attribuons à Dieu, à cause de sa simplicité, rien qui appartienne au genre de la quantité: tout être quantifié a, en effet, des parties. Puis donc que la science entre dans le genre de la qualité elle ne doit d’aucune manière être attribuée à Dieu.
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En sens contraire:
1° Il est dit en Romains 11, 33: "O profondeur des richesses de la sagesse et de la science de Dieu..."
2° D’après saint Anselme dans le Monologion, "il faut attribuer à Dieu tout ce dont la possession vaut mieux, absolument et pour toute chose, que la non-possession." Tel est bien le cas de la science. Il faut donc l’attribuer à Dieu.
3° La science n’exige que trois choses: la puissance active du connaissant par laquelle il juge des choses, la chose, connue et l’union des deux Or, il y a en Dieu une puissance active souveraine, son essence est souverainement connaissable et, par conséquent, il y a là l’union des deux. Dieu est donc souverainement connaissant Preuve de la mineure: Comme il est dit au livre Des intelligences, "la première substance est lumière." Or la lumière possède au plus haut point une vertu active. La preuve en est qu’elle se diffuse et se multiplie elle-même. Elle est aussi connaissable au plus haut point, si bien qu’elle fait connaître même les autres choses. Donc, la première substance, c’est-à-dire Dieu, tout à la fois possède une puissance active pour connaître et est connaissable.
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Réponse:
Tout le monde attribue à Dieu la science mais de manière différente. Certains en effet, incapables de transcender par leur intellect le mode de la science créée ont cru que la science était en Dieu comme une sorte de qualité ajoutée à son essence, ainsi que c’est le cas chez nous C’est absolument erroné et absurde. En effet, dans cette hypothèse, Dieu ne serait pas souverainement simple, car il y aurait en lui composition de substance et d’accident En outre, Dieu lui-même ne serait pas son être, car, comme le dit Boèce au livre Des sept jours, "ce qui est peut participer à quelque chose mais l’être même ne participe d’aucune manière à quelque chose." Si donc, Dieu participait à la science comme à une disposition ajoutée, il ne serait pas lui-même son propre être. Par conséquent, il tiendrait son être d’un autre qui serait pour lui la cause de son être et, dans ce cas, il ne serait pas Dieu.
Aussi, d’autres ont-ils prétendu qu’en attribuant à Dieu la science ou quelque chose de ce genre, nous n’introduisions rien en lui, mais que nous signifiions qu’il est la cause de la science dans les choses créées, de sorte qu’on dit que Dieu possède la science parce qu’il répand la science dans les créatures. Certes, le fait que Dieu cause la science peut être une raison de la vérité de la proposition par laquelle nous affirmons que Dieu possède la science, comme semblent le dire Origène et saint Augustin Mais il ne peut cependant rendre compte intégralement de sa vérité, et cela pour deux raisons.
Premièrement, parce qu’avec ce même raisonnement on pourrait attribuer à Dieu tout ce qu’il cause dans les choses. Il faudrait donc dire que Dieu se meut parce qu’il cause le mouvement dans les choses, ce que cependant on ne dit pas
Deuxièmement, parce qu’on ne dit pas que les attributs communs aux effets et aux causes sont dans les causes pour cette raison, c’est-à-dire en raison des effets, mais plutôt qu’ils sont dans les effets parce qu’ils se trouvent dans les causes. Par exemple, le feu communique à l’air la chaleur parce qu’il est chaud et non l’inverse. Pareillement, Dieu répand en nous la science parce qu’il a une nature dotée de science et non l’inverse.
Voilà pourquoi d’autres ont prétendu que la science et es autres choses de ce genre étaient attribuées à Dieu par une sorte de similitude de rapport à la manière dont on lui attribue la colère, la miséricorde ou les autres passions de ce type. En effet, il dit que Dieu est en colère lorsqu’il produit un effet semblable celui d’un homme en colère, c’est-à-dire lorsqu’il punit, ce qui st chez nous l’effet de la colère Mais il ne peut, bien entendu, y avoir en Dieu la passion de colère. Pareillement, prétendent-ils, on dit que Dieu possède la science parce qu’il produit un effet semblable à l’effet produit par celui qui possède la science. En effet, tout comme les oeuvres de celui qui possède la science, les oeuvres de la nature, qui sont le fait de Dieu, procèdent à partir de principes déterminés et visent des fins déterminées, comme il ressort du livre II de la Physique. Mais, d’après cette opinion, la science serait attribuée à Dieu de façon métaphorique, comme la colère et les autres choses de ce genre ce qui contredit les affirmations de saint Denis et d’autres saints Pères.
Il faut, par conséquent, donner une autre réponse et dire que la science attribuée à Dieu désigne quelque chose qui est en Dieu C’est aussi le cas pour la vie, l’essence et les autres attributs de ce type. Ils ne sont pas différents quant à la chose signifiée mais seulement quant à notre manière de connaître. En Dieu, en effet, l’essence, la vie, la science et tous les attributs de ce type sont absolument la même chose, mais notre intellect a des concepts différents lorsqu’il intellige en Dieu la science, la vie et es attributs de ce type.
Ces concepts ne sont pourtant pas faux. En effet, un concept de notre intellect est vrai lorsqu’il représente en vertu l’une certaine ressemblance la chose intelligée. Sinon, en effet, si rien ne lui correspondait dans la chose, il serait faux. Or notre intellect ne peut pas représenter Dieu par ressemblance comme il représente les créatures. En effet, lorsqu’il intellige une créature, il conçoit une certaine forme qui est la similitude de la chose selon toute sa perfection et ainsi définit-il les choses qu’il intellige Mais, comme Dieu dépasse à l’infini notre intellect, une forme conçue par notre intellect est incapable de représenter complètement l’essence divine; elle se contente de l’imiter quelque peu. De la même manière, nous constatons aussi dans les choses qu sont hors de l’âme que toute chose, quelle qu’elle soit, imite Dieu de quelque manière mais imparfaitement, si bien que les diverses choses imitent Dieu diversement et, par des formes diverses, représentent l’unique et simple forme de Dieu. En effet, dans cette forme est parfaitement uni tout ce qui en fait de perfection existe dans les créatures sur le mode de la distinction et de la multiplicité comme aussi toutes les propriétés des nombres préexistent de quelque manière dans l’unité et tous les pouvoirs des ministres dans un royaume sont réunis dans le pouvoir du roi Mais, s’il existait une chose qui représentât parfaitement Dieu, elle ne pourrait qu’être unique, car elle le représenterait d’une seule manière et par une seule forme. Voilà pourquoi il n’y a qu’un seul Fils qui est l’image parfaite du Père. Pareillement aussi notre intellect représente la perfection divine par divers concepts, car chacun pris en particulier est imparfait. Si, en effet, l’un d’eux était parfait, il n’y en aurait qu’un, tout comme il n’y a qu’un verbe de l’intellect divin. Il y a donc dans notre intellect plusieurs concepts qui représentent l’essence divine de telle manière que l’essence divine correspond à chacun d’eux comme une chose correspond à son image imparfaite. Par conséquent, tous ces concepts de l’intellect sont vrais bien qu’ils soient plusieurs pour une seule chose. Et comme les noms ne signifient les choses que par l’intermédiaire du concept, ainsi qu’il est dit au livre I du Périherménéias on donne plusieurs noms à une seule chose selon les différentes manières de connaître ou, ce qui revient au même, selon les différentes raisons formelles. Mais tous ces noms quelque chose correspond dans la chose.

Solutions:
1° La science ne s’ajoute à l’étant que parce que intellect saisit de façon distincte la science d’un sujet et son essence. L’addition présuppose, en effet, une distinction. Puis donc qu’en Dieu science et essence ne se distinguent, ainsi qu’il sort de ce qu’on a dit, que selon notre manière d’intelliger, la science en lui ne s’ajoute à l’essence que selon notre manière intelliger.
2° On ne peut dire en vérité qu’en Dieu la science signifie une autre perfection que l’essence. Mais on peut dire qu’elle est signifiée à la manière d’une autre perfection parce que notre intellect applique ces noms à Dieu en fonction des divers concepts qu'il a de lui.
3° Les noms étant les signes des concepts, un nom signifie la totalité d’une chose selon que l’intellect l’intellige. Or, notre intellect peut intelliger Dieu tout entier mais pas totalement. Il ut l’intelliger tout entier puisqu’il est nécessaire qu’on intellige Dieu soit tout soit rien, du fait qu’il n’y a pas en lui de parties de tout. Mais je dis qu’il ne peut l’intelliger totalement parce qu'il ne le connaît pas aussi parfaitement qu’il est connaissable dans sa nature. Par exemple, celui qui connaît de manière probable, c’est-à-dire parce que tout le monde le dit. La conclusion: "La diagonale est incommensurable au côté" ne la connaît pas totalement, car il ne parvient pas à la connaître aussi parfaitement qu’elle est connaissable, bien qu’il la connaisse toute entière, n’ignorant aucune de ses parties. Donc, de la même manière, les noms attribués à Dieu le signifient tout entier mais pas totalement.
4° Ce qui est en Dieu sans aucune imperfection se trouve dans les natures avec quelque défaut. C’est la raison pour laquelle il est nécessaire, si nous attribuons à Dieu quelque chose qui se trouve dans les créatures, que nous écartions tout ce qui relève de l’imperfection pour que demeure seulement ce qui appartient à la perfection, car c’est par cela seulement que la créature imite Dieu. J’affirme donc que la science qui se trouve en nous comporte de la perfection et de l’imperfection. A sa perfection se rattache sa certitude, car ce qui est su est connu avec certitude. Mais à son imperfection se rattache le fait que l’intellect aille discursivement des principes aux conclusions sur lesquelles porte la science. En effet, la seule raison de ce discours est que l’intellect qui connaît les principes ne connaît les conclusions qu’en puissance, car s’il les connaissait en acte, il n’y aurait pas ici de discours puisque le mouvement n’est que le passage de la puissance à l’acte. On parle donc de science en Dieu en raison de la certitude relative aux choses connues, mais non en raison du discours dont on vient de parler, lequel d’ailleurs, comme le dit saint Denis, ne se trouve pas non plus chez les anges.
5° Il est vrai qu’à considérer le mode du connaissant, une chose n’est pas pour Dieu plus ou moins connue, car il voit toute chose d’un même regard. Mais, à considérer le mode de la chose connue, Dieu connaît certains êtres qui sont plus connaissables en eux-mêmes et d’autres qui le sont moins. Par exemple, entre toutes les choses, son essence est connaissable au plus haut degré. Par elle, il connaît toute chose mais non par un discours puisqu’en voyant son essence il voit du même coup toute chose. Donc, même du point de vue de l’ordre que l’on peut considérer dans la connaissance divine du côté des objets connus, l’idée de science est sauve en Dieu, car il connaît lui-même, d’une manière toute spéciale, toutes choses par leur cause.
6° Cette affirmation d’Algazel doit s’entendre de notre science. Chez nous, en effet, la science s’acquiert par le fait que les choses impriment leurs similitudes dans nos âmes. Mais c’est l’inverse pour la connaissance de Dieu les formes dérivent à partir de son intellect dans toutes les créatures. Donc, de même que la science est en nous une empreinte des choses dans nos âmes, de même, inversement, les formes des choses ne sont qu’une certaine empreinte de la science divine dans les choses.
7° La science que l’on pose en Dieu ne se réalise pas par manière d'habitus mais plutôt par manière d’acte, car c’est toujours en te que Dieu connaît toute chose.
8° L’effet ne procède de la cause agente que conformément à la nature de celle-ci. Voilà pourquoi tout effet qui procède par intermédiaire d’une science dépend de la détermination de cette science qui fixe ses propriétés. Les choses dont la science de Dieu est la cause ne se produisent donc qu’au moment où Dieu a terminé qu’elles se produiraient. C’est la raison pour laquelle il n'est pas nécessaire que les choses soient de toute éternité, bien que la science de Dieu soit en acte de toute éternité.
9° On dit que l’intellect sait d’une chose ce qu’elle est lorsqu’il la finit, c’est-à-dire lorsqu’il conçoit à propos de cette chose une forme qui corresponde en tout à la chose elle-même. Or, il ressort de ce qu’on a déjà dit que tout ce que notre intellect conçoit de Dieu ne le représente qu’imparfaitement. Voilà pourquoi ce qu’est Dieu lui-même nous demeure toujours caché la plus haute connaissance que nous puissions avoir de Dieu ici-bas est de connaître que Dieu est au-dessus de tout ce que nous connaissons de lui, comme il ressort de ce que dit saint Denis au ch. I de la. Théologie mystique.
10° Si on dit que Dieu "échappe à toute forme de notre intellect", ce n’est pas qu’une forme de notre intellect ne puisse quelque manière le représenter mais c’est qu’aucune ne le présente parfaitement, comme il est dit au livre IV de la Métaphysique, "la définition la notion que le nom signifie." Le nom, au sens propre, une chose est donc ce dont le signifié est la définition de cette ose. Or, comme, ainsi qu’on l’a dit, aucune notion signifiée par le nom ne définit Dieu lui-même, aucun des noms donnés par nous n’est proprement son nom mais c’est proprement le nom de créature qui est définie par la notion signifiée par ce nom.
11° Toutefois, ces noms, qui sont des noms de créatures, sont attribués à Dieu parce que sa similitude est de quelque manière représentée dans les créatures.
12° La science attribuée à Dieu n’est pas une qualité. D’ailleurs, la qualité qui advient à la quantité est une qualité corporelle et non une qualité spirituelle comme l’est la science.
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ARTICLE 2: Dieu se connaît-il lui-même?

Objections:
Il semble que non.

1° Le connaissant est mis en relation avec le connu par sa connaissance Or, comme le dit Boèce au livre De la Trinité, "l’essence en Dieu contient l’unité et la relation fait la multiplicité de la trinité" des personnes. Il faut donc qu’en Dieu le connu soit personnellement distinct du connaissant. Or, la distinction des personnes en Dieu est incompatible avec une tournure réflexive En effet, on ne dit pas que le Père s’est engendré parce qu’il a engendré le Fils. On ne doit donc pas accorder que Dieu se connaisse lui-même.
2° Il est dit au livre Des causes que "tout être connaissant sa propre essence revient à son essence par un retour complet." Or, Dieu ne revient pas à son essence puisqu’il n’en sort jamais et qu’il ne peut y avoir de retour là où il n’y a pas d’abord eu un départ. Dieu ne connaît donc pas son essence et, par conséquent, il ne se connaît pas lui-même.
3° La connaissance est l’assimilation du connaissant à la chose connue Or, rien n’est semblable à soi-même car, comme le dit Hilaire, "il n’y a pas de ressemblance à l’égard de soi-même." Dieu ne se connaît donc pas lui-même.
4° Il n’y a de science que de l’universel. Or, Dieu n’est pas un universel, car tout universel est le résultat d’une abstraction. Or, , comme Dieu est absolument simple, il n’est pas possible d’en abstraire quelque chose. Dieu ne se connaît donc pas lui-même.
5° Si Dieu avait science de lui-même, il s’intelligerait lui-même puisque intelliger est plus simple que savoir et doit pour cela être davantage attribué à Dieu. Or, Dieu ne s’intellige pas. Il n’a donc pas non plus science de lui-même. Preuve de la mineure: saint Augustin dit à la q. 16 du Livre des 83 questions que "tout ce qui s'intellige se comprend." Or, seul ce qui est fini peut être compris, ainsi qu’il ressort de ce que dit saint Augustin au même endroit. Dieu ne s’intellige donc pas.
6° saint Augustin, au même endroit, fait le raisonnement suivant: "Notre intellect ne veut pas être infini, quand bien même il le pourrait, parce qu’il veut être connu de lui-même." On en déduit que ce qui veut se connaître ne veut pas être infini. Or, Dieu veut être infini puisqu’il est infini. En effet, s’il était quelque chose qu'il ne voudrait pas être, il ne serait pas souverainement bienheureux. Il ne veut donc pas être connu de lui-même et, par conséquent, il ne se connaît pas.
7° (Réponse: Bien que Dieu soit absolument infini et veuille être absolument infini, il n’est cependant pas infini pour lui-même mais fini et il ne veut pas non plus être infini pour lui-même en ce sens.) En sens contraire: Comme il est dit au livre III de la Physique, une chose est dite infinie lorsqu’on ne peut pas la franchir et finie lorsqu’on peut la franchir. Or, comme il est trouvé au livre VI de la Physique, l’infini ne peut être franchi ni par un être fini ni par un être infini. Donc, Dieu, tout infini qu’il soit, ne peut pas être fini pour lui-même.
8° Ce qui est bon pour Dieu est bon absolument. Donc, ce qui est fini pour Dieu est aussi fini absolument. Or, Dieu n’est pas fini absolument. Il n’est donc pas non plus fini pour lui-même.
9° Dieu ne connaît que pour autant qu’il est en rapport avec lui-même. Si donc il est fini pour lui-même, il se connaîtra lui-même de façon finie. Or, Dieu n’est pas fini. Il se connaîtra donc autrement qu’il n’est et, par conséquent, il aura de lui-même une connaissance fausse.
10° Parmi ceux qui connaissent Dieu, un tel le connaît plus qu’un autre parce que la manière de connaître de celui-ci l’emporte sur la manière de connaître de l’autre. Or, Dieu se connaît infiniment plus que ne le connaît quelqu’un d’autre. La manière dont il se connaît est donc infinie. Il se connaît donc lui-même infiniment et, par conséquent, il n’est pas fini pour lui-même.
11° Au Livre des 83 questions, saint Augustin démontre de la manière suivante que quelqu’un ne peut pas connaître une chose plus qu’un autre: "Quiconque connaît une chose autrement qu’elle est se trompe, et quiconque se trompe ne connaît pas la chose sur laquelle il se trompe. Donc quiconque connaît une chose autrement qu’elle est, ne la connaît pas. Une chose ne peut donc être connue que comme elle est." Puis donc qu’une chose n’est que d’une seule manière, tous la connaissent d’une seule manière et c’est pourquoi personne ne connaît une chose mieux qu’un autre. Si donc Dieu se connaissait lui-même, il ne se connaîtrait pas plus que les autres ne le connaissent et, dans ce cas, il y aurait un point sur lequel la créature s’égalerait au Créateur ce qui est absurde.

En sens contraire:
Au ch. VII des Noms divins, saint Denis dit que "la divine sagesse en se connaissant elle-même connaît toutes les autres choses." Dieu se connaît donc surtout lui-même.

Réponse:
Affirmer qu’une chose se connaît elle-même, c’est affirmer qu’elle est à la fois le connaissant et le connu. Donc, pour voir de quelle manière Dieu se connaît lui-même, il faut considérer ce qui fait qu’une chose est connaissante et connue.
Il faut donc savoir qu’une chose est trouvée parfaite de deux manières:
1° Premièrement, en raison de la perfection de son être, lequel lui appartient en vertu de son espèce propre. Mais l’être spécifique d’une chose est distinct de l’être spécifique d’une autre chose en toute chose créée, il y a, pour une perfection de ce type, un manque par rapport la perfection absolue proportionnel à la perfection qu’il y a dans les autres espèces. Par conséquent, la perfection de n’importe quelle chose considérée en elle-même est imparfaite en tant qu’elle est une partie de la perfection de l’univers tout entier, laquelle résulte de la réunion des perfections des choses singulières.
2° Aussi, pour qu'il y ait un remède à cette imperfection, existe-t-il un autre type de perfection dans les choses créées en tant que la perfection qui est propre à une chose se retrouve dans une autre. C’est la perfection du connaissant en tant qu’il est connaissant, car une chose est connue du connaissant pour autant qu’elle est elle-même de quelque manière dans le connaissant.
Voilà pourquoi il est dit au livre III De l’âme que "l’âme est de quelque manière toute chose", car elle est de nature connaître toute chose. De cette manière, il est possible que la perfection de l’univers tout entier ciste dans une seule chose. Aussi l’ultime perfection laquelle me peut parvenir consiste-t-elle, d’après les philosophes, à ce que soit reproduit en elle tout l’ordre de l’univers et de ses causes. Ils en ont même fait la fin dernière de l’homme qui, après nous, consistera dans la vision de Dieu, car, d’après Grégoire, "qu’y a-t-il que ne voient pas celui qui voient celui qui voit toutes choses ?
Mais la perfection d’une chose ne peut être dans une autre chose avec l’être déterminé qu’elle avait dans la première. Pour qu’elle soit de nature à être dans une autre chose, il faut donc qu’elle soit considérée indépendamment de ce qui est de nature à le déterminer. Etant donné que les formes et les perfections des choses sont déterminées par la matière, il s’ensuit qu’une chose est connaissable pour autant qu’elle est séparée de la matière. Il faut donc que ce en quoi est reçue cette perfection de la chose soit, aussi, immatériel. Si, en effet, il était matériel, la perfection serait reçue en lui avec un être déterminé et par conséquent elle ne serait pas en lui en tant qu’elle est connaissable, c’est-à-dire de telle manière que, demeurant la perfection d’une chose, elle soit de nature à être dans une autre.
Les anciens philosophes qui ont posé que le semblable était connu par le semblable se sont donc trompés lorsqu’ils en ont conclu que l’âme qui connaît toutes choses était matériellement constituée de toutes ces choses, de sorte qu’elle connût la terre par la terre, l’eau par l’eau et ainsi de suite. Ils ont en effet pensé que la perfection de la chose connue devait être dans le connaissant selon qu’elle a un être déterminé dans sa nature propre. Mais ce n’est pas ainsi que la forme de la chose connue est reçue dans le connaissant. Aussi le Commentateur dit-il au livre III De l’âme que les formes ne sont pas reçues de la même manière dans l’intellect possible et dans la matière première, car il faut que ce qui est reçu dans l’intellect connaissant le soit de façon immatérielle. Voilà pourquoi nous voyons que la connaissance se réalise dans les choses en fonction du degré d’immatérialité qu’il y a en elles. En effet, les plantes et les autres êtres qui leurs sont inférieurs ne peuvent rien recevoir de façon immatérielle et c’est pourquoi ils sont privés de toute connaissance, comme il ressort du livre II De l’âme. Le sens, lui, reçoit bien les espèces sans matière, mais il les reçoit cependant avec les conditions de la matière. Quant à l’intellect, les espèces qu’il reçoit sont dépouillées même des conditions de la matière.
Il y a aussi, de la même manière, un ordre dans les choses connaissables. En effet, comme le dit le Commentateur, les choses matérielles ne sont intelligibles que parce que nous les rendons telles, car elles ne sont intelligibles qu’en puissance et elles sont rendues intelligibles en acte par la lumière de l’intellect agent comme les couleurs, elles aussi, sont rendues visibles en acte par la lumière du soleil En revanche, les choses immatérielles sont intelligibles par elles-mêmes. Elles sont donc davantage connues par nature, même si elles sont moins connues pour nous.
Puis donc que Dieu, du fait qu’il est entièrement exempt toute potentialité, est au plus haut degré de séparation d’avec la matière, il s’ensuit qu’il est lui-même au plus haut point capable de connaître et au plus haut point connaissable. Sa nature est donc connaissable pour autant qu’il possède l’être réellement et, comme Dieu est pour autant qu’il possède sa propre nature, il connaît aussi pour autant qu’il la possède comme celui qui est au plus haut degré connaissant. Aussi, Avicenne dit-il au livre VIII de sa Métaphysique que Dieu "s’intellige et se saisit lui-même parce que sa quiddité dépouillée (entendons de la matière) appartient à la chose qu’il est lui-même ".

Solutions:
1° La trinité des personnes est due en Dieu aux relations qui existent réellement en lui, c’est-à-dire aux relations l’origine. Or, la relation qui est connotée dans l’affirmation selon laquelle Dieu se connaît lui-même n’est pas une relation réelle mais seulement une relation de raison. Chaque fois, en effet, que le même est référé à lui-même, cette relation n’est pas quelque chose dans la réalité mais n’existe que dans la raison puisqu’une relation réelle exige deux termes.
2° L’expression par laquelle on affirme que celui qui se connaît revient à sa propre essence est une expression métaphorique. En effet, comme on le démontre au livre VII de la Physique, il n’y a as de mouvement dans l'intellection. Il n’y a donc pas là non plus, à proprement parler, de départ ou de retour. Cependant, on lit qu’il y a là un processus ou un mouvement dans la mesure où, partir d’un objet connaissable, on parvient à un autre. Cela se fait chez nous au moyen d’une sorte de discours en fonction duquel il y a dans notre âme, lorsqu’elle se connaît elle-même, me sortie et un retour. En effet, dans un premier temps, l’acte sortant de l’âme a pour terme l’objet puis, dans un second temps, l'âme fait retour sur l’acte et finalement sur la puissance et l’essence, étant donné que les actes sont connus à partir des objets et les puissances par les actes.
En revanche, dans la connaissance divine, ainsi qu’on l’a dit précédemment il n’y a pas de discours, comme si Dieu parvenait à ce qu’il ignore au moyen de ce qu’il connaît. On peut cependant, du côté des objets, découvrir une sorte de mouvement circulaire dans la connaissance de Dieu: en connaissant sa propre essence, Dieu voit les autres choses et en elles il voit la ressemblance de sa propre essence. Il fait ainsi de quelque manière retour à son essence, mais ce n’est pas en connaissant sa propre essence à partir des autres choses comme c’était le cas pour notre âme.
Il faut cependant savoir que le retour à sa propre essence ne signifie rien d’autre dans le livre Des causes que le fait pour une chose de subsister en elle-même. En effet, les formes qui ne subsistent pas en elles-mêmes sont répandues sur autre chose et ne sont d’aucune manière recueillies en elles-mêmes. Au contraire, les formes qui subsistent en elles-mêmes sont répandues sur les autres choses pour les parfaire ou exercer sur elles une influence mais de telle manière qu’elles demeurent par soi en elles-mêmes. C’est de cette manière que Dieu fait parfaitement retour à son essence car, en même temps qu’il pourvoit à toute chose et pour cela sort et va de quelque manière vers toute chose, il demeure fixe en lui-même et ne se mélange pas au reste.
3° La ressemblance qui est une relation réelle exige que les termes soient distincts, mais pour celle qui n’est qu’une relation de raison il suffit d’une distinction de raison entre les termes semblables.
4° L’universel est intelligible parce qu’il est séparé de la matière. Aussi les choses qui ne sont pas séparées de la matière par l’activité de notre intellect mais qui sont par elles-mêmes libres de toute matière sont-elles connaissables au plus haut degré. Dieu est donc connaissable au plus haut degré, bien qu’il ne soit pas un universel.
5° Dieu à la fois a science de lui-même, s’intellige et se comprend lui-même bien qu’absolument parlant il soit infini. En effet, il n’est pas infini au sens privatif car, en ce sens, la notion d’infini s’applique à la quantité dont une partie fait suite à une autre partie et cela jusqu’à l’infini. Si donc il fallait connaître la quantité sous l’aspect de son infinité, c’est-à-dire la connaître partie après partie, on ne pourrait d’aucune manière la comprendre, car on ne pourrait jamais arriver à la fin puisqu’elle n’a pas de fin. Mais Dieu est dit infini au sens négatif, c’est-à-dire parce que son essence n’est pas limitée par quelque chose. En effet, toute forme reçue en quelque chose reçoit une limite correspondant au mode du récepteur. Puis donc que l’être divin n’est pas reçu dans quelque chose du fait qu’il est son propre être, son être n’est pas fini de ce point de vue et c’est pourquoi on dit que son essence est infinie. Et comme en tout intellect créé la puissance cognitive est finie du fait qu’elle est reçue en quelque chose, notre intellect ne peut parvenir à connaître Dieu aussi clairement qu’il est connaissable et pour cela il ne peut pas le comprendre parce qu’il ne parvient pas au bout de la connaissance de Dieu, ce qui est le sens de comprendre, comme on l’a dit plus haut Par contre, la puissance cognitive de Dieu étant infinie de la même manière que son essence est infinie, sa connaissance a une efficacité aussi grande que son essence. Voilà pourquoi Dieu parvient à se connaître parfaitement. Et, si on dit qu’il se comprend, ce n’est pas que cette compréhension fixerait une limite à l’objet connu, mais c’est à cause de la perfection de cette connaissance à laquelle rien ne manque.
6° Notre intellect, étant par sa nature fini, ne peut comprendre, c’est-à-dire connaître parfaitement, quelque chose d’infini. Par conséquent, une fois supposée cette nature, l’argument de saint Augustin est valable. Mais la nature de l’intellect divin est autre et c’est pourquoi cet argument n’est pas concluant.
7° En rigueur de terme, Dieu n’est à proprement parler fini ni pour les autres ni pour lui-même. Mais on dit qu’il est fini pour lui-même parce qu’il est connu de lui-même à la manière dont quelque chose de fini est connu par un intellect fini. En effet, de même qu’un intellect fini peut parvenir au terme de la connaissance d’une chose finie, de même l’intellect de Dieu parvient au terme de la connaissance de lui-même Quant à la définition de l’infini comme infranchissable, elle concerne l’infini pris au sens privatif, qui n’a rien à voir ici.
8° Si une chose, comparée à Dieu, mérite un attribut désignant une perfection dans l’ordre quantitatif, elle le mérite absolument. Par exemple, si elle est grande comparée à Dieu, il s’ensuit qu’elle est grande absolument. Mais cette inférence n’est pas valable pour les attributs qui désignent une imperfection. En effet, si une chose, comparée à Dieu, est petite, il ne s’ensuit pas qu’elle soit petite absolument, car, comparées à Dieu, toutes les choses ne sont rien et cependant elles ne sont pas rien absolument Donc, ce qui est bon comparé à Dieu est bon absolument mais ce qui est fini pour Dieu n’est pas nécessairement fini absolument, car être fini relève d’une sorte d’imperfection alors que le bien désigne une perfection. Dans les deux cas cependant, ce qui mérite tel attribut au jugement de Dieu, le mérite absolument.
9° La proposition "Dieu se connaît lui-même de façon finie" peut avoir deux sens:
En un premier sens, le mode fini se rapporte à la chose connue. La proposition signifie alors que Dieu connaît qu’il est fini et, en ce sens, elle est fausse car, dans ce cas, la connaissance de Dieu serait fausse.
En un second sens, le mode fini se rapporte au connaissant. Dans ce cas, la proposition peut encore avoir deux sens. En un premier sens, l’expression "de façon finie" ne signifie rien d’autre que " parfaitement": connaît de façon finie celui qui parvient au terme de la connaissance. En ce sens Dieu se connaît lui-même de façon finie En un second sens, l’expression "de façon finie" porte sur l’efficacité de la connaissance. De ce point de vue, Dieu se connaît de façon infinie parce que sa connaissance est infiniment efficace. Cependant, le fait que Dieu soit fini pour lui-même au sens que l’on vient de dire ne permet pas de conclure qu’il se connaît de façon finie, si ce ‘est au sens où on vient de dire que c’était vrai.
10° Cet argument est valable dans la mesure où l’expression "de façon finie" porte sur l’efficacité de la connaissance et il est clair que, dans ce cas, Dieu ne se connaît pas de façon finie.
11° Lorsque nous affirmons qu’un tel connaît plus qu’un autre, cela peut avoir deux sens.
En un premier sens, "plus" porte sur mode de la chose connue. Dans ce cas, aucun des connaissants en connaît plus qu’un autre sur la chose connue en tant qu’elle est connue. En effet, quiconque attribue la chose connue plus ou moins que ne comporte la nature de celle-ci se trompe et ne connaît pas.
En un second sens, "plus" peut se rapporter au mode du connaissant. Dans ce cas, un tel connaît plus qu’un autre parce qu’il connaît avec plus de pénétration que celui-ci, comme l'ange par rapport l’homme et Dieu par rapport l’ange, et cela cause d’une plus grande puissance de connaître.
Il faut faire la même distinction pour l’expression "connaître la chose autrement qu’elle est " qui entre dans la preuve. Si, en effet, "autrement" qualifie la chose connue, aucun connaissant ne connaît la chose autrement qu’elle est, car ce serait connaître que chose est autrement qu’elle est. Mais s’il qualifie le connaissant, alors il est vrai que tout connaissant connaît la réalité matérielle autrement qu’elle est, car la chose qui a une existence matérielle est connue que de façon immatérielle.
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ARTICLE 3: Dieu connaît-il les choses autres que lui?

Objections:
Il semble que non.

1° Le connu est la perfection du connaissant. Or, rien d’autre que Dieu lui-même ne peut être la perfection de Dieu, sinon il y aurait quelque chose de plus noble que Dieu. Rien d’autre que Dieu ne peut donc être connu par Dieu.
2° (Réponse: Une chose ou une créature, en tant qu’elle est connue de Dieu, ne fait qu’un avec lui.) En sens contraire: Une créature ne fait qu’un avec Dieu qu’en tant qu’elle est en lui. Si donc Dieu ne connaît la créature qu’en tant qu’elle ne fait qu’un avec lui, il ne connaîtra la créature qu’en tant qu’elle est en lui. Par conséquent, il ne la connaîtra pas dans sa nature propre.
3° Si l’intellect divin connaît la créature, il la connaît soit par son essence soit par quelque chose d’autre qui lui est extérieur. S’il la connaissait par un médium extérieur et différent de lui, il s’ensuivrait, du fait que tout médium par lequel on connaît est la perfection du connaissant (le médium est, en effet, la forme du connaissant en tant que connaissant, comme on le voit pour l’espèce de la pierre dans la pupille), que quelque chose d’extérieur Dieu serait sa perfection, ce qui est absurde. Mais s’il connaît la créature au moyen de son essence, il s’ensuivra, du fait que son essence est autre chose que la créature, qu’il connaîtra l’une partir de l’autre. Or tout intellect qui connaît une chose partir d’une autre est un intellect discursif et raisonneur Il y a donc un discours dans l’intellect divin et, dans ce cas, celui-ci sera imparfait ce qui est absurde.
4° Le médium par lequel une chose est connue doit être proportionné à ce qui est connu par lui Or, l’essence divine n’est pas proportionnée à la créature puisqu’elle la dépasse à l'infini et qu’il n’y a pas de proportion entre le fini et l’infini. Dieu ne peut donc pas connaître la créature en connaissant son essence.
5° Au livre XI de la Métaphysique, le Philosophe prouve que Dieu se connaît seulement lui-même Or, " seulement " signifie la même chose que "pas avec un autre." Dieu ne connaît donc pas d’autres choses que lui.
6° Si Dieu connaît d’autres choses que lui, alors qu’il se connaît déjà lui-même, il se connaîtra donc lui-même et connaîtra les autres choses soit par la même raison formelle soit par des raisons formelles différentes. Si c’est par la même raison formelle, il s’ensuit, puisqu’il se connaît lui-même par son essence, qu’il connaîtra aussi les autres choses par leur essence, ce qui est impossible Si c’est par des raisons formelles différentes, on en arrivera, puisque la connaissance du connaissant dépend de la raison formelle par laquelle il connaît à trouver de la multiplicité et de la diversité dans la connaissance de Dieu, ce qui répugne à la simplicité divine. Dieu ne connaît donc d’aucune manière la créature.
7° La distance entre la créature et Dieu est plus grande que celle entre la personne du Père et la nature de la déité. Or, ce n’est pas par la même raison formelle que Dieu connaît qu’il est Dieu et qu’il est Père. En effet, dans la proposition "Il connaît qu’il est Père" est incluse la notion de Père qui n’est pas incluse dans la proposition "Il connaît qu’il est Dieu." A bien plus forte raison, si Dieu connaît la créature, ce sera par des raisons formelles différentes qu’il se connaîtra lui-même et qu’il connaîtra la créature, ce qui est absurde, comme on l’a prouvé.
8° Les principes de l’être et du connaître sont les mêmes. Or, comme le dit saint Augustin ce n’est pas par le même principe que le Père est Père et qu’il est Dieu. Ce n’est donc pas par le même principe que le Père connaît qu’il est Père et connaît qu’il est Dieu. A bien plus forte raison n’est-ce pas par le même principe qu’il se connaît et qu’il connaît la créature, s’il est vrai qu’il connaît la créature.
9° La connaissance est l’assimilation du connaissant à la chose connue Or, la ressemblance entre Dieu et la créature est très réduite puisque la distance entre eux est très grande Dieu a donc une connaissance très réduite ou nulle des créatures.
10° Tout ce que Dieu connaît, il le voit. Or, comme le dit saint Augustin dans le Livre des 83 questions. Dieu ne voit rien en dehors de lui. Il ne connaît donc rien en dehors de lui.
11° Le rapport de la créature à Dieu est identique à celui du point à la ligne. Aussi Trismégiste a-t-il dit que "Dieu est une sphère intelligible dont le centre est partout et la circonférence nulle part", le centre désignant, comme l’explique Alain, la créature. Or, la ligne ne perd rien de sa quantité si on lui retire un point. Dieu ne perd donc rien non plus de sa perfection si on lui soustrait la connaissance de la créature. Or, tout ce qui est en Dieu appartient à sa perfection puisque rien n’est en lui de façon accidentelle. Dieu n’a donc pas connaissance des créatures.
12° Tout ce que Dieu connaît, il le connaît de toute éternité parce que sa science ne varie pas. Or, tout ce qu’il connaît est de l’étant puisqu’il n’y a de connaissance que de l’étant. Tout ce que Dieu connaît a donc existé de toute éternité. Or, aucune créature n’a existé de toute éternité. Dieu ne connaît donc aucune créature.
13° Tout ce qui est parfait par quelque chose d’autre a en soi une puissance passive par rapport à cette chose car la perfection est comme la forme de ce qui est parfait. Or, Dieu n’a pas en lui de puissance passive. Celle-ci est, en effet, principe de changement, lequel est étranger à Dieu. Dieu n’est donc pas parfait par quelque chose d’autre que lui. Or la perfection du connaissant dépend du connaissable, car la perfection du connaissant réside en ce qu’il connaît en acte, c’est-à-dire le connaissable. Dieu ne connaît donc pas autre chose que soi.
14° Comme il est dit au livre IV de la Métaphysique "ce qui meut est par nature antérieur a ce qui est mû." Or, de même que le sensible meut le sens, ainsi qu’il est dit au même endroit, de même l’intelligible meut l’intellect. Donc, si Dieu intelligeait quelque chose d’autre que lui, il s’ensuivrait que quelque chose lui serait antérieur, ce qui est absurde.
15° Tout ce qui est connu produit un certain plaisir dans le connaissant. Aussi est-il dit au début de la Métaphysique, selon la version de certains livres, que "tous les hommes ont par nature le désir de savoir et le signe en est le plaisir des sens." Si donc Dieu connaissait quelque chose d’autre que lui-même, cette autre chose serait cause de plaisir en lui, ce qui est absurde.
16° Une chose n’est connue que dans la mesure où elle est un étant. Or, la créature a davantage de non-être que d’être, comme il ressort de ce que dit Ambroise et de nombreuses paroles des saints Pères. La créature est donc pour Dieu davantage inconnue que connue.
17° Une chose n’est saisie que pour autant qu’elle a raison de vrai, tout comme elle n’est désirée que pour autant qu’elle a raison de bien. Or, les créatures visibles sont comparées dans Ecriture au mensonge, ainsi qu’il ressort de Si 24, 2: "Celui qui prête attention aux visions mensongères est comme celui qui saisit le vent et poursuit le feu." Les créatures sont donc pour Dieu avantage inconnues que connues.
18° (Réponse: La créature n’est appelée un non-être que par rapport à Dieu.) En sens contraire: La créature n’est connue de Dieu qu’en tant qu’elle est en rapport avec lui. Si, par conséquent, la créature, en tant qu’elle est en rapport avec Dieu, est mensonge, non-être et donc inconnaissable, elle ne pourra en aucune manière être connue de Dieu.
19° Rien n’est dans l’intellect qui ne soit d’abord dans le sens Or, il n’y a pas à poser en Dieu de connaissance sensible, puisque celle-ci est matérielle. Dieu n’intellige donc pas les choses créées puisqu’elles ne sont pas d’abord dans le sens.
20° Les choses sont surtout connues par leurs causes et tout spécialement par les causes qui constituent leur être. Or, parmi les quatre causes, la cause efficiente et la fin sont les causes du devenir de la chose tandis que la forme et la matière sont les causes de son être puisqu’elles entrent dans sa constitution. Or, Dieu est seulement cause efficiente et cause finale des choses. Ce qu’il connaît des créatures est donc très réduit.

En sens contraire:
1° He 4, 13: "Toutes choses sont nues et à découvert à ses yeux ".
2° Dès que l’un des termes d’une relation est connu, l’autre l’est aussi. Or, le principe et ce qui dépend du principe sont des termes relatifs. Puis donc que Dieu est le principe des choses par son essence, en connaissant son essence, il connaît les créatures.
3° Dieu est tout-puissant. Pour la même raison il doit donc être dit omniscient. Il connaît donc non seulement les choses dont on peut jouir mais aussi celles dont on se sert.
4° Anaxagore a posé que l’intellect "est sans mélange afin de connaître toutes choses" et le Philosophe l’en félicite au livre III De l’âme. Or, l’intellect divin est au plus haut degré sans mélange et pur. Il connaît donc toutes choses au plus haut degré, pas seulement lui-même mais aussi les autres.
5° Plus une substance est simple, plus nombreuses sont les formes qu’elle comprend. Or Dieu est une substance absolument simple. Il comprend donc les formes de toutes les choses. Il connaît donc toutes les choses et pas seulement lui-même.
6° D’après le Philosophe, "la cause d’une perfection la possède elle-même davantage que son effet." Or Dieu est pour tous ceux qui connaissent la cause de la connaissance des créatures. Il est, en effet, "la lumière qui illumine tout homme venant en ce monde" (Jean 1, 9). Il connaît donc lui-même au plus haut degré les créatures.
7° Comme saint Augustin le prouve au livre De la Trinité, rien n’est aimé s’il n’est connu. Or, Dieu "aime toutes les choses qui ont " (Sg 11, 25). Il connaît donc aussi toute chose.
8° Il est dit dans le Psautier: "Celui qui a formé l’oeil ne voit-il pas?" et on attend une réponse positive. Donc, Dieu qui a tout fait considère et connaît tout.
9° Il est dit ailleurs dans le Psautier: "Celui qui a formé le coeur le chacun d’eux, qui connaît toutes leurs oeuvres." Or, il s’agit de Dieu, lequel forme les coeurs. Il connaît donc les oeuvres des hommes et, par conséquent, connaît d’autres choses que lui.
10° On obtient la même conclusion à partir de ce qui est dit ailleurs dans le Psautier: "Lui qui a fait les cieux avec intelligence." Dieu connaît donc par l’intelligence les cieux qu’il a créés.
11° Dès que la cause, surtout la cause formelle, est connue, l’effet st connu Or, Dieu est la cause formelle exemplaire des créatures. Puis donc qu’il se connaît lui-même, il connaîtra aussi es créatures.

Réponse:
Il faut accorder sans hésitation que Dieu non seulement se connaît lui-même mais qu’il connaît aussi toutes les autres choses. On peut le prouver de la façon suivante: Tout ce qui tend naturellement vers autre chose doit tenir cela de quelque chose qui le dirige vers cette fin sinon c’est par hasard qu’il y tendrait Or, nous découvrons dans les choses de la nature un appétit naturel par lequel chaque chose tend vers sa fin. Il faut donc poser au-dessus de toutes les choses de la nature un intellect qui a ordonné les choses de la nature à leurs fins et qui a mis en elles une inclination ou un appétit naturel. Or une chose ne peut être ordonnée à une fin que si elle-même est connue en même temps que la fin à laquelle elle doit être ordonnée. Il est donc nécessaire qu’il y ait dans l’intellect divin, qui est à l’origine les natures des choses et de l’ordre naturel dans les choses, la connaissance des choses de la nature. C’est la preuve que, d’après Maimonide, le Psalmiste suggère lorsqu’il dit: "Lui qui formé l’oeil, ne considère-t-il pas ?" Cela revient à dire: "Lui qui a fait l’oeil ainsi proportionné à sa fin, qui est son acte, c’est-à-dire la vision, ne considère-t-il pas la nature de l’oeil ?"
Mais il faut aller plus loin et voir de quelle manière Dieu connaît les créatures. Il faut donc savoir ceci: Puisque tout agent agit en tant qu’il est en acte il est nécessaire que ce qui est produit par un agent soit de quelque manière dans cet agent. De là vient que tout agent produit quelque chose de semblable à lui. Or, tout ce qui est dans autre chose y est selon le mode de ce qui reçoit. Si donc le principe actif est matériel, son effet est en lui de manière pour ainsi dire matérielle parce qu’il est comme dans une sorte de puissance matérielle. Mais si le principe actif est immatériel, son effet, lui aussi, sera en lui de façon immatérielle. Or, on a dit plus haut qu’une chose était connue d’une autre dans la mesure où elle était reçue en celle-ci d’une façon immatérielle. De là vient que les principes actifs matériels ne connaissent pas leurs effets, puisque leurs effets ne sont pas en eux en tant qu’ils sont connaissables. En revanche, les effets des principes actifs immatériels sont en eux en tant qu’ils sont connaissables, puisqu’ils y sont de façon immatérielle. Tout principe actif immatériel connaît donc son effet. C’est la raison pour laquelle il est dit au livre Des causes que "l’intelligence connaît ce qui est sous elle dans la mesure où elle en est la cause." Puis donc que Dieu est principe actif immatériel des choses, il s’ensuit qu’il y a en lui connaissance des choses.

Solutions:
1° Le connu n’est pas la perfection du connaissant par la chose même qui est connue -celle-ci est, en effet, hors du connaissant -mais par la similitude de cette chose par laquelle celle-ci est connue, car la perfection est dans ce qui est parfait et ce n’est as la pierre mais la similitude de la pierre qui est dans l’âme. Mais la similitude de la chose intelligée est dans l’intellect de deux manières: 1. elle y est tant comme autre chose que le connaissant lui-même; 2. tantôt elle y est comme l’essence même du connaissant, comme, par exemple, lorsque notre intellect en se connaissant lui-même connaît les autres intellects dans la mesure où il est lui-même leur similitude. En revanche, la similitude de la pierre existant dans l’intellect n’est pas l’essence même de l’intellect. Bien au contraire, elle est reçue en lui pour ainsi dire comme une forme dans la matière Or, cette forme qui est autre chose que l’intellect, tantôt se rapporte à la chose dont elle est la similitude comme sa cause, ainsi qu’on le voit pour intellect pratique dont la forme est la cause de la chose produite, mais tantôt elle en est l’effet, ainsi qu’on le voit pour notre intellect spéculatif qui reçoit des choses sa connaissance. Chaque fois, donc, que l’intellect connaît une chose au moyen d’une similitude qui n’est pas l’essence du connaissant, il est parfait par quelque chose d’autre que lui. Mais si cette similitude est cause de cette chose, l’intellect sera parfait seulement par la similitude et aucune manière par la chose dont elle est la similitude Par exemple, ce n’est pas la maison qui est la perfection de l’art mais c'est plutôt l’inverse. En revanche, si cette similitude est l’effet de la chose, la chose, elle aussi, sera de quelque manière la perfection de l’intellect. Elle le sera à titre d’agent tandis que sa similitude le sera à titre de forme. Par contre, lorsque la similitude de la chose connue est l’essence même du connaissant, l’intellect n’est pas parfait par quelque chose d’autre que lui, sauf peut-être du point de vue de l’agent dans le cas où son essence est produite par un autre. Puis donc que l’intellect divin n’a pas une science causée par les choses, que la similitude de la chose par laquelle il connaît les choses n’est pas autre chose que son essence et que son essence n’est pas causée par un autre, le fait que Dieu connaisse les autres choses n’entraîne d’aucune manière que son intellect soit parfait par autre chose.
2° Dieu ne connaît pas les choses seulement en tant qu’elles sont en lui, si l’expression "en tant que" se rapporte à la connaissance du côté de l’objet connu. En effet, Dieu connaît dans les choses non seulement l’être qu’elles ont en lui-même en tant qu’elles ne font qu’un avec lui mais aussi l’être qu’elles ont hors de lui en tant qu’elles sont différentes de lui. Mais si l’expression "en tant que" détermine la connaissance du côté du connaissant, alors il est vrai que Dieu ne connaît les choses qu’en tant qu’elles sont en lui-même. Il les connaît, en effet, à partir de la similitude de la chose qui, existant en lui, s’identifie à lui-même.
3° Dieu connaît les créatures parce qu’elles sont en lui. Or, l’effet existant dans une cause efficiente quelle qu’elle soit n’est pas autre chose que cette cause, s’il s’agit de ce qui est cause par soi. Ainsi, par exemple, la maison dans l’art n’est pas autre chose que l’art lui-même. C’est que l’effet est dans le principe agent parce que celui-ci rend l’effet semblable à lui et cela en vertu de ce même par quoi il agit. Si donc un principe agent agit par sa forme seulement, son effet est en lui pour autant qu’il possède cette forme et il ne sera pas en lui distinct de sa forme. Pareillement, puisque Dieu agit par son essence, son effet en lui ne sera pas distinct de son essence, mais ils ne feront absolument qu’un. Voilà pourquoi ce par quoi Dieu connaît son effet n’est pas autre chose que son essence.
Cependant, le fait que Dieu connaisse son effet en connaissant son essence n’entraîne pas l’existence d’un discours dans son intellect En effet, on dit qu’un intellect passe discursivement d’une chose à une autre seulement lorsqu’il appréhende l’une et l’autre par des actes différents. Par exemple, l’intellect humain appréhende la cause et l’effet par des actes différents; aussi dit-on, lorsqu’il connaît l’effet par la cause, qu’il passe discursivement de la cause à l’effet. Mais lorsque ce n’est pas par des actes différents que la puissance cognitive se porte vers le médium de la connaissance et vers la chose connue, il n’y a pas de discours dans la connaissance. Par exemple, lorsque la vue connaît une pierre au moyen de l’espèce de cette pierre existant en elle, ou lorsqu’elle connaît la chose qui est réfléchie dans le miroir au moyen du miroir, on ne dit pas qu’elle discourt, car c’est pour elle la même chose de se porter vers la similitude de la chose et vers la chose qui est connue au moyen de cette similitude. Or, Dieu connaît ses effets par son essence à la manière dont la chose elle-même est connue au moyen de sa similitude. Voilà pourquoi c’est par une seule connaissance qu’il se connaît lui même et qu’il connaît les autres choses, comme l’affirme aussi saint Denis au ch. VII des Noms divins, lorsqu’il dit: "Dieu n’a donc pas une connaissance propre de lui-même et une autre connaissance, commune celle-là, qui comprendrait tous les existants." Il n’y a donc aucun discours dans son intellect.
4° Il y a deux manières pour une chose d’être dite proportionnée une autre.
Premièrement, parce qu’on envisage un rapport direct entre les deux choses, comme lorsque nous disons que quatre est proportionné à deux parce qu’il entretient avec deux un rapport de double.
Elle l’est, deuxièmement, par manière de proportionnalité, comme lorsque nous disons que six et huit sont proportionnés parce que, de même que six est le double de trois, de même huit est le double de quatre.
La proportionnalité est, en effet, une similitude de rapport. Et comme dans tout rapport direct la relation entre les termes qui sont dits en rapport vient de que l’un dépasse l’autre selon une mesure déterminée, il est impossible que l’infini soit proportionné au fini par manière de rapport direct. Par contre, pour les choses qui sont dites proportionnées selon un rapport de proportionnalité, on ne considère pas leur relation mutuelle mais seulement la similitude de la relation entre deux termes et deux autres. Dans ce cas, rien n'empêche que l’infini soit proportionné au fini, car de même qu’un être fini est égal à un autre être fini, de même un infini est égal à un autre infini. C’est de cette manière qu’il faut que le médium soit proportionné à ce qui est connu par lui: le rapport du médium au fait de démontrer quelque chose est identique au rapport de ce qui est connu par lui au fait d’être démontré. Rien n'empêche donc que l’essence divine soit le médium par lequel la créature est connue.
5° Il y a deux manières pour une chose d’être intelligée.
Premièrement, en elle-même, lorsque la puissance de celui qui voit est informée par la chose intelligée ou connue elle-même.
Deuxièmement, une chose est vue en autre chose et, dès que celle-ci est connue, la première l’est aussi. Donc, Dieu ne connaît en lui-même que lui-même et il ne connaît pas les autres choses en elles-mêmes mais en connaissant sa propre essence. C’est pour cela que le Philosophe a dit que Dieu ne connaissait que lui-même L’affirmation de saint Denis au ch. VII des Noms divins selon laquelle "Dieu connaît les existants non pas d’une science dont ils seraient l’objet, mais d’une science dont il est lui-même l’objet" s'y accorde bien.
6° Si l’on envisage la raison formelle de la connaissance du côté du connaissant, alors Dieu se connaît lui-même et connaît les autres choses par la même raison formelle, car le connaissant, l’acte de connaissance et le médium de la connaissance s’identifient. Mais, si on l’envisage du côté de la chose connue, alors ce n’est pas par la même raison formelle que Dieu se connaît lui-même et connaît les autres choses. En effet, son rapport au médium par lequel il connaît n’est pas le même que celui des autres choses, car lui-même s’identifie par essence à ce médium tandis que les autres choses ne s’y identifient que par ressemblance. Voilà pourquoi il se connaît lui-même par essence alors qu’il connaît les autres choses par similitude. Toutefois, c’est la même chose qui est son essence et la similitude des autres choses.
7° Du côté du connaissant, la connaissance par laquelle Dieu connaît qu’il est Dieu est absolument la même que celle par laquelle il connaît qu’il est Père, mais, du côté du connu, le principe de la connaissance n’est pas le même. En effet, il connaît qu’il est Dieu par sa déité et qu’il est Père par sa paternité. Or, du point de vue de notre manière de connaître celle-ci n’est pas la même chose que la déité, bien qu’elles ne fassent qu’un en réalité.
8° Ce qui est principe d’être est aussi, du côté de la chose connue, principe de connaissance, car c’est par ses principes que la chose connaissable. Mais ce par quoi la chose est connue est, du côté du connaissant, la similitude de la chose ou de ses principes. Or, cette similitude n’est pas principe d’être pour la chose elle-même, sauf peut-être dans la connaissance pratique.
9° La ressemblance de deux choses entre elles peut être considérée deux manières. Premièrement, du point de vue de la communauté de nature. Une telle ressemblance n’est pas requise entre le connaissant et le connu. Bien au contraire, nous voyons parfois que plus une telle ressemblance est réduite, plus la connaissance est profonde. Par exemple, la similitude qui est dans l'intellect ressemble moins à la pierre que celle qui est dans le sens puisqu’elle est davantage éloignée de la matière et pourtant l'intellect connaît de manière plus profonde que le sens. Deuxièmement, elle peut être considérée du point de vue de la représentation et c’est une telle ressemblance qui est requise entre le connaissant et le connu. Donc, bien que la ressemblance de la créature à Dieu soit très réduite du point de vue de la communauté de nature, il y a cependant une très grande ressemblance du fait que l’essence divine représente la créature de la façon la plus expressive Voilà pourquoi la manière dont l'intellect divin connaît la chose est la meilleure.
10° Lorsqu’on dit que Dieu ne voit rien hors de lui-même, il faut l'entendre de ce en quoi il voit et non de ce qu’il voit. En effet, ce en quoi Dieu voit toutes choses est en lui-même.
11° Bien qu’une ligne ne perde rien de sa quantité si on ne lui retire un point en acte, la substance de la ligne périra si on retire à la ligne la propriété d’avoir un point pour terme. Il en va de même aussi pour Dieu. Dieu ne perd rien dans l’hypothèse où sa créature n’existe pas mais sa perfection périt si on lui supprime le pouvoir de produire la créature. Or, Dieu ne connaît pas les choses seulement en tant qu’elles sont en acte, mais aussi en tant qu'elles sont dans sa puissance.
12° Bien qu’il n’y ait de connaissance que de l’étant, il n’est pas nécessaire que ce qui est connu soit, au moment où il est connu, un étant existant dans sa nature propre. De même, en effet, que nous connaissons des choses distantes par l’espace, de même nous connaissons des choses distantes par le temps, comme on le voit pour les choses passées. Il n’y a donc pas d’inconvénient à admettre que Dieu a une connaissance éternelle des choses non-éternelles.
13° Le nom de "perfection", s’il est pris au sens strict, ne peut être attribué à Dieu, car seul ce qui est fait peut être parfait Mais, en Dieu, le nom de "perfection" est pris plutôt en un sens négatif que positif: il est dit parfait parce qu’il ne lui manque rien du tout et non parce qu’il y a en lui quelque chose qui serait en puissance par rapport à la perfection et qui serait parfait par quelque chose qui serait son acte. Il n’y a donc pas en Dieu de puissance passive.
14° L’intelligible et le sensible ne meuvent le sens ou l’intellect que dans la mesure où la connaissance sensible ou intellectuelle est reçue des choses. Or, ce n’est pas le cas pour la connaissance divine. L’argument n’est donc pas valable.
15° D’après le Philosophe aux livres VII et X de l’Ethique, le plaisir de l’intellect résulte d’une opération qui lui convient. Aussi y est-il dit que Dieu "se réjouit d’une opération unique et simple." Un intelligible est donc cause de plaisir pour l’intellect dans la mesure où il est cause de son opération c’est-à-dire où il produit dans l’intellect sa similitude par laquelle est informée l’opération de l’intellect. Il est donc clair que la chose qui est intelligée n’est cause de plaisir dans l’intellect que lorsque la connaissance de l’intellect est reçue des choses. Or, ce n’est pas le cas pour l’intellect divin.
16° L’être au sens absolu s’entend du seul être divin Il en va de même pour le bien et c’est la raison pour laquelle il est dit en Mt 19, 17: "Personne n’est bon que Dieu seul." Donc, plus une créature s’approche de Dieu, plus elle a d’être, tandis que plus elle s’en éloigne, plus elle a de non-être. Et comme la créature ne s’approche de Dieu que dans la mesure où elle a part à un être fini mais qu’elle reste à une distance infinie, on dit qu’elle possède plus de non-être que d’être. Cependant, cet être qu’elle possède, puisqu’il vient de Dieu, est connu de Dieu.
17° Il faut répondre de manière semblable. En effet, la créature visible n’a de vérité que pour autant qu’elle s’approche de la vérité première, tandis que, comme le dit aussi Avicenne elle est affectée de fausseté pour autant qu’elle s’en éloigne.
18° Il y a deux manières pour une chose de se rapporter à Dieu. Soit en vertu d’un rapport de commensuration et, dans ce cas, la créature par rapport à Dieu se manifeste comme un néant; Soit en vertu d’une conversion vers Dieu dont elle a reçu l’être et, de cette manière seulement, elle a un être par lequel elle est en rapport avec Dieu et, par conséquent, elle est aussi connaissable par Dieu.
19° Cette affirmation s’applique à notre intellect qui reçoit des choses sa science. La chose, en effet, passe graduellement de sa matérialité à l’immatérialité de l’intellect par l’intermédiaire de l’immatérialité du sens Voilà pourquoi il est nécessaire que ce qui est dans notre intellect ait d’abord été dans le sens. Mais cela n’a pas de raison d’être pour l’intellect divin.
20° Il est vrai, comme le dit Avicenne qu’un agent naturel n’est cause que du devenir. Le signe en est qu’une fois qu’il est détruit l’être de la chose ne cesse pas mais seulement son devenir. Cependant, l’agent divin qui communique l’être aux choses est pour toute chose cause de l’être, bien qu’il n’entre pas dans la constitution des choses. Il est toutefois la similitude des principes essentiels qui entrent dans la constitution de la chose. Voilà pourquoi il connaît non seulement le devenir de la chose mais aussi son être et ses principes essentiels.
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ARTICLE 4: Dieu a-t-il une connaissance certaine et déterminée des choses?
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On se demande, quatrièmement, si Dieu a une connaissance propre et déterminée des choses. Il semble que non.
Objections:
1° Comme le dit Boèce, "une chose est universelle lorsqu’elle est intelligée et singulière lorsque elle est sentie." Or, il n’y a pas en Dieu de connaissance sensible, mais seulement la connaissance intellectuelle. Dieu n’a donc qu’une connaissance universelle des choses.
2° Si Dieu connaît les créatures, il les connaît soit au moyen d’un seul principe, soit au moyen de plusieurs. Si c’est au moyen de plusieurs, sa science en est rendue multiple, même du côté du connaissant, car ce par quoi on connaît est dans le connaissant. Si, en revanche, c’est au moyen d’un seul principe, étant donné qu’on ne peut avoir au moyen d’un seul principe la connaissance distincte et propre de plusieurs choses, il semble que Dieu n’ait pas une connaissance propre des choses.
3° De même que Dieu est cause des choses parce qu’il leur communique l’être, de même le feu est cause des corps chauds parce qu’il leur communique la chaleur. Or, si le feu se connaissait lui-même, en connaissant sa chaleur il ne connaîtrait les autres choses que dans la mesure où elles sont chaudes. Donc, en connaissant son essence, Dieu ne connaît les autres choses que dans la mesure où elles sont des étants. Or, ce n’est pas là avoir une connaissance propre des choses mais une connaissance universelle au plus haut degré. Dieu n’a donc pas une connaissance propre des choses.
4° On ne peut avoir la connaissance propre d’une chose qu’au moyen d’une espèce qui ne contienne rien de plus ou de moins que ce qu’il y a dans la chose. En effet, de même que la couleur verte serait imparfaitement connue au moyen d’une espèce inférieure à elle, comme le noir, de même elle le serait aussi au moyen d’une espèce supérieure comme le blanc en qui se réalise le plus parfaitement la nature de la couleur, si bien que, comme il est dit au livre X de la Métaphysique, la blancheur est la mesure de toutes les couleurs Or autant l’essence divine surpasse la créature, autant la créature est imparfaite par rapport à Dieu. Puis donc que l’essence divine ne peut d’aucune manière être connue de façon propre et complète au moyen de la créature, la créature ne pourra pas non plus être connue de façon propre au moyen de l’essence divine. Or, Dieu ne connaît la créature que par son essence. Il n’a donc pas des créatures une connaissance propre.
5° Tout médium qui produit la connaissance propre d’une chose peut être utilisé comme moyen terme dans la démonstration dont cette chose est la conclusion. Or, l’essence divine ne joue pas ce rôle par rapport à la créature, sinon les créatures existeraient depuis qu’existe l’essence divine. Donc, Dieu, en connaissant les créatures au moyen de son essence, n’a pas une connaissance propre des choses.
6° Si Dieu connaît la créature, il la connaît soit dans sa nature propre, soit dans une idée. Si c’est dans sa propre nature, alors la nature propre de la créature est le médium par lequel Dieu connaît la créature. Or le médium de connaissance est la perfection du connaissant. La nature de la créature sera donc la perfection de l’intellect divin, ce qui est absurde. Mais s’il connaît la créature dans une idée, l’idée étant plus éloignée de la chose que les principes essentiels ou accidentels de celle-ci, Dieu aura de la chose une connaissance moindre que celle qui s’obtient au moyen de ses principes essentiels ou accidentels. Or, toute connaissance propre d’une chose s’obtient soit au moyen de ses principes essentiels, soit au moyen de ses principes accidentels, car, ainsi qu’il est dit au livre I De l’âme, même "les accidents contribuent pour une grande part à la connaissance de ce qu’est une chose." Dieu n’a donc pas une connaissance propre des choses.
7° On ne peut obtenir par un médium universel la connaissance propre de quelque chose de particulier. Par exemple, on ne peut obtenir au moyen de l’animalité une connaissance propre de l’homme. Or, l’essence divine est un médium universel au plus haut degré; car elle se rapporte de façon commune à toutes les choses à connaître. Dieu ne peut donc avoir une connaissance propre des créatures.
8° La connaissance dépend du médium de la connaissance. Une connaissance propre ne s’obtiendra donc que par un médium propre. Or, l’essence divine ne peut pas être le médium propre pour connaître telle créature déterminée, car, si elle était le médium propre pour connaître celle-ci, elle ne le serait plus pour cette autre. Ce qui, en effet, appartient à cette chose-ci et à cette chose-là est commun à l’une et l’autre et n’est donc propre ni à l’une ni à l’autre. Donc, Dieu, qui connaît les créatures au moyen de son essence, n’a pas d’elles une connaissance propre.
9° saint Denis dit au ch. VII des Noms divins que Dieu connaît "les choses matérielles sur un mode immatériel et les choses multiples sur le mode de l’unité." ou encore les choses distinctes de façon indistincte. Or, la nature de la connaissance divine dépend de la manière dont Dieu connaît les choses. Dieu a donc une connaissance indistincte des choses et, par conséquent, il ne connaît pas en propre ceci ou cela.

En sens contraire:
1° Nul ne peut opérer un discernement entre des choses dont il n’a pas une connaissance propre. Or, Dieu connaît les créatures de telle manière qu’il opère entre elles un discernement. En effet, il connaît que celle-ci n’est pas celle-là, sinon il ne donnerait pas à chacun selon sa capacité, ni ne rendrait à chacun selon son oeuvre, en jugeant avec justice des actes des hommes. Dieu a donc une connaissance propre des choses.
2° Il ne faut rien attribuer d’imparfait à Dieu Or, la connaissance par laquelle on connaît quelque chose en général et non en particulier est imparfaite puisqu’il lui manque quelque chose. La connaissance divine ne porte donc pas sur les choses seulement en général mais aussi en particulier.
3° Dieu, "qui est le plus heureux, serait le moins sage" s’il ne connaissait pas au sujet des choses ce que nous en connaissons. Même le Philosophe, au livre I De l'âme et au livre III de la Métaphysique que tient que ce serait une incongruité.

Réponse:
Du fait même que Dieu ordonne les choses à leur fin, on peut prouver qu’il a une connaissance propre des choses. En effet, une chose ne peut être ordonnée à sa propre fin par une connaissance que si sa nature propre, par laquelle elle entretient un rapport déterminé à cette fin, est connue Mais il faut considérer comment cela est possible, de la manière suivante.
La connaissance de la cause ne permet de connaître l’effet que parce que celui-ci dépend de la cause. Si donc il y a une cause universelle dont l’action n’est déterminée à un effet que moyennant une cause particulière la connaissance de cette cause générale ne permettra pas d’obtenir la connaissance propre de l’effet, mais celui-ci ne sera connu qu’en général. L’action du soleil, par exemple, est déterminée à produire telle plante moyennant la vertu germinative qui est dans la terre ou dans la semence. Si donc le soleil se connaissait lui-même, il n’aurait pas de cette plante une connaissance propre mais seulement générale, à moins qu’il ne connût en outre sa cause propre. Voilà pourquoi l’obtention de la connaissance propre et parfaite d’un effet exige que toutes les connaissances de ses causes générales et propres soient rassemblées dans le connaissant. C’est ce que dit le Philosophe au début de la Physique: "On dit que nous connaissons une chose lorsque nous en connaissons les causes premières et les principes premiers jusqu’à ses éléments.", c’est-à-dire, comme l’explique le Commentateur, jusqu’à ses causes prochaines.
Or, nous affirmons que quelque chose est dans la connaissance divine lorsque Dieu lui-même en est la cause par son essence. Dans ce cas, en effet, la chose est en Dieu de telle manière qu’elle peut être connue Puis donc que Dieu est la cause de toutes les causes propres et générales, il connaît par son essence toutes les causes propres et communes, car il n’y a rien dans la chose, par quoi soit déterminée sa nature commune, dont Dieu ne soit la cause Voilà pourquoi, la même raison qui nous fait dire que Dieu connaît la nature commune des choses, nous fait aussi dire qu’il connaît la nature propre de chaque chose et ses causes propres. C’est la raison que donne saint Denis lorsqu’il dit au ch. VII des Noms divins: "S’il est vrai que Dieu a donné l’être à tous les existants par une seule cause, il connaîtra toutes choses par cette même cause", et plus bas: "La cause de toutes choses, se connaissant elle-même, est quelque part à ne rien faire si elle ignore les choses qui proviennent d’elle et dont elle est la cause." Etre à ne rien faire signifie ne pas être la cause de quelque chose qui existe dans la réalité, ce qui serait le cas si Dieu ignorait quelque chose de ce qui existe dans la réalité.
Il ressort donc de ce qu’on a dit que tous les exemples utilisés pour manifester que Dieu connaît par lui-même toute chose sont imparfaits. Ainsi l’exemple du point, dont on prétend que, s’il se connaissait, il connaîtrait les lignes et celui de la lumière qui, en se connaissant, connaîtrait les couleurs En effet, tout ce qui est dans la ligne ne peut se ramener au point comme à sa cause, ni tout ce qui est dans la couleur à la lumière. Aussi le point, en se connaissant lui-même, ne connaîtrait la ligne qu’en général, de même la lumière pour la couleur. Mais il en va autrement de la connaissance divine, comme il ressort de ce qu’on a dit.

Solutions:
1° Cette proposition de Boèce doit s'entendre de notre intellect et non de l’intellect divin qui, comme on le dira plus bas peut connaître le singulier. Cependant, sans connaître le singulier, notre intellect a une connaissance propre des choses, car il les connaît par les raisons propres de leur espèce. Donc, quand bien même l’intellect divin ne connaîtrait pas, lui non plus, le singulier, il pourrait néanmoins avoir une connaissance propre des choses.
2° Dieu connaît toute chose par un seul principe qui est la raison formelle de plusieurs choses, à savoir son essence qui est la similitude de toute chose. Et, comme son essence est la raison propre de chaque chose, il a de chaque chose une connaissance propre. Quant à savoir comment un seul principe peut être la raison propre et commune de plusieurs choses, on peut le considérer de la façon suivante.
L’essence divine est la raison d’une chose parce que cette chose imite l’essence divine. Or, aucune chose n’imite pleinement l’essence divine. Dans ce cas, en effet, il ne pourrait y en avoir qu’une seule imitation et l’essence divine ne serait de cette manière la raison que d’une seule chose. Ainsi n’y a-t-il qu’une seule image du Père qui l’imite parfaitement, à savoir le Fils. Mais, comme la chose créée imite imparfaitement l’essence divine, il se trouve qu’il y a des choses différentes qui l’imitent de façon différente. Il n’y a cependant rien en chacune d’elles qui ne provienne de la similitude de l’essence divine. Voilà pourquoi ce qui est propre à chaque chose a dans l’essence divine quelque chose qu’il imite et c’est la raison pour laquelle l’essence divine est la similitude de la chose quant à ce qui lui est propre. Elle est par conséquent la raison propre de cette chose et, pour la même raison, elle est la raison propre de cette autre et de toutes les autres choses. Elle est donc la raison commune de toutes choses en ce sens que la réalité même que toutes les choses imitent est unique, mais elle est aussi la raison propre de cette chose-ci ou de celle-là en ce sens que les choses l’imitent de différentes manières.
L’essence divine procure donc la connaissance propre de chaque chose parce qu’elle est la raison propre de chacune.
3° Le feu n’est pas la cause des corps chauds pour tout ce qui se trouve en eux, comme on a dit que c’était le cas pour l’essence divine. Ce n’est donc pas pareil.
4° La blancheur est supérieure à la couleur verte du point de vue d’un des deux éléments qui entrent dans la nature de la couleur, à savoir la lumière, qui joue, pour ainsi dire, le rôle de forme dans la composition de la couleur. C’est de ce point de vue que la blancheur est la mesure des autres couleurs. Mais on trouve dans les couleurs quelque chose d’autre, qui joue, pour ainsi dire, en elles le rôle de matière. C’est l’extrémité du diaphane et, de ce point de vue, la blancheur n’est pas la mesure des couleurs. On voit donc clairement qu’il n’y a pas dans l’espèce de la blancheur tout ce que l’on trouve dans les autres couleurs. Voilà pourquoi l’espèce de la blancheur ne permet pas d’obtenir la connaissance propre de n’importe laquelle des autres couleurs. Mais il en va autrement pour l’essence divine. En outre, les autres choses sont dans l’essence divine comme dans une cause tandis que les autres couleurs ne sont pas dans la blancheur comme dans une cause. Ce n’est donc pas pareil.
5° La démonstration est une espèce d’argumentation qui se fait par une sorte de discours de l’intellect. L’intellect divin, qui n’est pas discursif, ne connaît donc pas ses effets au moyen de son essence par manière de démonstration, même s’il a par son essence une connaissance des choses plus certaine que celle que la démonstration procure à celui qui la fait. D’ailleurs, si quelqu’un comprenait l’essence divine, il connaîtrait par elle la nature des singuliers avec plus de certitude que la conclusion n’est connue par le moyen terme de la démonstration Cependant, le fait que l’essence divine soit éternelle n’entraîne pas que les effets de Dieu existent de toute éternité, car les effets ne sont pas dans l’essence de manière à exister toujours en eux-mêmes mais de manière à exister à un moment donné, celui que détermine la sagesse divine.
6° Dieu connaît les choses dans leur nature propre si cette détermination se réfère à l’objet de la connaissance. Mais, si nous parlons du sujet de la connaissance, Dieu connaît les choses en idée, c’est-à-dire au moyen de l’idée qui est la similitude de tout ce qui est dans la chose, à la fois des principes essentiels et des principes accidentels, bien que l’idée elle-même ne soit ni un accident de la chose, ni son essence. C’est aussi de cette manière que la similitude de la chose dans notre intellect n’est pour la chose elle-même ni un principe accidentel ni un principe essentiel, mais elle est la similitude soit de l’essence soit d’un accident.
7° L’essence divine est médium universel à titre de cause universelle. Or, une cause universelle et une forme universelle procurent de façon différente la connaissance des choses. En effet, dans la forme universelle l’effet est en puissance, pour ainsi dire, matérielle. Les différences, par exemple, sont dans le genre comme les formes sont dans la matière, ainsi que le dit Porphyre En revanche, les effets sont dans la cause en puissance active. Par exemple, la maison est en puissance active dans l’esprit de l’artisan. Or, comme chaque chose est connue selon qu’elle est en acte et non selon qu’elle est en puissance le fait que les différences spécifiant le genre soient en puissance dans le genre ne suffit pas pour que la forme du genre procure la connaissance propre de l’espèce. En revanche, le fait que les principes propres d’une chose soient dans une cause active suffit pour que cette cause procure la connaissance de cette chose. Voilà pourquoi la maison n’est pas connue au moyen des poutres et des pierres comme elle est connue par sa forme qui est dans l’esprit de l’artisan. Etant donné que les conditions propres de chaque chose sont en Dieu comme dans une cause active l’essence divine, bien qu’elle soit un médium universel, peut procurer la connaissance propre de chaque chose.
8° divine est un médium à la fois commun et propre, mais pas du même point de vue, ainsi qu’on l’a dit.
9° La proposition "Dieu connaît de façon indistincte les choses distinctes" est vraie, si l’expression "de façon indistincte détermine la connaissance du côté du connaissant -et c’est en ce sens que l’entend saint Denis -, car Dieu connaît par une seule connaissance toutes les choses distinctes. Mais, si cette expression détermine la connaissance du c6té du connu, alors la proposition est fausse, car Dieu connaît la distinction entre une chose et une autre et il connaît ce par quoi une chose se distingue d’une autre. Il a donc une connaissance propre de chaque chose.
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ARTICLE 5: Dieu connaît-il les singuliers?

Objections:
Il semble que non.

1° Notre intellect ne connaît pas les singuliers parce qu’il est séparé de la matière. Or, l’intellect divin est bien davantage séparé de la matière que le nôtre. Il ne connaît donc pas les singuliers.
2° (Réponse: Ce n’est pas seulement parce qu’il est immatériel que notre intellect ne connaît pas les singuliers mais parce qu’il abstrait des choses sa connaissance.) En sens contraire: Notre intellect ne reçoit rien des choses que par l’intermédiaire du sens ou de l’imagination. Le sens et l’imagination reçoivent donc des choses avant l’intellect et pourtant les singuliers sont connus par le sens et l’imagination. Il n’y a donc aucune raison pour que l’intellect ne connaisse pas les singuliers du fait qu’il reçoit des choses sa connaissance.
3° (Réponse: L’intellect reçoit des choses une forme totalement dépouillée ce qui n’est pas le cas du sens et de l’imagination.) En sens contraire: Ce n’est pas en raison de son point de départ que le dépouillement de la forme reçue dans l’intellect est la raison pour laquelle l’intellect ne connaît pas les singuliers. Bien au contraire, il devrait plutôt, de ce point de vue, les connaître, car toute sa ressemblance avec la chose lui vient de ce qu’il reçoit de la chose. Il reste donc que le dépouillement de la forme n’empêche la connaissance des singuliers que par son point d’arrivée qui est le caractère dépouillé que la forme a dans l’intellect. Or, ce caractère dépouillé de la forme est dû uniquement au fait que l’intellect est exempt de matière. Donc, la seule raison pour laquelle notre intellect ne connaît pas les singuliers est qu’il est séparé de la matière. On obtient donc ce qu’on cherchait: Dieu ne connaît pas les singuliers.
4° Si Dieu connaît les singuliers, il faut qu’il les connaisse tous, car la même raison vaut pour un seul et pour tous Or, Dieu ne les connaît pas tous. Il n’en connaît donc aucun. Preuve de la mineure: Comme le dit saint Augustin dans l’Enchiridion, "il y a beaucoup de choses" -les choses sans valeur -"qu’il est meilleur de ne pas savoir que de savoir." Or, beaucoup, parmi les singuliers, sont sans valeur. Puis donc qu’il faut attribuer Dieu tout ce qui est meilleur il semble que Dieu ne connaisse pas tous les singuliers.
5° Toute connaissance se fait par l’assimilation du connaissant au connu Or, il n’y a aucune ressemblance entre les singuliers et Dieu, car les singuliers sont sujets au changement, matériels, et ont beaucoup d’autres caractères de ce type dont il y a en Dieu l’exact contraire. Dieu ne connaît donc pas les singuliers.
6° Tout ce que Dieu connaît, il le connaît parfaitement. Or, on n’obtient la connaissance parfaite d’une chose que lorsqu’elle est connue de la manière dont elle est. Or Dieu ne connaît pas le singulier de la manière dont il est, puisque le singulier existe de façon matérielle alors que Dieu connaît de façon immatérielle. Il semble donc que Dieu ne puisse connaître parfaitement le singulier. Par conséquent, il ne le connaît d’aucune manière.
7° (Réponse: La connaissance parfaite requiert que le connaissant connaisse la chose de la manière dont elle est, mais il s’agit de la manière d’être du connu non de celle du connaissant.) En sens contraire: La connaissance se fait par l’application du connu au connaissant. Il est donc nécessaire que le mode du connu et celui du connaissant soient identiques. La distinction susdite apparaît donc nulle.
8° D’après le Philosophe, si quelqu’un veut trouver une chose, il faut qu’il en ait déjà quelque connaissance, et celle que procure une forme générale est insuffisante moins que cette forme soit déterminée par quelque chose. Par exemple, quelqu’un ne pourrait pas rechercher de façon appropriée un esclave perdu s’il n’avait déjà quelque connaissance de lui, sinon, quand bien même il le retrouverait, il ne le reconnaîtrait pas. Il ne suffirait pas qu’il sache que cet esclave est un homme, car cela ne permettrait pas de le distinguer des autres, mais il faut qu’il en ait quelque connaissance par les traits qui lui sont propres. Si donc Dieu doit connaître quelque singulier, il faut que la forme commune par laquelle il connaît, c’est-à-dire son essence, soit déterminée par quelque chose. Puis donc qu’il n’y a rien en lui qui puisse le déterminer, il semble que Dieu ne connaisse pas les singuliers.
9° (Réponse: L’espèce par laquelle Dieu connaît est commune de telle manière qu’elle est pourtant propre chaque chose.) En sens contraire: Le propre et le commun s’opposent. Il est donc impossible qu’une même chose soit forme commune et propre.
10° Ce n’est pas par la lumière, qui est le médium dans la vision que la connaissance de la vue est déterminée par rapport un certain objet coloré, mais c’est par l’objet, c’est-à-dire la chose colorée elle-même, qu’elle est déterminée. Or, dans la connaissance par laquelle Dieu connaît les choses, son essence se comporte comme le médium de la connaissance et comme une certaine lumière par laquelle toutes choses sont connues, ainsi que le dit aussi saint Denis au ch. VII des Noms divins. La connaissance divine n’est donc d’aucune manière déterminée par rapport un singulier et, par conséquent, Dieu ne connaît pas les singuliers.
11° La science étant une qualité, elle est une forme dont la variation modifie le sujet. Or, la science change lorsque ses objets varient, car, si je sais que tu es assis, je perds ma science lorsque tu te lèves Donc, celui qui sait change lorsque varient les objets sus. Or, Dieu ne peut d’aucune manière changer. Les sin qui sont sujets variation, ne peuvent donc être sus de lui.
12° Nul ne peut connaître le singulier sans connaître ce qui le fait tel. Or, ce qui fait le singulier en tant que tel, c’est la matière. Or, Dieu ne connaît pas la matière. Il ne connaît donc pas non plus les singuliers. Preuve de la mineure: Comme le disent Boèce et le Commentateur au livre II de la Métaphysique, il y a certaines choses qui nous sont difficiles à connaître à cause de notre imperfection. C’est le cas des choses qui sont très évidentes en leur nature comme les substances immatérielles. Mais il y a d’autres choses qui ne sont pas connues à cause de leur propre imperfection. C’est le cas des choses qui ont très peu d’être, comme le mouvement, le temps, le vide... Or la matière première a très peu d’être. Dieu ne connaît donc pas la matière puisqu’elle est de soi inconnaissable.
13° (Réponse: Inconnaissable pour notre intellect, la matière est cependant connaissable pour l’intellect divin.) En sens contraire Notre intellect connaît une chose au moyen d’une similitude reçue de cette chose, tandis que l’intellect divin la connaît au moyen d’une similitude qui est cause de la chose. Or, il faut une plus grande ressemblance entre la similitude qui est cause d’une chose et cette chose elle-même qu’entre une autre similitude et cette même chose. Puis donc que l’imperfection de la matière est la cause pour laquelle il ne peut y avoir dans notre intellect un degré de ressemblance suffisant pour qu’il connaisse la matière, elle sera à bien plus forte raison la cause pour laquelle il n’y a pas dans l'intellect divin de similitude de la matière qui permette de la connaître.
14° D’après Algazel, la raison pour laquelle Dieu se connaît lui-même est qu’on trouve en lui les trois éléments requis pour la connaissance intellectuelle: une substance intelligente qui soit séparée de la matière, un intelligible séparé de la matière et l’union des deux On en déduit qu’une chose n’est intelligée que dans la mesure où elle est séparée de la matière. Or, le singulier en tant que tel n’est pas séparable de la matière. Il ne peut donc être intelligé.
15° La connaissance est intermédiaire entre le connaissant et l’objet et plus la connaissance sort du connaissant, plus elle est imparfaite. Or, chaque fois que la connaissance se porte vers quelque chose qui est en dehors du connaissant, elle sort vers quelque chose d’autre. Puis donc que la connaissance de Dieu est la plus parfaite, il ne semble pas qu’elle porte sur les singuliers, lesquels sont en dehors de lui.
16° Tout comme il dépend essentiellement de la puissance cognitive, l’acte de la connaissance dépend essentiellement de l’objet connaissable. Or, il est absurde de poser que l’acte de la connaissance divine, qui est l’essence de Dieu dépend essentiellement de quelque chose d’extérieur à Dieu Il est donc absurde de prétendre que Dieu connaît les singuliers, lesquels sont en dehors de lui.
17° Comme le dit Boèce au livre V de la Consolation rien n’est connu que selon le mode qu’il a dans le connaissant. Or, les choses existent en Dieu de façon immatérielle et donc sans entrer en composition avec la matière et ses conditions. Dieu ne connaît donc pas les choses qui dépendent de la matière, comme le sont les singuliers.

En sens contraire:
1° Il est dit en 1 Co. 13, 12: "Alors je connaîtrai comme je suis connu." Or, l’Apôtre qui parlait était un certain singulier. Les singuliers sont donc connus de Dieu.
2° Les choses sont connues de Dieu dans la mesure où il est leur cause, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit Or, Dieu est la cause des singuliers. Il connaît donc les singuliers.
3° Il est impossible de connaître la nature d’un instrument si l’on ne connaît pas ce à quoi l’instrument est ordonné. Or, les sens sont des puissances ordonnées comme des instruments à la connaissance des singuliers. Si donc Dieu ne connaissait pas les singuliers, il ignorerait aussi la nature du sens et, par conséquent, il ignorerait aussi la nature de l’intellect humain qui a pour objet les formes existant dans l’imagination. Ce qui est absurde.
4° La puissance et la sagesse de Dieu sont égales. Tout ce qui est soumis à sa puissance est donc soumis à sa science. Or, sa puissance s’étend à la production des singuliers. Sa science s’étend donc, elle aussi, à la connaissance de ces mêmes singuliers.
5° Comme on l’a dit plus haut Dieu a des choses une connaissance propre et distincte. Or ce ne serait pas le cas s’il ne connaissait pas ce par quoi les choses se distinguent entre elles. Il connaît donc les propriétés singulières de chaque chose par lesquelles l’une se distingue de l’autre. Il connaît donc les singuliers dans leur singularité.

Réponse:
On s’est trompé de multiples manières sur ce point. En effet, certains, comme le Commentateur au livre XI de la Métaphysique, ont nié purement et simplement que Dieu connaisse les singuliers, sauf peut-être en général. Ils voulaient réduire la nature de l’intellect divin à la mesure du nôtre. Mais cette erreur peut être détruite au moyen de l’argument par lequel le Philosophe attaque Empédocle au livre I De l’âme et au livre III de la Métaphysique. Si, en effet, comme l’impliquaient les affirmations d’Empédocle, Dieu ignorait la haine alors que les autres êtres la connaissaient, il s’ensuivrait que "Dieu serait le plus insensé alors qu’il est le plus heureux" et, partant, le plus sage. Il en irait donc de même si l’on admettait que Dieu ignore les singuliers que nous tous nous connaissons.
Voilà pourquoi d’autres, comme Avicenne et ses partisans ont affirmé que Dieu connaît chacun des singuliers mais comme de façon générale, en connaissant toutes les causes universelles à partir desquelles le singulier est produit. Par exemple, si un astrologue connaissait tous les mouvements du ciel et toutes les distances entre les corps célestes, il connaîtrait chaque éclipse qui se produira d’ici cent ans. Cependant, il ne la connaîtrait pas en tant qu’elle est un singulier, c’est-à-dire de manière à connaître son existence ou sa non-existence actuelle, comme la connaît un paysan au moment où il la voit. De cette manière, ils posent que Dieu connaît les singuliers non parce qu’il verrait leur nature singulière mais par la connaissance de leurs causes universelles. Mais cette position non plus ne peut tenir, car des causes universelles ne proviennent que des formes universelles, à moins qu’il y ait quelque chose pour individuer ces formes. Or, un singulier n’est pas constitué par le regroupement de formes universelles, aussi nombreuses soient-elles, car le regroupement de ces formes peut encore être pensé comme existant dans plusieurs choses. Voilà pourquoi, si quelqu’un connaissait une éclipse de la manière susdite c’est-à-dire par les causes universelles, il ne connaîtrait rien de singulier mais seulement un universel, car à une cause universelle correspond un effet universel et à une cause particulière un effet particulier. Par conséquent, l’absurdité déjà mentionnée subsisterait: Dieu ignorerait les singuliers.
Voilà pourquoi il faut accorder purement et simplement que Dieu connaît tous les singuliers, non seulement dans leurs causes universelles mais aussi chacun selon sa nature propre et singulière. Pour le voir clairement, il faut savoir que la science que Dieu a des choses est comparable à la science d’un artisan parce qu’elle est la cause de toutes choses comme l’art est la cause de tous les produits de l’art. Or, si l’artisan connaît le produit de l’art au moyen de la forme de l’art qu’il a auprès de lui, c’est parce qu’il l’a produit Or, l’artisan ne produit que la forme, car c’est la nature qui a préparé la matière aux productions de l’art. Voilà pourquoi l’artisan, au moyen de son art, ne connaît ses produits que du point de vue de la forme. Or, toute forme étant de soi universelle l’architecte, au moyen de son art, connaît certes la maison en général mais non pas cette maison-ci ou celle-là, sauf dans la mesure où il en prend connaissance par ses sens. Par contre, si la forme de l’art produisait la matière comme elle produit aussi la forme, l’artisan connaîtrait grâce à elle le produit de l’art, à la fois quant à la forme et quant à la matière. Par conséquent, la matière étant principe d’individuation, il le connaîtrait non seulement selon sa nature universelle mais aussi en tant qu’il est un certain singulier. Puis donc que l’art divin produit non seulement la forme mais aussi la matière, il y a dans cet art divin non seulement la similitude de la forme mais aussi celle de la matière et c’est la raison pour laquelle Dieu connaît les choses à la fois quant à leur forme et quant à leur matière. Il connaît donc non seulement les choses universelles mais aussi les singulières.
Mais il reste alors un problème. Puisque tout ce qui est en quelque chose y est selon le mode de ce en quoi il est et qu'ainsi la similitude de la chose n’est en Dieu que de façon immatérielle, d’où vient que notre intellect, du fait même qu’il reçoit les formes des choses de façon immatérielle, ne connaît pas les singuliers, alors que Dieu les connaît ? La raison en apparaît manifestement si on considère le rapport différent que la similitude de la chose dans notre intellect et la similitude de la chose dans l’intellect divin entretiennent avec la chose En effet, la similitude de la chose dans notre intellect est reçue de la chose en tant c la chose agit sur notre intellect en agissant d’abord sur le sens Or, la matière, à cause de la faiblesse de son être -elle est seulement un étant en puissance -, ne peut être principe d’action et c’est pourquoi la chose qui agit sur notre me agit seulement par sa forme Par conséquent, la similitude de la chose qui s’imprime dans notre sens et qui, graduellement dépouillée de la matière parvient jusqu’à l’intellect est seulement la similitude de la forme. En revanche, la similitude des choses qui est dans l’intellect divin est productrice des choses. Or, une chose ne tient que de Dieu l’être dont elle participe, que celui-ci soit fort ou faible, et la similitude d’une chose quelle qu’elle soit existe en Dieu dans la mesure où cette chose reçoit de Dieu participation à l’être. La similitude immatérielle qui est en Dieu est donc similitude non seulement de la forme mais encore de la matière. Et comme, pour qu’une chose soit connue, il est requis que sa similitude soit dans le connaissant, mais non qu’elle y soit selon le mode qu’elle a dans la chose si notre intellect ne connaît pas les singuliers, dont la connaissance dépend de la matière, c’est parce qu’il n’y a pas en lui la similitude de la matière, et non parce que la similitude est en lui de façon immatérielle. En revanche, l’intellect divin qui possède, bien que de façon immatérielle, la similitude de la matière peut connaître les singuliers.

Solutions:
1° Notre intellect, outre le fait qu’il est séparé de la matière, reçoit des choses sa connaissance. C’est pour cela que, d’une part, il ne reçoit pas de façon matérielle et que, d’autre part, il ne peut être la similitude de la matière. Telle est la raison pour laquelle il ne connaît pas les singuliers. Mais il en va autrement de l’intellect divin, comme il ressort de ce qu’on a dit.
2° Les sens et l’imagination sont des puissances liées aux organes corporels. Voilà pourquoi les similitudes des choses sont reçues en elles de façon matérielle, c’est-à-dire avec les conditions matérielles bien que sans la matière. C’est la raison pour laquelle elles connaissent les singuliers. Mais il en va autrement de l’intellect, de sorte que l’argument n’est pas valable.
3° C’est le point d’arrivée du processus de dépouillement qui explique que la forme soit reçue de façon immatérielle, mais cela ne suffit pas pour que le singulier ne soit pas connu. Par contre, le point de départ de ce processus explique que la similitude de la matière ne soit pas reçue dans l’intellect mais seulement celle de la forme. L’argument n’est donc pas valable.
4° De soi, toute connaissance entre dans la catégorie des choses bonnes, mais il arrive que, par accident, la connaissance de certaines choses sans valeur soit mauvaise, soit parce qu’elle est l’occasion d’un acte honteux (c’est la raison pour laquelle certaines sciences sont interdites) soit parce qu’on est détourné par certaines sciences de choses meilleures et, dans ce cas, ce qui est bon en soi devient mauvais pour telle personne. Mais cela ne peut se produire en Dieu.
5° La connaissance ne requiert pas une similitude de conformité dans la nature mais seulement une similitude de représentation, comme la statue en or d’un certain homme nous conduit à nous souvenir de lui. Or, l’argument procède comme si la connaissance requérait une similitude de conformité.
6° La perfection de la connaissance consiste à connaître que la chose est de la manière dont elle est, et non en ce que le mode de la chose connue soit dans le connaissant, comme on l’a souvent au plus haut.
7° L’application du connu au connaissant qui produit la connaissance ne doit pas s’entendre comme une identité mais comme une certaine représentation. Il n’est donc pas nécessaire que le connaissant et le connu aient le même mode.
8° Cet argument serait valable si la similitude par laquelle Dieu connaît était commune de telle manière qu’elle ne soit pas propre à chacun. Mais on a montré plus haut le contraire.
9° Une même chose ne peut être du même point de vue commune et propre. Mais on a expliqué plus haut comment l’essence divine au moyen de laquelle Dieu connaît toute chose était une similitude commune à toute chose et cependant propre à chacune.
10° Il y a deux médiums dans la vision corporelle. Il y a le médium sub quo, qui est la lumière et par ce médium la vue n’est pas déterminée par rapport à un objet déterminé. Il y a aussi le médium quo, à savoir la similitude de la chose connue, et par ce médium la vue est déterminée par rapport à un objet spécial. Or, dans la connaissance par laquelle Dieu connaît les choses, l’essence divine tient lieu de l’un et l’autre médium et c’est pourquoi elle peut procurer la connaissance propre de chaque chose.
11° La science divine ne varie d’aucune manière lorsque varient ses objets En effet, s’il se trouve que notre science varie lorsque varient ses objets, c’est qu’elle connaît par des concepts différents le choses présentes, passées ou futures. De là vient que, lorsque Socrate n’est plus assis, la connaissance que l’on avait du fait qu’il était assis, devient fausse Mais Dieu voit d’un même regard les choses comme présentes, passées ou futures. La même vérité demeure donc dans son intellect quelle que soit la variation des choses.
12° Les choses qui ont un être imparfait sont imparfaitement connaissables par notre intellect parce que leur agir est imparfait. Il n’en va pas ainsi pour l’intellect divin qui, comme on l’a dit, ne reçoit pas des choses sa science.
13° Dans l’intellect divin, qui est cause de la matière, il peut y avoir une similitude de la matière, qui, pour ainsi dire, met sur elle son empreinte. Mais, dans notre intellect, il ne peut y avoir de similitude qui suffise à faire connaître la matière, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
14° Bien que le singulier en tant que tel ne puisse être séparé de la matière, il peut cependant être connu au moyen d’une similitude séparée de la matière qui soit la similitude de la matière. Dans ce cas, en effet, même si elle est séparée de la matière du point de vue de l’être, elle ne l’est pas du point de vue de la représentation.
15° L’acte de connaissance de Dieu n’est pas quelque chose de différent de son essence. En effet, en lui l’intellect et l’intelliger s’identifient, du fait que son action est son essence. Donc, le fait qu’il connaît quelque chose en dehors de lui ne permet pas de dire que sa connaissance sort de lui ou s’écoule hors de lui. D’ailleurs, d’aucune action d’une puissance cognitive on ne peut dire qu’elle sort, comme c’est le cas pour les actes des puissances d’ordre physique qui passent de l’agent dans le patient. En effet, la connaissance ne désigne pas un écoulement du connaissant dans le connu (alors que c’est le cas pour les actions dans l’ordre physique), mais désigne plutôt l’existence du connu dans le connaissant.
16° L’acte de la connaissance divine ne dépend aucunement de l’objet connu. En effet, la relation qu’il implique n’implique pas la dépendance de la connaissance par rapport à l’objet connu mais p1ut à l’inverse, la dépendance de l’objet connu par rapport à la connaissance tout comme, à l’inverse, la relation qu’implique le terme de science désigne la dépendance de notre science par rapport à son objet. En outre, l’acte de la connaissance n’entretient pas le même rapport avec son objet qu’avec la puissance cognitive. Il est, en effet, substantifié dans son être par la puissance cognitive et non par l’objet, car l’acte est dans la puissance même mais non dans l’objet.
17° Une chose est connue de la manière dont elle est représentée dans le connaissant et non de la manière dont elle existe dans le connaissant. En effet, la similitude existant dans la puissance cognitive n’est pas principe de la connaissance de la chose en fonction de l’être qu’elle a dans la puissance cognitive, mais en fonction de la relation qu’elle entretient avec la chose connue. De là vient qu’une chose est connue non en fonction de la manière dont sa similitude possède l’être dans le connaissant, mais en fonction de la manière dont la similitude existant dans l’intellect représente la chose. Voilà pourquoi, la similitude de l’intellect divin, bien qu’elle possède un être immatériel, est aussi le principe de la connaissance des réalités matérielles et partant singulières, parce qu’elle est la similitude de la matière.
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ARTICLE 6: L’intellect humain connaît-il les singuliers?

Objections:
Il semble que oui.

1° L’intellect humain connaît en abstrayant la forme de la matière. Or, le fait d’abstraire une forme de la matière ne lui fait pas perdre sa particularité puisque, même dans les mathématiques, qui font abstraction de la matière, on considère des lignes particulières. L’immatérialité de notre intellect ne l’empêche donc pas de connaître les singuliers.
2° Les singuliers ne se distinguent pas sous l’aspect où ils partagent une nature commune, car, par leur participation à l’espèce, plusieurs hommes ne font qu’un seul homme. Si donc notre intellect ne connaissait que l’universel, il ne connaîtrait pas la distinction entre un singulier et un autre et, par conséquent, notre intellect ne dirigerait pas nos opérations, car, dans ce domaine, nous nous dirigeons au moyen d’un choix lequel présuppose la distinction entre une chose et l’autre.
3° (Réponse: Notre intellect connaît les singuliers en appliquant une forme universelle à quelque chose de particulier.) En sens contraire: Notre intellect ne peut appliquer une chose à une autre que s’il les connaît déjà toutes deux. La connaissance du singulier précède donc l’application de l’universel au singulier. Cette application ne peut donc pas être la cause pour laquelle notre intellect connaît le singulier.
4° D’après Boèce au livre V de la Consolation de la philosophie, "tout ce que peut une puissance inférieure, une puissance supérieure le peut aussi." Or, comme il le dit au même endroit, l’intellect est supérieur à l’imagination et l’imagination au sens. Puis donc que le sens connaît le singulier, notre intellect pourra, lui aussi, le connaître.

En sens contraire:
Boèce dit qu’"une chose est universelle lorsqu’elle est intelligée et singulière lorsqu’elle est sentie".

Réponse:
Toute action, quelle qu’elle soit, dépend de la nature de la forme active qui est principe de l’action. Par exemple, le réchauffement se mesure au degré de chaleur Or, la similitude du connu, par laquelle est informée la puissance cognitive, est le principe de la connaissance du point de vue de l’acte, comme la chaleur l’est du réchauffement. Voilà pourquoi toute connaissance dépend nécessairement du mode de la forme qui est dans le connaissant Puis donc que la similitude de la chose, qui est dans notre intellect, est reçue comme séparée de la matière et de toutes les conditions de la matière qui sont les principes de l’individuation il reste que, de soi, notre intellect ne connaît pas le singulier mais seulement l’universel. En effet, toute forme en tant que telle est universelle, sauf s’il s’agit d’une forme subsistante qui, du fait même qu’elle subsiste, est incommunicable.
Mais il se fait par accident que notre intellect connaît le singulier. En effet, comme le dit le Philosophe au livre III De l’âme, les phantasmes sont à l’intellect ce que les choses sensibles sont au sens par exemple ce que les couleurs, qui sont hors de l’âme, sont à la vue. De même, donc, que l’espèce qui est dans le sens est abstraite des choses elles-mêmes et que grâce à elle la connaissance du sens est en lien avec les choses sensibles elles-mêmes, de même notre intellect abstrait des phantasmes une espèce et, grâce à elle, sa connaissance est de quelque manière en lien avec les phantasmes.
Il y a cependant une différence: la similitude qui est dans le sens est abstraite de la chose comme de l’objet connaissable.
Aussi, grâce à elle, la chose elle-même est-elle connue directement par soi. Par contre, la similitude qui est dans l’intellect n’est pas abstraite du phantasme comme de l’objet connaissable mais comme du médium de la connaissance, à la manière dont notre sens reçoit la similitude de la chose qui est dans le miroir lorsqu’il se porte vers elle non comme vers une chose mais comme vers la similitude d’une chose. Notre intellect n’est donc pas porté directement, par l’espèce qu’il reçoit, à connaître le phantasme mais à connaître la chose dont c’est le phantasme Cependant, par une sorte de mouvement réflexe il fait aussi retour à la connaissance du phantasme lui-même, lorsqu’il considère la nature de son acte, celle de l’espèce qui lui procure la vision intellectuelle et celle de ce dont il a abstrait l’espèce, c’est-à-dire du phantasme. Pareillement, grâce à la similitude reçue du miroir et qui est dans la vue, la vue se porte directement vers la connaissance de la chose qui se reflète dans le miroir, mais par une sorte de retour elle se porte grâce à cette même similitude vers la similitude même qui est dans le miroir. Dans la mesure, donc, où notre intellect, grâce à la similitude qu’il tire du phantasme, fait réflexion sur le phantasme lui-même dont il a abstrait l’espèce -phantasme qui est la similitude d’une réalité particulière -, il a une certaine connaissance du singulier, en raison du lien que l’intellect entretient avec l’imagination.

Solutions:
1° La matière dont on fait abstraction est double: il y a la matière intelligible et la matière sensible, comme il ressort du livre VII de la Métaphysique. J’appelle matière intelligible celle que l’on considère dans la nature du continu et matière sensible la matière physique L’une et l’autre peut être considérée de deux manières, savoir comme signée ou comme non signée. J’appelle signée la matière considérée avec la détermination que sont telles ou telles dimensions, et non-signée la matière considérée sans la détermination des dimensions Il faut donc savoir, d’après cela, que la matière signée est le principe de l’individuation. C’est d’elle que tout intellect fait abstraction lorsqu’on dit qu’il fait abstraction de l'ici et du maintenant L’intellect du physicien, quant à lui, ne fait pas abstraction de la matière sensible non signée: il considère, en effet, l’homme, la chair, les os, dont la définition inclut la matière sensible non signée Par contre, l’intellect du mathématicien fait totalement abstraction de la matière sensible mais non de la matière intelligible non-signée. Il est donc clair que c’est l’abstraction qui est commune à tout intellect qui rend la forme universelle.
2° D’après le Philosophe au livre III De l’âme, il n’y a pas que l’intellect qui en nous soit principe de mouvement, il y a aussi l’imagination grâce à laquelle le concept universel de l’intelligence est appliqué à une oeuvre particulière à réaliser. L’intellect est donc, pour ainsi dire, le principe éloigné du mouvement alors que la raison particulière et l’imagination en sont le principe prochain.
3° L’homme connaît déjà les singuliers par l’imagination et le sens. Voilà pourquoi il peut appliquer au particulier la connaissance universelle qui est dans l’intellect. En effet, à proprement parler, ce ne sont pas le sens ou l’intellect qui connaissent mais c’est l’homme qui connaît au moyen de l’un et l’autre, ainsi qu’il ressort du livre I De l’âme.
4° Ce que peut une puissance inférieure, une puissance supérieure le peut aussi. Cependant, elle ne le fait pas de la même manière mais de manière plus noble. L’intellect connaît donc la même chose que le sens mais de manière plus noble puisque immatériellement. Par conséquent, il ne s’ensuit as que, si le sens connaît le singulier, l’intellect le connaisse aussi.

ARTICLE 7: Dieu connaît-il l'existence ou la non-existance actuelle du singulier?
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On se demande, septièmement, si Dieu connaît l’existence ou la non-existence actuelle du singulier, à cause de la position d’Avicenne à laquelle on a fait allusion plus haut. Cela revient à se demander si Dieu connaît les énoncés, et surtout dans le domaine du singulier. Il semble que non.

Objections:
1° L’intellect divin est toujours dans le même état. Or, le singulier, selon qu’il existe ou non actuellement, est dans des états différents. L’intellect divin ne connaît donc pas l’existence ou la non-existence actuelle du singulier.
2° Parmi les puissances de l’âme, celles qui, comme l’imagination, sont indifférentes à la présence ou à l’absence de la chose ne connaissent pas si la chose existe ou n’existe pas actuellement. Seules le connaissent les puissances qui, comme le sens, ne portent pas sur les choses absentes comme sur les présentes. Or, l’intellect divin se comporte de la même manière à l’égard des choses présentes et des absentes. Il ne connaît donc pas l’existence ou la non-existence actuelle des choses, mais connaît leur nature dans l’absolu.
3° D’après le Philosophe au livre VI de la Métaphysique, la composition impliquée dans l’affirmation selon laquelle une chose existe ou n’existe pas n’est pas dans les choses mais seulement dans notre intellect Or, il ne peut y avoir de composition dans l’intellect divin. Dieu ne connaît donc pas l’existence ou la non-existence de la chose.
4° Commentant le verset de Jean 1, 3: "Ce qui a été fait était vie en lui " saint Augustin dit que les choses créées sont en Dieu comme le coffre est dans l’esprit de l’artisan. Or, la similitude du coffre que l’artisan a dans l’esprit ne lui permet pas de savoir si le coffre existe ou non. Donc, Dieu, lui non plus, ne connaît pas l’existence ou la non-existence actuelle du singulier.
5° Plus une connaissance est noble, plus elle ressemble la connaissance divine Or, la connaissance de l’intellect qui comprend les définitions des choses est plus noble que la connaissance sensible, car l’intellect en définissant s’avance vers l’intérieur de la chose, tandis que le sens s’occupe de l’extérieur Puis donc que l’intellect, lorsqu’il définit, ne connaît pas si la chose existe ou non, mais connaît sa nature dans l’absolu alors que le sens, lui, le connaît, il semble qu’il faille tout spécialement attribuer Dieu cette manière de connaître qui consiste connaître la nature de la chose dans l’absolu sans savoir si la chose existe ou non.
6° Dieu connaît chaque chose au moyen de l’idée de la chose qui est en lui. Or, cette idée est indifférente l’existence ou la non-existence de la chose, sinon elle ne procurerait pas Dieu la connaissance des choses futures. Dieu ne connaît donc pas si une chose existe ou non.

En sens contraire:
1° Plus une connaissance est parfaite, plus nombreuses sont les propriétés de la chose connue qu’elle saisit Or, la connaissance divine est la plus parfaite. Dieu connaît donc la chose sous tous ses aspects. Il connaît, par conséquent, son existence ou sa non-existence.
2° Comme il ressort de ce qu’on a dit. Dieu a une connaissance propre et distincte des choses. Or, il ne connaîtrait pas les choses de façon distincte s’il ne distinguait la chose qui existe de celle qui n’existe pas. Il sait donc qu’une chose existe ou n’existe pas.
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Réponse:
Le rapport de l’essence universelle d’une espèce donnée aux accidents par soi de cette espèce est aussi celui de l’essence d’un singulier à tous les accidents propres de ce singulier, c’est-à-dire tous les accidents qui se trouvent en lui, car, du fait qu’ils sont individués en lui, ils lui deviennent propres. Or, l’intellect qui connaît l’essence d’une espèce comprend par elle tous les accidents par soi de cette espèce. En effet, d’après le Philosophe, le principe de toute démonstration par laquelle on déduit les accidents propres d’un sujet est la quiddité Si donc on connaissait l’essence propre d’un singulier, on connaîtrait tous les accidents de ce singulier. Mais ce n’est pas possible pour notre intellect parce que la matière signée, dont notre intellect fait abstraction, appartient à l’essence du singulier et entrerait dans sa définition si le singulier en avait une. En revanche, l’intellect divin, qui saisit la matière, comprend non seulement l’essence universelle de l'espèce mais aussi l'essence singulière de chaque individu Voilà pourquoi il connaît tous les accidents, à la fois ceux qui sont communs à l’espèce ou au genre tout entiers et ceux qui sont propres à chaque singulier. L’un d’entre eux est le temps dans lequel se trouve tout singulier existant dans la réalité, et c’est selon la détermination du temps qu’on attribue ou non l’existence actuelle au singulier. Voilà pourquoi Dieu connaît l’existence ou la non-existence actuelle de chaque singulier et il connaît tous les autres énoncés que l’on peut former au sujet des choses universelles ou des individus.
Il y a cependant sur ce point une différence entre l’intellect divin et le nôtre. En effet, notre intellect forme des concepts différents pour connaître le sujet et l’accident, et pour connaître les différents accidents. Il passe donc discursivement de la connaissance de la substance à celle de l’accident. En outre, pour connaître qu’une chose inhère dans une autre, il compose une espèce avec une autre et les unit de quelque manière. Ainsi forme t-il en lui-même des énoncés. En revanche, l’intellect divin connaît toutes les substances et tous les accidents au moyen d’une seule chose: son essence. Il ne passe donc pas discursivement de la substance à l’accident, ni ne compose une chose avec une autre, mais, à la place de ce qui est dans notre intellect composition des espèces, il y a dans l’intellect divin une unité sous tout rapport Pour cette raison, il connaît de façon non complexe les choses complexes, comme il connaît "les choses multiples sur le mode de la simplicité et de l’unité, et les choses matérielles de façon immatérielle."
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Solutions:
1° L’intellect divin connaît par un seul et même principe tous les états sujets à variation dans une chose. Voilà pourquoi, alors qu’il demeure toujours dans le même état, il connaît tous les états des choses de quelque manière qu’elles changent.
2° La similitude qui est dans l’imagination n’est la similitude que de la chose elle-même. Elle n’est pas une similitude qui permet de connaître le temps dans lequel la chose est située Mais il en va différemment de l’intellect divin. Ce n’est donc pas pareil.
3° A la place de la composition qui est dans notre intellect, il y dans l’intellect divin l’unité. Mais la composition est une certaine imitation de l’unité. C’est pourquoi on l’appelle aussi union Par conséquent, il est clair que Dieu, sans faire de composition, connaît plus véritablement les énoncés que ne le fait l’intellect qui compose et divise.
4° Le coffre qui est dans l’esprit de l’artisan n’est pas la similitude de tout ce qui peut appartenir au coffre. C’est la raison pour laquelle il n’en va pas de même de la connaissance de l’artisan et de la connaissance divine.
5° Celui qui connaît une définition connaît en puissance les énoncés qui sont démontrés au moyen de cette définition. Or, dans l’intellect divin, il n’y a pas de différence entre être en acte et pouvoir. Donc, dès qu’il connaît les essences des choses, il comprend aussitôt tous les accidents qui en découlent.
6° L’idée qui est dans l’esprit divin est indifférente à l’état de la chose, parce qu’elle est la similitude de cette chose selon tous ses états. Voilà pourquoi elle permet de connaître la chose quel que soit l’état de celle-ci.
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ARTICLE 8: Dieu connaît-il les non-étants?

On se demande, huitièmement, si Dieu connaît les non-étants et les choses qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existé.

Objection:
Il semble que non.
1° Comme le dit saint Denis au ch. I des Noms divins il n’y a de connaissances que des existants. Or, ce qui ni n’existe, ni n’existera, ni n’a existé n’est d’aucune manière un existant. La connaissance de Dieu ne peut donc porter sur lui.
2° Toute connaissance se fait par assimilation du connaissant au connu. Or, l’intellect divin ne peut être assimilé au non-étant. Il ne peut donc connaître le non-étant.
3° Dieu connaît les choses au moyen des idées. Or, il n’y a pas d'idée au non-étant. Dieu ne connaît donc pas le non-etant.
4° Tout ce que Dieu connaît est dans son Verbe. Or, au dire de saint Anselme dans le Monologion, "de ce ci n’a pas existé, n’existe pas et n’existera pas il n’y a pas de verbe." Dieu ne connaît donc pas ce genre de choses.
5° Dieu ne connaît que le vrai. Or, le vrai et l’étant sont convertibles. Dieu ne connaît donc pas les choses qui ne sont pas.

En sens contraire:
"Il appelle les choses qui ne sont pas comme celles qui sont " (Ro 4, 17). Or, il n’appellerait pas les non-étants s’il ne les connaissait pas. Il connaît donc les non-étants.

Réponse:
Dieu connaît les choses créées à la manière dont l’artisan connaît les produits de l’art, laquelle connaissance est la cause des produits de l’art. Le rapport de cette connaissance aux choses connues est donc l’inverse de celui qu’entretient notre connaissance. En effet, notre connaissance, du fait qu’elle est reçue des choses, est par nature postérieure aux choses alors que la connaissance que le Créateur a des créatures et celle que l’artisan a des produits de l’art précèdent par nature les choses connues. Or, la suppression de ce qui est antérieur entraîne celle de ce qui est postérieur, mais non l’inverse. De là vient que notre connaissance des choses de la nature ne peut exister si les choses elles-mêmes ne préexistent, tandis que pour l’intellect de Dieu ou de l’artisan la connaissance de la chose est indifférente à l’existence ou la non-existence de la chose.
Il faut cependant savoir que l’artisan a une double connaissance de l’oeuvre susceptible d’être réalisée: une connaissance spéculative et une connaissance pratique. Il en a une connaissance spéculative ou théorique lorsqu’il connaît les raisons formelles de l’oeuvre sans les appliquer à l’opération au moyen de l’intention. Mais il en a une connaissance pratique, au sens propre, lorsque, au moyen de l’intention, il étend les raisons formelles de l’oeuvre à cette fin qu’est l’opération. C’est en ce sens que la médecine est divisée en médecine théorique et médecine pratique, comme le dit Avicenne. Il est donc évident, d’après cela, que la connaissance pratique de l’artisan suit sa connaissance spéculative, puisque la connaissance devient pratique lorsqu’on étend la connaissance spéculative à la réalisation d’un ouvrage. Or, si l’on supprime ce qui est postérieur, ce qui est antérieur demeure. Il est donc clair qu’il peut y avoir chez l’artisan connaissance d’un produit de l’art que tantôt il décide de réaliser mais que tantôt il ne décide jamais de réaliser, comme lorsqu’il élabore la forme d’un objet qu’il n’a pas l’intention de réaliser. Toutefois, cet objet qu’il ne prend pas la décision de réaliser, l’artisan ne le voit pas toujours comme existant dans sa puissance. -car parfois il élabore un objet tel que les forces lui manquent pour le réaliser -mais il le considère dans sa fin à lui, c’est-à-dire qu’il voit que cet objet lui permettrait de parvenir à telle fin En effet, d’après le Philosophe aux livres VI et VII de l’Éthique, les fins sont dans l’ordre du faire comme les principes dans l’ordre spéculatif'si bien que, de même que les conclusions sont connues dans les principes, de même les produits de l’art le sont dans les fins.
Il est donc clair que Dieu peut avoir connaissance de certains non-étants. Il a une connaissance pour ainsi dire pratique de certains d’entre eux, à savoir de ceux qui ont existé, existent ou existeront et qui procèdent de sa science selon qu’il l’a décidé. Il a, en revanche, une connaissance pour ainsi dire spéculative de ceux qui n’ont jamais existé, n’existent pas et n’existeront pas, c’est-à-dire de ceux qu’il a décidé de ne jamais réaliser. On peut dire qu’il les voit dans sa puissance, puisqu’il n’est rien qu’il ne puisse, mais on dit avec plus d’à propos qu’il les voit dans sa bonté qui est la fin de toutes les choses qui sont faites par lui Il voit, en effet, qu’il y a beaucoup d’autres manières pour sa propre bonté d’être communiquée, en plus de celle dont elle est communiquée aux existants passés, présents et à venir, car toutes les choses créées ne peuvent égaler sa bonté, si grand qu’apparaisse leur degré de participation à cette bonté.
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Solutions:
1° Les choses qui n’ont pas existé, n’existent pas et n’existeront pas existent de quelque manière dans la puissance de Dieu comme dans un principe actif ou bien dans sa bonté comme dans une cause finale.
2° La connaissance qui est reçue des choses connues consiste dans l’assimilation passive par laquelle le connaissant est assimilé aux choses connues existant antérieurement. Mais la connaissance qui est cause des choses connues consiste dans l’assimilation active par laquelle le connaissant s’assimile le connu. Puis donc que Dieu peut s’assimiler ce que ne lui est pas encore assimilé, il peut aussi avoir connaissance du non-étant.
3° Si, comme le voudrait plutôt l’usage, l’idée est la forme de la connaissance pratique, il n’y a d’idée que des choses qui ont existé, existent ou existeront. Mais, si l’idée est la forme aussi de la connaissance spéculative, rien n’empêche qu’il y ait une idée des autres choses, celles qui n’ont pas existé, n’existent pas et n’existeront pas.
4° Le Verbe désigne "la puissance opérative du Père", celle par laquelle il fait toutes choses. Voilà pourquoi le Verbe n’a pas plus d’extension que l’opération divine. Aussi est-il dit dans le Psautier: "Il a parlé et cela fut fait." En effet, bien que le Verbe connaisse aussi les autres choses, il n’en est pas le Verbe.
5° Les choses qui n’ont pas existé, n’existent pas et n’existeront pas ont une vérité dans la mesure où elles ont un être, c’est-à-dire en tant qu’elles existent dans leur principe actif ou final. Et c’est ainsi qu’elles sont aussi connues de Dieu.

ARTICLE 9: Dieu connaît-il les infinis?
 

Objections:

Il semble que non.
1° Comme le dit saint Augustin au livre XII de la Cité de Dieu, " tout ce qui est su est limité par la compréhension de celui qui sait". Or, ce qui est infini ne peut être limité. Ce qui est infini n’est donc pas su de Dieu.
2° (Réponse: Dieu sait les infinis d’une science de simple connaissance et non d’une science de vision) En sens contraire: Toute science parfaite comprend et, par conséquent, limite ce qu’elle sait. Or, tout comme la science de vision, la science de simple connaissance en Dieu est parfaite. Donc, pas plus que la science de vision, la science de simple connaissance ne peut porter sur les infinis.
3° Tout ce que Dieu connaît, il le connaît par l’intellect. Or, la connaissance de l’intellect est appelée vision. Donc, tout ce que Dieu connaît, il le sait dune science de vision. Si donc il ne sait pas les infinis par la science de vision, il ne les sait d’aucune manière.
4° Les raisons formelles de toutes les choses qui sont connues par Dieu sont en Dieu et y sont en acte. Si donc les infinis sont sus de Dieu, il y aura en lui une infinité de raisons formelles en acte, ce qui semble impossible.
5° Tout ce que Dieu sait, il le connaît parfaitement. Or, une chose n’est parfaitement connue que si la connaissance du connaissant pénètre jusqu’à l’intime de la chose. Donc, tout ce que Dieu connaît, il le pénètre de quelque manière de part en part. Or, l’infini ne peut d’aucune manière être franchi ni par le fini ni par l’infini. Dieu ne connaît donc d’aucune manière les infinis.
6° Quiconque regarde une chose, la limite par son regard. Or, tout ce que Dieu connaît, il le regarde. Ce qui est infini ne peut donc être connu par lui.
7° Si la science de Dieu porte sur les infinis, elle sera, elle aussi, infinie. Mais cela ne se peut, car tout infini est imparfait, comme il est démontré au livre III de la Physique. La science de Dieu ne porte donc d’aucune manière sur les infinis.
8° Ce qui répugne la définition de l’infini ne peut d’aucune manière être attribué l’infini. Or, être connu répugne la définition de l’infini, car "l’infini est ce dont on peut toujours saisir davantage, quelle que soit la quantité déjà saisie", comme il est dit au livre III de la Physique. Or, ce qui est connu doit être saisi par le connaissant et ce dont quelque chose reste en dehors du connaissant n’est pas pleinement connu. Il est donc clair qu’il répugne à la définition de l’infini d’être pleinement connu par quelqu’un. Puis donc que Dieu connaît pleinement tout ce qu’il connaît, il ne connaît donc pas les infinis.
9° La science de Dieu est la mesure de la chose sue. Or, l’infini ne peut avoir de mesure. L’infini ne tombe donc pas sous la science de Dieu.
10° Le fait de mesurer n’est rien d’autre que le fait de s’assurer de la quantité de ce qui est mesuré. Si donc Dieu connaissait l’infini et, par conséquent, connaissait sa quantité, il le mesurerait, ce qui est impossible puisque l’infini en tant qu’infini est immense, c’est-à-dire non mesurable. Dieu ne connaît donc pas l’infini.
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En sens contraire:
1° Comme le dit saint Augustin au livre XII de la Cité de Dieu, "bien que les nombres infinis n’aient pas de nombre, ils ne sont pas incompréhensibles pour celui dont la science est sans nombre."
2° Comme Dieu ne fait rien qu’il ne connaisse, il peut savoir tout ce qu’il peut faire. Or, Dieu peut faire les infinis. Il peut donc savoir les infinis.
3° Pour intelliger quelque chose, il faut l’immatérialité du côté du connaissant et du connu ainsi que l’union des deux. Or, l’intellect divin est infiniment plus immatériel qu’un intellect créé. Il est donc infiniment plus capable de connaissance intellectuelle. Or, l’intellect créé peut connaître les infinis en puissance. L’intellect divin peut donc connaître les infinis en acte.
4° Dieu sait toutes les choses qui sont, ont été ou seront. Or, si monde durait infiniment, jamais le cycle de la génération ne finirait et il y aurait ainsi une infinité de singuliers. Or, cela serait possible à Dieu Il n’est donc pas impossible qu’il connaisse les infinis.
5° Comme le dit le Commentateur au livre XI de la Métaphysique, "tous les rapports et toutes les formes qui sont en puissance dans la matière prime sont en acte dans le premier moteur." A cela s’accorde aussi l’affirmation de saint Augustin selon laquelle les raisons séminales des choses sont dans la matière prime tandis que les raisons causales sont en Dieu Or, il y a une infinité de formes en puissance dans la matière prime parce que la puissance passive de celle-ci est infinie Il y a donc aussi dans le premier moteur, c’est-à-dire Dieu, des infinis en acte. Or, Dieu connaît tout ce qui, en lui, est en acte. Il connaît donc les infinis.
6° saint Augustin, disputant au livre XV de la Cité de Dieu contre les Académiciens qui niaient qu’il y eût quelque chose de vrai, montre que non seulement il existe un grand nombre de choses vraies, mais qu’il y en a même une infinité, en vertu d’une sorte de réduplication de l’intellect par rapport à lui même ou même d’une réduplication de la proposition Par exemple, si je dis quelque chose de vrai, il est vrai que je dis vrai et il est vrai que je dis que je dis vrai et ainsi à l’infini. Or Dieu connaît toutes les choses vraies. Il connaît donc des infinis.
7° Tout ce qui est en Dieu, est Dieu. La science de Dieu est donc Dieu lui-même. Or, Dieu est infini puisqu’il n’est compris d’aucune manière. Sa science est donc, elle aussi, infinie. Il possède donc la science des infinis.

Réponse:
Comme le dit saint Augustin au livre XII de la Cité de Dieu certains, qui veulent juger de l’intellect divin selon le mode de notre intellect ont prétendu que Dieu ne peut, pas plus que nous, connaître les infinis. Et, comme ils posaient que Dieu connaît les singuliers et, en même temps, que le monde est éternel, la conséquence en était l’existence d’un retour cyclique dans les différents ages de réalités numériquement identiques, ce qui est totalement absurde. Il faut donc affirmer que Dieu connaît les infinis, ainsi qu'on peut le montrer à partir de ce qu’on a déjà établi plus haut Dieu, en effet, connaît non seulement les choses qui ont été, sont ou seront, mais aussi toutes celles qui peuvent participer de sa bonté. Or, ces dernières sont en nombre infini puisque sa bonté est infinie Il reste donc que Dieu connaît les infinis. Mais il faut considérer de quelle manière cela se fait.
Il faut donc savoir que l’extension de la connaissance à un plus ou moins grand nombre d’objets dépend de la puissance de son médium. Par exemple, la similitude qui est reçue dans la vue est déterminée par rapport aux propriétés particulières de la chose. Elle n’est donc capable de conduire qu’à la connaissance d’une seule chose. Par contre, la similitude de la chose reçue dans l’intellect est dégagée des propriétés particulières. Etant plus élevée, elle peut donc conduire à la connaissance d’un plus grand nombre de choses. Et, comme une forme universelle unique peut par nature être participée par une infinité de singuliers, de là vient que l’intellect connaît de quelque manière les infinis. Mais, comme la similitude qui est dans l’intellect ne conduit pas à la connaissance du singulier du point de vue de ce qui distingue les singuliers entre eux mais seulement du point de vue de leur nature commune, de là vient que notre intellect, au moyen de l’espèce qu’il a en lui, ne connaît les infinis qu’en puissance. En revanche, le médium par lequel Dieu connaît, savoir son essence, est la similitude des choses en nombre infini qui peuvent l’imiter, et pas seulement du point de vue de ce qui leur est commun mais aussi du point de vue de ce par quoi elles se distinguent entre elles, ainsi qu’il ressort de ce qui précède La science divine a donc la puissance de connaître les infinis. Mais il nous faut maintenant considérer comment Dieu connaît les infinis en acte.
Rien n’empêche que quelque chose soit infini d’une certaine manière et fini d’une autre, comme, par exemple, s’il y avait un corps, infini certes en longueur, mais fini en largeur. C’est pareillement possible chez les formes. Supposons, par exemple, qu’un corps infini soit blanc. La quantité extensive de la blancheur -qui la quantifie par accident -sera infinie, mais sa quantité par soi, c’est-à-dire sa quantité intensive, serait néanmoins finie. Il en va de même pour n’importe quelle autre forme d’un corps infini, car toute forme reçue dans une matière est limitée en fonction du mode d’être de ce qui la reçoit et n’a donc pas une intensité infinie Or, de même qu’il répugne à être connu, l’infini répugne aussi à être franchi, car l’infini ne peut être ni connu ni franchi. Néanmoins, si quelque chose se déplaçait sur un infini mais non dans le sens de son infinité, l’infini pourrait être franchi. Par exemple, ce qui est infini en longueur et fini en largeur peut être franchi dans le sens de la largeur mais non dans celui de la longueur. De la même manière, si quelque infini est connu dans le sens de son infinité, il ne peut d’aucune manière être connu parfaitement mais, s’il n’est pas connu en ce sens là, il pourra alors être connu parfaitement. En effet, étant donné que, d’après le Philosophe au livre I de la Physique, " la notion d’infini a rapport à la quantité " et que la quantité implique par définition un ordre des parties il s’ensuit que l’infini est connu dans le sens de son infinité lorsqu’il est saisi partie après partie Si donc notre intellect devait connaître de cette manière un corps blanc infini, il ne pourrait d’aucune manière le connaître parfaitement, ni lui, ni sa blancheur. Mais, s’il connaît la nature de la blancheur ou de la corporéité qui se trouvent dans le corps infini, il connaîtra alors parfaitement l’infini en toutes ses parties mais non dans le sens de son infinité. Il est ainsi possible que notre intellect, de quelque manière, connaisse parfaitement un infini continu. Par contre, il ne peut d’aucune manière connaître les infinis dans l’ordre de la quantité discrète parce qu’il ne peut pas par une seule espèce connaître une multiplicité. Delà vient que, si notre intellect doit considérer un ensemble numérique, il faut qu’il connaisse un élément après l’autre. Il connaît par conséquent la quantité discrète dans le sens de son infinité. Si donc il connaissait un ensemble numérique infini en acte, il s’ensuivrait qu’il connaîtrait l’infini dans le sens de son infinité, ce qui est impossible.
Mais l’intellect divin, lui, connaît toutes choses au moyen d’une seule espèce. Sa connaissance atteint donc toutes choses en même temps et d’un seul regard. Par conséquent, il ne connaît pas un ensemble numérique selon l’ordre de ses parties et il peut donc connaître un ensemble numérique infini, mais non dans le sens de son infinité. En effet, s’il devait le connaître dans le sens de son infinité, c’est-à-dire partie après partie, il n’arriverait jamais à la fin, si bien qu’il ne le connaîtrait pas parfaitement. J’accorde donc purement et simplement que Dieu connaît en acte les infinis absolument Mais ces infinis ne s’égalent pas à son intellect comme lui-même, lorsqu’il se connaît, s’égale à son intellect. En effet, l’essence dans les infinis créés est finie du point de vue intensif, comme, par exemple, la blancheur dans un corps infini, tandis que l’essence de Dieu est infinie à tout point de vue. Pour cette raison, tous les infinis sont finis pour Dieu et sont compréhensibles par lui.
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Solutions:
1° On dit que ce qui est su est limité par celui qui sait, en ce sens qu’il ne dépasse pas l’intellect de celui qui sait en laissant hors de celui-ci quelque chose de lui-même. De cette manière, en effet, il se comporte à l’égard de l’intellect de celui qui sait comme quelque chose de fini. Et il n’y a pas d’inconvénient à ce que cela se produise pour l’infini quand il n’est pas su dans le sens de son infinité.
2° La science de simple connaissance et la science de vision n’impliquent aucune différence du côté de celui qui sait mais seulement du côté de la chose sue. On parle de science de vision en Dieu par ressemblance avec la vision corporelle, qui voit les choses placées hors d’elle. Par la science de vision Dieu n’est donc dit savoir que les choses qui sont hors de lui, qu’elles soient présentes, passées ou à venir. Mais la science de simple connaissance, comme on l’a prouvé plus haut concerne les choses qui n’existent pas, n’ont pas existé et n’existeront pas. Dieu ne connaît pas d’une manière différente ces choses-ci et celles-là. Si donc Dieu ne voit pas les infinis, ce n’est pas à cause de la science de vision mais parce que les objets à voir n’existent pas. Mais si on posait l’existence d’infinis en acte ou successifs, nul doute que Dieu les connaîtrait d’une science de vision.
3° La vue, à proprement parler, est un certain sens corporel, de sorte que, si on transfère le nom de vision à la connaissance immatérielle, ce ne sera que par métaphore. Or, dans les expressions métaphoriques, la raison de vérité diffère selon les différentes ressemblances que l’on trouve dans les choses. Rien n’empêche donc qu’on appelle vision tantôt toute connaissance divine et tantôt la seule connaissance qui porte sur les choses passées, présentes ou à venir.
4° Dieu est lui-même par son essence la similitude de toutes les choses et la similitude propre de chacune Si, donc, on dit qu’il y a en Dieu plusieurs raisons formelles des choses, c’est uniquement en fonction des rapports qu’il entretient avec les différentes créatures, rapports qui ne sont que des relations de raison. Or, comme le dit Avicenne dans sa Métaphysique il n’y a pas d’inconvénient à multiplier à l’infini les relations de raison.
5° Le franchissement implique mouvement d’un terme à un autre. Etant donné que Dieu connaît sans discourir mais par un regard unique et simple toutes les parties de l’infini, qu’il soit continu ou discontinu, il connaît parfaitement l’infini mais pourtant ne franchit pas l’infini en le connaissant.
6° Même réponse qu’au premier argument.
7° Cet argument est valable pour l’infini au sens privatif, qui ne se rencontre que dans le domaine de la quantité. En effet, tout ce qui se dit en un sens privatif est imparfait. Mais cet argument n’est pas valable pour l’infini au sens négatif, celui qui s’applique à Dieu. C’est en effet une perfection que de n’être limité par rien.
8° Cet argument prouve que l’infini ne peut être connu dans le sens de son infinité, car, quelle que soit la partie de sa quantité que tu prennes, si grande soit-elle, et quelle que soit la mesure, il restera toujours quelque chose à en prendre. Mais Dieu ne connaît pas l’infini de telle manière qu’il passe d’une partie à une autre.
9° Ce qui est infini en quantité possède, comme on l’a dit, un être fini et c’est pour cela que la science divine peut être la mesure de l'infini.
10° Le fait de mesurer consiste par définition à s’assurer de la quantité déterminée d’une chose. Or, Dieu ne connaît pas l’infini de manière à savoir sa quantité déterminée puisque celui-ci n’en a pas. Etre connu par Dieu n’est donc pas contradictoire avec l’idée d’infini.
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ARTICLE 10: Dieu peut-il faire des infinis?

Objections:

Il semble que oui.
1° Les raisons formelles existant dans l’esprit divin sont productrices des choses et l’une n’empêche pas l’autre d’agir. Puis donc que ces raisons sont en nombre infini dans l’esprit divin un nombre infini d’effets peut être obtenu à partir d’elles lorsque la puissance divine les met en oeuvre.
2° La puissance du Créateur dépasse à l’infini la puissance de la créature. Or, il est au pouvoir de la créature de produire des infinis successifs. Dieu peut donc produire des infinis simultanés.
3° Une puissance qui ne passe pas à l’acte est vaine, surtout si elle ne peut pas passer à l’acte. Or, la puissance de Dieu porte sur les infinis. Cette puissance serait donc vaine si Dieu ne pouvait produire en acte des infinis.
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En sens contraire:
1° Sénèque dit que "l’idée est le modèle des choses qui sont faites par la nature." Or, les infinis ne peuvent exister en vertu de la nature et, par conséquent, ils ne peuvent non plus, semble-t-il, être faits par elle, car ce qui ne peut exister ne peut être fait. Il n’y aura donc pas en Dieu d’idée des infinis. Or, Dieu ne peut rien faire que par une idée. Il ne peut donc pas faire d’infinis.
2° En disant que Dieu crée les choses, on n’introduit rien de nouveau du côté de celui qui crée mais seulement du côté de la créature. Il semble donc qu’il revienne au même d’affirmer que Dieu crée les choses et que les choses paraissent à l’être à partir de Dieu. Donc, pour la même raison, affirmer que Dieu peut créer les choses revient à affirmer que les choses peuvent paraître à l’être à partir de Dieu. Or, les choses infinies ne peuvent être produites, car il n’y a pas dans la créature de puissance par rapport à un acte infini. Dieu ne peut donc pas, lui non plus, produire des infinis en acte.

Réponse:
L’infini se distingue de deux manières.
1° Il se distingue, premièrement, en fonction de la puissance et de l’acte On appelle infini en puissance celui qui consiste toujours dans la succession. C’est le cas, par exemple, dans la génération, le temps, la division du continu: en tout cela il y a une puissance par rapport à l’infini, car on prend toujours une partie après l’autre. En revanche, une ligne que nous supposerions sans limites est un exemple d’infini en acte.
2° On distingue, deuxièmement, l’infini par soi et l’infini par accident Voici le sens de cette distinction. La notion d’infini, comme on l’a dit relève de la quantité. Or, la quantité se dit d’abord de la quantité discrète et ensuite de la quantité continue Voilà pourquoi, pour voir de quelle manière il y a infini par soi et par accident, il faut considérer que la multiplicité est requise tantôt par soi mais tantôt seulement par accident. La multiplicité -c’est clair -est requise par soi dans les séries ordonnées de causes et d’effets où un élément dépend essentiellement de l’autre. Par exemple, l’âme met en mouvement la chaleur naturelle qui met en mouvement les nerfs et les muscles. Ceux-ci mettent en mouvement les mains qui mettent en mouvement le bâton lequel met en mouvement la pierre Dans cette série, n’importe lequel des éléments postérieurs dépend par soi de n’importe lequel des éléments antérieurs. Mais il y a multiplicité par accident lorsque tous les éléments contenus dans une série tiennent pour ainsi dire la place d’un seul et qu’il importe peu qu’il y en ait un, plusieurs, peu ou beaucoup. Supposons, par exemple, un constructeur qui bâtit une maison et qui, ce faisant, use successivement plusieurs scies La multiplicité des scies n’est requise pour la construction de la maison que par accident, du fait qu’une seule scie ne peut pas durer toujours, et le nombre de scies utilisées importe peu par rapport à la maison. Une scie ne dépend donc pas de l’autre comme c’était le cas lorsque la multiplicité était requise par soi. En fonction de cela donc, différentes opinions ont été émises sur l’infini.
Certains philosophes anciens ont admis un infini en acte non seulement par accident mais aussi par soi. Pour eux, l’infini appartenait nécessairement à ce qu’ils posaient comme principe, si bien qu’ils admettaient aussi une série causale infinie. Mais le Philosophe réprouve cette opinion au livre II de la Métaphysique et au livre III de la Physique. D’autres, sectateurs d’Aristote, ont accordé qu’il ne pouvait y avoir d’infini par soi ni en acte ni en puissance, puisqu il n'est pas possible que quelque chose dépende essentiellement d’une infinité de choses, car son être ne serait jamais constitué. Mais ils ont posé que l’infini par accident existait non seulement en puissance mais aussi en acte. C’est ainsi qu’Algazel, dans sa Métaphysique pose que les âmes humaines séparées des corps sont en nombre infini, conséquence du fait que, selon lui, le monde est éternel. Il n’y voit pas d’inconvénient puisqu’il n’y a pas de dépendance des âmes entre elles, si bien qu’on ne trouve dans la multiplicité des âmes qu’un infini par accident.
Mais d’autres ont posé qu’il ne peut y avoir d’infini en acte ni par soi ni par accident. Il ne peut y avoir qu’un infini en puissance, qui consiste dans la succession, comme l’enseigne le livre III de la Physique. C’est la position du Commentateur au livre II de la Métaphysique. Mais l'impossibilité pour l'infini d’exister en acte peut provenir de deux choses. L’existence en acte répugne à l’infini soit du fait même qu’il est infini soit pour quelque chose d’autre. Il est, par exemple, contradictoire qu’un triangle de plomb s’élève non parce qu’il est un triangle mais parce qu’il est en plomb.
Si donc, conformément à la deuxième opinion, l’infini peut par nature exister en acte ou même s’il ne le peut pas seulement à cause d’un empêchement qui vient d’autre chose que de l’idée d’infini, j’affirme que Dieu peut faire qu’une chose infinie existe en acte. Mais, si l’existence en acte est contradictoire avec la notion d’infini, alors Dieu ne peut pas le faire, pas plus qu’il ne peut faire que l’homme soit un animal sans raison, car ce serait faire exister ensemble des choses contradictoires. Quant à savoir si oui ou non l’existence en acte est contradictoire avec la notion d’infini, comme il s’agit d’une question soulevée de façon incidente, j’en laisse pour l’instant la discussion pour un autre endroit. Mais il faut répondre aux arguments de l’une et l’autre partie.
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Solutions:
1° Les raisons formelles qui sont dans l’esprit divin ne se réalisent pas dans la création avec le mode d’être qu’elles ont en Dieu, mais avec le mode d’être compatible avec ce qu’est la créature Ainsi, bien que ces raisons soient immatérielles, les choses sont, partir d’elles, produites dans l’existence matérielle. Si donc, comme le dit le Philosophe au livre III de la Physique il entre dans la notion d’infini de ne pas exister en acte de façon simultanée mais d’exister de façon successive, alors les raisons en nombre infini qui sont dans l’esprit divin ne peuvent se réaliser toutes en même temps dans les créatures, mais seulement de façon successive. Cela n’entraîne donc pas l’existence d’infinis en acte.
2° La puissance d’une créature est dite ne pas pouvoir quelque chose de deux manières Ce peut être, premièrement, en raison d’un défaut de puissance et, dans ce cas, il est correct de déduire que Dieu peut ce que la créature ne peut pas. Ce peut être, deuxièmement, parce que ce dont on dit que c’est impossible à la créature contient en soi une certaine contradiction et cela, savoir que deux choses contradictoires existent en même temps, n’est pas plus possible à Dieu qu’à la créature. Ce serait le cas de l’existence de l’infini en acte si l’existence en acte était contradictoire avec la notion d’infini.
3° Est vain ce qui n’atteint pas la fin à laquelle il est ordonné, ainsi qu’il est dit au livre II de la Physique. On ne dit donc d’une puissance qu’elle est vaine parce qu’elle ne passe pas à l’acte que dans la mesure où son effet ou son acte, qui a une existence différente d’elle, sont la fin de cette puissance. Or, aucun effet de la puissance divine n’est la fin de celle-ci et son acte n’est pas différent d’elle. L’argument n’est donc pas valable.
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Solutions des arguments en sens contraire:
1° Bien que par nature l’infini ne puisse exister de façon simultanée, il peut cependant être produit, car l’être de l’infini ne consiste pas à exister de façon simultanée mais il ressemble aux choses qui sont en devenir, comme "le jour et le combat", ainsi qu’il est dit au livre III de la Physique. Il n’en résulte cependant pas que Dieu ne puisse faire que les choses qui se font en vertu de la nature. En effet, l’idée, d’après la définition susdite, relève de la connaissance pratique qui existe du fait qu’elle est déterminée à l’acte par la volonté divine.
Mais Dieu peut, par sa volonté, faire beaucoup d’autres choses que celles dont il a décidé l’existence présente, passée ou future.
2° Dans la création, il n’y a de nouveau que ce qui se trouve du côté de la créature. Toutefois, le terme de "création" n’implique pas seulement cela mais aussi ce qui est du côté de Dieu. Il signifie, en effet, l’action divine, qui est son essence et connote l’effet dans la créature, qui est de recevoir de Dieu l’être. Il ne s’ensuit donc pas qu’il y ait identité entre ces deux propositions: "Dieu peut créer quelque chose" et "Quelque chose peut être créé par Dieu." Sinon, avant que n’existe la créature, Dieu n’aurait rien pu créer si n’avait préexistée la puissance de la créature, ce qui revient à poser une matière éternelle Donc, le fait que la puissance de la créature ne soit pas ordonnée à ce qu’il y ait des infinis en acte n’exclut pas que Dieu puisse produire des infinis en acte.
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ARTICLE 11: La science est-elle attribuée à Dieu et à nous de façon équivoque?

Objections:

Il semble que oui.
1° Partout où il y a une communauté d’univocité ou d’analogie il y a une certaine ressemblance. Or, il ne peut y avoir aucune ressemblance entre la créature et Dieu Rien ne peut donc leur être commun par univocité ou par analogie. Si donc on attribue le terme de science à Dieu et à nous, ce sera seulement de façon équivoque. Preuve de la mineure: Il est dit en Isaïe 40, 18: "A qui avez-vous fait Dieu semblable ?" etc. c’est-à-dire: il ne peut ressembler à personne.
2° Partout où il y a ressemblance, il y a comparaison. Or, entre Dieu et la créature, il ne peut y avoir aucune comparaison puisque la créature est finie et Dieu infini. Il ne peut donc y avoir aucune ressemblance entre eux et nous retrouvons ainsi la même conclusion que précédemment.
3° Partout où il y a comparaison, il y a nécessairement une forme qui est possédée à des degrés divers ou bien à égalité par plusieurs. Or, cela ne peut se dire de Dieu et de la créature, car, dans ce cas, il y aurait quelque chose de plus simple que Dieu. Il n’y a donc pas de comparaison entre Dieu et la créature, ni non plus, par conséquent, de ressemblance ni de communauté, sinon fondée sur la seule équivocité.
4° La distance entre les choses qui n’ont aucune ressemblance est plus grande que celle entre les choses qui ont une ressemblance. Or, entre Dieu et la créature, il y a une distance infinie telle qu’il ne peut pas y en avoir de plus grande. Il n’y a donc aucune ressemblance entre eux et nous retrouvons la même conclusion que précédemment.
5° La distance entre la créature et Dieu est plus grande que celle entre l’étant crée et le non-étant, puisque l’étant crée ne dépasse le non-étant que par la quantité de son être laquelle n’est pas infinie. Or, rien ne peut être commun l’étant et au non-étant "sinon par équivoque" seulement, ainsi qu’il est dit au livre IV de la Métaphysique, " comme si ce que, nous, nous appelons ‘homme’, d’autres l’appelaient ‘non-homme'." Il ne peut donc rien y avoir non plus de commun à Dieu et à la créature, sinon par pure équivoque.
6° Dans tous les analogués ou bien l’un entre dans la définition de l’autre, comme, par exemple, la substance entre dans la définition de l’accident et l’acte dans la définition de la puissance ou bien quelque chose d’identique entre dans la définition de l’un et l’autre analogués, comme, par exemple, la santé de l’animal entre dans la définition du "sain" que l’on attribue à l’urine et à la nourriture, celle-ci conservant cette santé et celle-là en étant le signe. Or, le rapport entre la créature et Dieu n’est pas tel que l’un entre dans la définition de l’autre ni que quelque chose d’identique entre dans la définition de l’un et l’autre, en supposant même que Dieu ait une définition. Il semble donc qu’on ne puisse rien attribuer par analogie à Dieu et aux créatures. Il reste donc que tout ce qu’on leur attribue en commun leur est attribué de façon purement équivoque.
7° Il y a plus de différence entre la substance et l’accident qu’entre deux espèces de substance. Or, si le même nom est utilisé pour signifier la nature propre de deux espèces de substance, il leur est attribué de façon purement équivoque, comme le nom de "chien" lorsqu’il est donné à la constellation, à l’animal qui aboie et à l’animal marin. A bien plus forte raison si l’on utilise un seul nom pour la substance et pour l’accident. Or, notre science est un accident, tandis que la science divine est une substance. Le nom de "science" est donc attribué de façon purement équivoque à notre science et à la science divine.
8° Notre science n’est qu’une sorte d’image de la science divine. Or, le nom de la chose ne convient à l’image que de façon équivoque, si bien que, d’après le Philosophe au livre des Catégories, "animal" est attribué de façon équivoque à l’animal véritable et à l’animal en peinture Le nom de "science" est donc, lui aussi, attribué de façon purement équivoque à notre science et à celle de Dieu.
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En sens contraire:
1° Le Philosophe dit au livre V de la Métaphysique qu’est absolument parfait ce en quoi se trouvent les perfections de tous les genres c’est-à-dire Dieu, comme l’affirme le Commentateur au même endroit. Or, on ne dirait pas que les perfections des autres genres se trouvent en Dieu s’il n’y avait pas une ressemblance entre sa perfection et les perfections des autres genres. La créature a donc une certaine ressemblance avec Dieu. La science -ou quelqu’autre attribut -n’est donc pas attribuée à la créature et à Dieu de façon purement équivoque.
2° Il est dit en Gn 1, 26: "Faisons l’homme à notre image et ressemblance." La créature a donc une certaine ressemblance avec Dieu et nous retrouvons la même conclusion que précédemment.
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Réponse:
Il est impossible de prétendre que quelque chose est attribué de façon univoque à la créature et à Dieu En effet, dans tous les univoques, la raison formelle signifiée par le nom est commune à ceux auxquels ce nom est attribué de façon univoque. Par conséquent, du point de vue de la raison formelle signifiée par ce nom, les univoques sont égaux en quelque chose, bien que, du point de vue de l’être, l’un puisse par nature être antérieur ou postérieur à l’autre. Par exemple, tous les nombres sont égaux pour ce qui est de la notion de nombre, bien que, du point de vue de la nature de la chose, l’un soit par nature antérieur à l’autre. Or, une créature, si grand que soit le degré auquel elle imite Dieu, ne peut cependant parvenir à ce que quelque chose lui appartienne par la même raison formelle par laquelle elle appartient à Dieu. En effet, les choses qui sont dans des sujets différents selon la même raison formelle leurs sont communes quant à la substance ou quiddité mais sont séparées quant à l’être. Or, tout ce qui est en Dieu est son propre être. En effet, de même qu’en Dieu l’essence s’identifie à l’être, de même en lui la science s’identifie au fait d’être connaissant. Puis donc que l’être qui est propre à une chose ne peut être communiqué à une autre, la créature ne peut pas plus parvenir à posséder quelque chose par la même raison formelle que Dieu qu’elle ne peut accéder au même être Ce serait d’ailleurs pareil chez nous s’il n’y avait pas en Socrate de différence entre "homme" et "être homme", il serait impossible d’attribuer de façon univoque "homme" à lui et à Platon, qui ont un être différent.
On ne peut cependant pas affirmer que tout ce qui est dit de Dieu et des créatures est prédiqué de façon tout à fait équivoque. En effet, s’il n’y avait pas une certaine communauté entre la créature et Dieu, l’essence divine ne serait pas la similitude des créatures et, par conséquent, Dieu, en connaissant son essence, ne connaîtrait pas les créatures. Pareillement, nous ne pourrions pas, nous non plus, parvenir à la connaissance de Dieu à partir des choses créées et il n’y aurait pas de raison d’attribuer à Dieu, parmi les noms adaptés aux créatures, celui-ci plutôt que celui-là, car dans les équivoques peu importe le nom qui est donné puisqu’il ne désigne aucune communauté réelle.
Il faut donc affirmer que le nom de science n’est prédiqué de la science de Dieu et de la nôtre ni de façon tout à fait univoque, ni de façon purement équivoque mais par analogie, ce qui ne veut rien dire d’autre que selon un rapport. Or, il y a deux formes de communauté fondée sur un rapport et c’est en fonction de ces deux formes que l’on considère la communauté d’analogie. Il y a, en effet, une certaine communauté entre les termes qui ont entre eux un rapport du fait qu’ils ont une distance déterminée ou un autre rapport réciproque, comme, par exemple, deux par rapport à un du fait qu’il est son double. Parfois aussi on ne considère pas la communauté entre deux termes qui ont un rapport réciproque mais plutôt la communauté entre deux rapports. Il y a, par exemple, communauté entre six et quatre: de même que six est le double de trois, quatre est le double de deux. La première communauté est une communauté de rapport, la seconde de proportionnalité Donc, dans le premier type de communauté, quelque chose est attribué analogiquement aux deux termes dont l’un est en rapport avec l’autre. Par exemple, l’étant est attribué à la substance et à l’accident en raison du rapport que l’accident a avec la substance et "sain" est attribué à l’urine et à l’animal du fait que l’urine a un certain rapport avec la santé de l’animal. Mais parfois l’attribution analogique se fait selon le second type de communauté. Par exemple, le nom de "vue" est attribué à la vue corporelle et à l’intellect parce que l’intellect est dans l’esprit ce que la vue est dans l’oeil Puis donc que, dans l’attribution analogique du premier type, il y a nécessairement un rapport déterminé entre les termes qui ont quelque chose en commun par analogie, il est impossible d’attribuer quelque chose à Dieu et à la créature selon ce type d’analogie, car aucune créature ne possède un rapport à Dieu en fonction duquel la perfection divine puisse être déterminée. Mais, dans le second type d’analogie, on n’envisage aucun rapport déterminé entre les termes qui ont quelque chose en commun par analogie. C’est la raison pour laquelle rien n’empêche qu’un nom soit attribué analogiquement à Dieu et à la créature selon ce type d’analogie.
Cependant, cela se produit de deux manières. Tantôt, en effet, le nom en question implique en vertu de son signifié principal quelque chose en quoi ne peut être fondée une communauté entre Dieu et la créature, même de la manière susdite. C’est le cas pour tout ce qui est attribué à Dieu de façon symbolique, comme lorsqu’on dit que Dieu est un lion, un soleil ou quelque chose de ce genre. En effet, la matière, que l’on ne peut attribuer à Dieu, entre dans la définition de ces choses. Mais, tantôt, le nom attribué à Dieu et à la créature, n’implique rien en vertu de son signifié principal qui interdise de fonder le type de communauté dont on a parlé entre la créature et Dieu. C’est le cas de tous les attributs dont la définition n’inclut pas d’imperfection et qui ne dépendent pas quant à leur être de la matière: l’étant, le bien et les attributs de ce type.
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Solutions:
1° Comme le dit saint Denis au ch. IX des Noms divins, Dieu ne doit d’aucune manière être dit semblable aux créatures, mais les créatures peuvent de quelque manière être dites semblables à Dieu En effet, ce qui est fait à l’imitation d’une chose, s’il l’imite parfaitement, peut purement et simplement lui être dit semblable, mais l’inverse n’est pas vrai, car on ne dit pas qu’un est semblable à son image mais l’inverse. Mais, si l’imitation est imparfaite, ce qui imite peut être dit à la fois semblable et dissemblable à ce à l’imitation de quoi il est fait. Il lui est semblable dans la mesure où il le représente mais non semblable dans la mesure où il ne le représente qu’imparfaitement. Voilà pourquoi l’Ecriture sainte nie que Dieu soit de quelque manière semblable aux créatures, mais tantôt elle accorde, tantôt elle nie que les créatures sont semblables à Dieu. Elle l'accorde lorsqu’elle affirme que l’homme a été fait à la ressemblance de Dieu mais elle le nie lorsqu’elle dit dans le Psautier: "Dieu, qui sera semblable à toi ?"
2° Dans le premier livre des Topiques, le Philosophe pose deux types de ressemblance. L’un se rencontre dans les différents genres et se prend du rapport ou de la proportion: une chose est à une autre ce qu’une troisième est à une quatrième, comme le Philosophe le dit lui-même au même endroit. L’autre type de ressemblance se rencontre dans les choses qui appartiennent au même genre. C’est, par exemple, lorsqu’une même chose inhère dans des sujets différents. Or, le premier type de ressemblance n’exige pas une comparaison fondée sur un rapport déterminé mais seulement le second type. Il n’est donc pas nécessaire d’écarter de Dieu par rapport aux créatures le premier type de ressemblance.
3° Cette objection procède manifestement du second type de ressemblance, dont nous accordons qu’il ne peut exister entre les créatures et Dieu.
4° La ressemblance qui se fonde sur la participation de deux êtres à une seule chose ou sur le rapport déterminé qu’une chose entretient avec une autre -rapport qui permet à l’intellect de comprendre un terme à partir de l’autre -diminue la distance. Ce n’est pas le cas de la ressemblance fondée sur une communauté de rapports. En effet, cette ressemblance se rencontre pareillement entre des êtres très distants ou peu distants: la ressemblance de proportionnalité n’est pas plus grande entre deux et un et six et trois qu’entre deux et un et cent et cinquante. La distance infinie entre la créature et Dieu ne supprime donc pas cette ressemblance.
5° Même entre l’étant et le non-étant il y a une certaine communauté analogique, car le non-étant lui-même est appelé étant par analogie, comme il ressort du livre IV de la Métaphysique. La distance qui existe entre la créature et Dieu ne peut donc pas, elle non plus, empêcher la communauté d’analogie.
6° Cet argument est valable pour la communauté analogique qui se prend du rapport déterminé d’un terme à un autre. Dans ce cas, en effet, il est nécessaire, que l’un des termes entre dans la définition de l’autre, comme la substance entre dans la définition de l’accident, ou bien qu’une chose unique entre dans la définition des deux analogués du fait qu’il se disent tous les deux par rapport à cette chose unique, comme la substance entre dans la définition de la quantité et de la qualité.
7° Bien qu’il y ait une plus grande communauté entre deux espèces de substance qu’entre l’accident et la substance, il est cependant possible que le nom que l’on donne à ces espèces diverses ne tienne pas compte de ce qu’elles ont de commun. Dans ce cas, le nom sera purement équivoque. En revanche, le nom qui convient à la substance et l’accident peut être donné en considération de ce qu’ils ont en commun. Ce nom ne sera donc pas équivoque mais analogue.
8° Le nom d’"animal" n’est pas donné pour signifier la configuration extérieure, par rapport à laquelle la peinture imite l’animal véritable, mais pour signifier la nature interne par rapport à laquelle elle ne l’imite pas. Voilà pourquoi le nom d’"animal" est attribué de façon équivoque à l’animal véritable et à l’animal en peinture Par contre, le nom de "science" convient à la créature et au Créateur du point de vue de ce en quoi la créature imite le Créateur. Voilà pourquoi il n’est pas attribué à l’un et l’autre de façon tout à fait équivoque.
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ARTICLE 12: Dieu connaît-il les futurs contingents?

Objections:

Il semble que non.
1° Seul le vrai peut être connu, comme il est dit au livre I des Seconds Analytiques. Or, comme il est dit dans le Périherménéias il n’y a pas de vérité déterminée dans les contingents singuliers et futurs. Dieu n’a donc pas science des futurs singuliers et contingents.
2° Ce qui entraîne une impossibilité est impossible. Or, la connaissance par Dieu d’un singulier futur et contingent entraîne une impossibilité, savoir que la science de Dieu se trompe. Il est donc impossible que Dieu connaisse le singulier futur contingent. Preuve de la mineure. Supposons que Dieu connaisse un futur contingent singulier, par exemple que Socrate est assis. Dans ce cas, ou bien il est possible que Socrate ne soit pas assis, ou bien ce n’est pas possible. Si ce n’est pas possible, alors il est impossible que Socrate ne soit pas assis et donc il est nécessaire qu’il soit assis. Or, on avait supposé que c’était contingent. Si, en revanche, il est possible que Socrate ne soit pas assis, le fait qu’effectivement il ne le soit pas ne doit entraîner aucune impossibilité. Or, cela entraîne que la science de Dieu se trompe. Il ne sera donc pas impossible que la science de Dieu se trompe.
3° (Réponse: Le contingent, en tant qu’il est en Dieu, est nécessaire.) En sens contraire: Ce qui est contingent en soi n’est nécessaire par rapport à Dieu que dans la mesure où il est en lui. Or, dans la mesure où il est en Dieu, il n’en est pas distinct. Si donc le contingent n’est su de Dieu que dans la mesure où il est nécessaire, il ne sera pas su de lui en tant qu’il existe dans sa nature propre, c’est-à-dire en tant qu’il est distinct de Dieu.
4° D’après le Philosophe au livre I des Premiers Analytiques la conclusion résultant d’une majeure nécessaire et d’une mineure simplement attributive est nécessaire Or, la proposition "Il est nécessaire que tout ce qui est connu de Dieu existe" est vraie. En effet, si ce dont Dieu sait l’existence n’existait pas, sa science serait fausse. Si donc Dieu sait qu’une chose existe, il est nécessaire qu’elle existe. Or, aucun contingent n’existe nécessairement. Donc, aucun contingent n’est su de Dieu.
5° (Réponse: Lorsqu’on dit qu’"il est nécessaire que tout ce qui est su de Dieu existe", la nécessité impliquée n’est pas du côté de la créature mais seulement du cité de Dieu qui sait.) En sens contraire: Lorsqu’on dit qu’" il est nécessaire que tout ce qui est su de Dieu existe", la nécessité est attribuée au sujet de la proposition. Or, le sujet de la proposition est "ce qui est su de Dieu" et non pas Dieu lui-même qui sait. La nécessité impliquée est donc seulement du c6té de la chose sue.
6° Plus une connaissance est certaine en nous, moins elle peut porter sur les choses contingentes. En effet, la science ne porte que sur les choses nécessaires, car elle est plus certaine que l’opinion qui, elle, peut porter sur les choses contingentes Or, la science de Dieu est très certaine. Elle ne peut donc porter que sur les choses nécessaires.
7° Dans toute proposition conditionnelle vraie, si l’antécédent est nécessaire absolument, le conséquent le sera aussi Or, la proposition conditionnelle "Si quelque chose est su de Dieu, cela sera" est vraie. Puis donc que l’antécédent "cela est su de Dieu" est nécessaire absolument, le conséquent sera lui aussi nécessaire absolument. Il est donc nécessaire absolument que tout ce qui est su de Dieu existe. Voici comment on prouvait que la proposition "cela est su de Dieu" est nécessaire absolument: Cette proposition porte sur le passé; or, toute proposition portant sur le passé, si elle est vraie, est nécessaire, car ce qui a été ne peut pas ne pas avoir été. Elle est donc nécessaire absolument. En outre, tout ce qui est éternel est nécessaire Or, tout ce que Dieu a su, il l’a su de toute éternité. Il est donc nécessaire absolument qu’il l’ait su.
8° Chaque chose entretient avec le vrai le même rapport qu’avec l’être. Or, les futurs contingents n’ont pas d’être. Ils n’ont donc pas non plus de vérité. Il ne peut donc y avoir de science à leur sujet.
9° D’après le Philosophe au livre IV de la Métaphysique, celui qui ne pense pas quelque chose de déterminé, ne pense rien. Or le futur contingent, surtout s’il est également ouvert à l’existence et à la non-existence, n’est d’aucune manière déterminé ni en lui-même, ni en sa cause Il ne peut donc d’aucune manière y avoir science à son sujet.
10° Hugues de Saint-Victor dit dans son livre Sur les Sacrements que "Dieu ne connaît rien en dehors de soi, lui qui a toutes les choses en lui-même." Or, seul ce qui est hors de Dieu est contingent, car en Dieu il n’y a pas de potentialité. Dieu ne connaît donc d’aucune manière le futur contingent.
11° Un médium nécessaire ne permet pas de connaître quelque chose de contingent, car, si le médium est nécessaire, la conclusion le sera aussi. Or, Dieu connaît toutes choses par ce médium qu’est son essence. Puis donc que ce médium est nécessaire, il semble qu’il ne puisse pas connaître quelque chose de contingent.
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En sens contraire:
1° Il est dit dans le Psautier: "Celui qui a formé le coeur de chacun d’eux connaît toutes leurs oeuvres " Or, les oeuvres des hommes sont contingentes puisqu’elles dépendent du libre-arbitre. Dieu connaît donc les futurs contingents.
2° Tout ce qui est nécessaire est su de Dieu. Or, comme le dit Boèce au livre V de la Consolation de la philosophie, tout ce qui est contingent est nécessaire en tant que référé à la connaissance divine. Tout ce qui est contingent est donc su de Dieu.
3° Au livre VI de la Trinité, Au dit que Dieu connaît de façon immuable les êtres muables. Or, une chose est contingente du fait qu’elle est muable, car on appelle contingent ce qui peut être et ne pas être. Dieu sait donc les choses contingentes de façon immuable.
4° Dieu connaît les choses dans la mesure où il est leur cause. Or, Dieu n’est pas la cause seulement des choses nécessaires mais aussi des choses contingentes. Il connaît donc aussi bien les choses nécessaires que les contingentes.
5° Dieu connaît les choses parce qu’il y a en lui le modèle de toute chose. Or, le modèle divin des choses contingentes et muables peut être immuable, tout comme le modèle des choses matérielles est immatériel et celui des choses composées simple. De même donc que Dieu connaît les choses composées et matérielles bien qu’il soit lui-même immatériel et simple, de même, il semble qu’il connaisse les choses contingentes bien que la contingence n’ait pas de place en lui.
6° Savoir consiste à connaître la cause d’une chose. Or Dieu sait la cause de toutes les choses contingentes. Il se sait en effet lui-même qui est la cause de toutes choses. Il sait donc les choses contingentes.
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Réponse:
Il y a eu sur cette question différentes erreurs. Certains, en effet, prétendant juger la science divine selon le mode de notre science, ont affirmé que Dieu ne connaît pas les futurs contingents. Mais cela est impossible, car, dans ce cas, Dieu n’exercerait pas de providence sur les choses humaines qui se produisent de façon contingente. Voilà pourquoi d’autres ont prétendu que Dieu possède la science de tous les futurs, mais que toutes choses se produisent par nécessité, faute de quoi la science de Dieu se tromperait à leur sujet. Mais cela aussi est impossible, car ce serait la fin du libre-arbitre et il ne serait plus nécessaire de demander conseil. Il serait même injuste de distribuer peines ou récompenses en fonction des mérites puisque tout se ferait par nécessité. Il faut donc dire que Dieu connaît tous les futurs mais que cela n’empêche pas que certains se produisent de façon contingente.
Pour y voir clair dans cette question, il faut savoir qu’il y a en nous certaines puissances et certains habitus cognitifs dans lesquels il ne peut jamais y avoir de fausseté, comme, par exemple, le sens, la science et l’intellect des principes. Mais il y en a certains dans lesquels il peut y avoir du faux, comme, par exemple, l’imagination, l’opinion et l’estimation. Or, la fausseté se produit dans une connaissance parce que la réalité n’est pas telle qu’elle est appréhendée. Si donc une puissance cognitive est telle qu’il n’y a jamais en elle de fausseté, il faut que son objet ne s’écarte jamais de ce que le connaissant appréhende de lui. Or, le nécessaire ne peut être empêché d’être, même avant qu’il ne se produise, parce que ses causes sont immuablement ordonnées à le produire. Par conséquent, les choses nécessaires, même lorsqu’elles sont futures, peuvent être connues par ces habitus qui sont toujours vrais. Nous connaissons, par exemple, une éclipse future ou le lever du soleil par une science vraie. Par contre, le contingent peut être empêché avant d’être produit à l’existence, car, à ce moment là, il n’existe que dans ses causes auxquelles il peut arriver d’être empêchées d’atteindre leur effet. Mais, après que le contingent a déjà été produit à l’existence, il ne peut plus être empêché. Voilà pourquoi le contingent, en tant qu’il existe dans le présent, peut faire l’objet du jugement d’une puissance ou d’un habitus dans lequel on ne trouve jamais de fausseté Par exemple, le sens juge que Socrate est assis lorsqu’il est assis. Il ressort de cela que le contingent, en tant qu’il est futur, ne peut être connu par aucune connaissance dans laquelle la fausseté ne puisse s’introduire. Puis donc qu’aucune fausseté ne s’introduit ni ne peut s’introduire dans la connaissance divine, il serait impossible que Dieu possède la science des futurs contingents s’il les connaissait en tant qu’ils sont futurs.
Mais une chose est connue comme future lorsqu’il y a entre la connaissance du connaissant et l’occurrence de la chose un rapport de passé à futur. Or, on ne peut trouver un tel rapport entre la connaissance divine et une chose contingente quelle qu’elle soit. Mais le rapport de la connaissance divine à une chose quelle qu’elle soit est toujours comme un rapport de présent à présent On peut le comprendre de la façon suivante. Si quelqu’un voyait plusieurs personnes passer l’une après l’autre par un même chemin et cela pendant un certain temps, en chacune des parties de ce temps, il verrait comme présents quelques-uns des passants, si bien que, dans la totalité du temps de sa vision, il verrait comme présents tous les passants. Cependant il ne les verrait pas tous ensemble en même temps comme présents, car le temps de sa vision n’est pas tout entier en même temps. Mais, si sa vision pouvait exister toute entière en même temps, il les verrait tous présents en même temps, bien qu’ils ne passent pas tous comme présents en même temps. Puis donc que la vision de la science divine est mesurée par l’éternité qui est toute entière en même temps et qui cependant inclut la totalité du temps et n’est absente à aucune partie du temps il s’ensuit que Dieu voit tout ce qui se passe dans le temps non comme futur mais comme présent. En effet, ce qui est vu de Dieu est certes futur pour une autre chose à laquelle il succède dans le temps, mais pour la vision divine elle-même, qui n’est pas dans le temps mais hors du temps, il n’est pas futur mais présent. Nous voyons donc le futur comme futur parce qu’il est futur pour notre vision puisque notre vision est mesurée par le temps, mais pour la vision divine, qui est hors du temps, il n’est pas futur. C’est ainsi que le défilé des passants est vu différemment par celui qui est dans le défilé des passants et qui ne voit que ce qui est devant lui et par celui qui est en dehors du défilé des passants et qui voit tous les passants en même temps.
De même donc que notre vue ne se trompe jamais en voyant les choses contingentes lorsqu’elles sont présentes, et que cela ne les empêche pas de se produire de façon contingente, de même Dieu voit infailliblement toutes les choses contingentes, celles qui pour nous sont présentes, passées et futures. Pour lui, en effet, elles ne sont pas futures mais il voit qu’elles existent quand elles existent. Cela n’exclut donc pas qu’elles se produisent de façon contingente. La difficulté vient ici de ce que nous ne pouvons décrire la connaissance divine que sur le mode de notre connaissance, c’est-à-dire en co-signifiant les différences des temps Si, en effet, on décrivait la science de Dieu telle qu’elle est, on devrait dire que " Dieu sait que telle chose existe" plutôt que "Dieu sait qu’elle existera", car pour lui les choses ne sont jamais futures mais toujours présentes. C’est aussi pour cela que, comme le dit Boèce au livre V de la Consolation, sa connaissance du futur "est appelée plus proprement providence que prévoyance, car il le voit dans le miroir de l’éternité, de loin, comme s’il se situait à distance." On peut cependant aussi l’appeler prévoyance à cause du rapport de ce qui est su par Dieu aux autres choses pour lesquelles il est futur.
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Solutions:
1° Bien que le contingent ne soit pas déterminé aussi longtemps qu’il est encore futur, cependant, dès qu’il est produit dans la réalité, il possède une vérité déterminée et c’est ainsi que le regard de la connaissance divine se porte sur lui.
2° Comme on l’a dit, le contingent est référé à la connaissance divine en tant qu’il est posé exister dans la réalité. Or, dès qu’il existe, il ne peut pas ne pas exister quand il existe, car, comme il est dit au livre I du Péri herménéias "il est nécessaire que ce qui existe existe quand il existe." Mais il ne s’ensuit pas qu’il soit nécessaire purement et simplement, ni que la science de Dieu se trompe. En effet, ma vue ne se trompe pas lorsque je vois que Socrate est assis, bien que ce soit contingent.
3° On dit que le contingent est nécessaire dans la mesure où il est su de Dieu parce que Dieu le sait en tant qu’il est déjà présent. Mais, en tant qu’il est futur, il n’en reçoit aucune nécessité qui permettrait de dire qu’il advient nécessairement. Il n’y a, en effet, d’événement que pour ce qui est futur, car ce qui existe déjà ne peut advenir ultérieurement. Mais il est vrai que cet événement s’est produit et cela est nécessaire.
4° La proposition "Tout ce qui est su de Dieu est nécessairement" a deux sens, car elle peut concerner soit la forme propositionnelle, soit le sujet de la proposition Si elle concerne la forme propositionnelle, alors la proposition est composée et vraie et elle signifie: cette proposition "Tout ce qui est su de Dieu existe" est nécessaire, car il est impossible que Dieu sache qu’une chose existe et que celle-ci n’existe pas. Si elle concerne le sujet de la proposition, alors cette proposition est divisée et fausse et elle signifie: ce qui est su de Dieu existe nécessairement. En effet, les choses qui sont sues de Dieu ne se produisent pas pour autant de façon nécessaire, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Et si l’on objecte que cette distinction ne vaut que pour les formes qui peuvent se succéder l’une à l’autre dans un sujet, comme, par exemple, la blancheur et la noirceur, mais qu’il est impossible que quelque chose soit su de Dieu et par la suite ignoré de lui et que par conséquent cette distinction n’est pas valable ici il faut répondre que, bien que la science de Dieu soit invariable et d’un mode toujours identique, la propriété selon laquelle la chose est référée à la connaissance de Dieu n’entretient pas toujours la même relation à cette connaissance. La chose, en effet, est référée à la connaissance de Dieu en tant qu’elle existe présentement. Or, la présentialité n’appartient pas toujours à la chose. On peut donc considérer la chose avec ou sans cette propriété et, par conséquent, on peut la considérer selon qu’elle est référée à la connaissance de Dieu ou bien d’une autre manière. La distinction susdite est donc valable de ce point de vue.
5° Si cette proposition concerne le sujet, il est vrai qu’on introduit la nécessité dans ce qui est su par Dieu mais, si elle concerne la forme propositionnelle, on n’introduit pas la nécessité dans la chose elle-même mais dans le rapport de la science à son objet.
6° Pas plus que notre science, la science de Dieu ne peut porter sur les futurs contingents et encore moins si Dieu les connaissait comme futurs. Mais il les connaît comme présents pour lui et comme futurs pour les autres L’argument n’est donc pas valable.
7° Les opinions divergent sur ce point. Certains prétendent que l’antécédent: "Ceci est su de Dieu" est contingent parce que, bien qu’il soit passé, il implique un rapport au futur et n’est donc pas nécessaire. Par exemple, lorsqu’on dit "Ceci allait se produire", ce passé n’est pas nécessaire parce que ce qui allait se produire peut ne pas être destiné à se produire, car, comme il est dit au livre II De la Génération: "Celui qui allait marcher ne marchera pas." Mais ce raisonnement ne vaut rien, car, lorsqu’on dit: "Ceci va se produire" ou "Ceci allait se produire", on signifie le rapport qui existe entre les causes de cette chose et sa production. Or, bien que les causes qui sont ordonnées à un effet puissent être empêchées, de sorte que l’effet ne résulte pas d’elles, on ne peut empêcher qu’elles aient été à un moment donné ordonnées à cet effet. Aussi, bien que ce qui allait se produire puisse ne pas se produire, jamais cependant il ne peut ne pas avoir été destiné à se produire.
Pour cette raison, d’autres prétendent que cet antécédent est contingent parce qu’il est composé de nécessaire et de contingent. En effet, la science de Dieu est nécessaire mais ce qui est su par Dieu est contingent et l’un et l’autre sont inclus dans cet antécédent. Les propositions "Socrate est un homme blanc" ou "Socrate est un animal et il court" sont, elles aussi, contingentes en ce sens. Mais cela non plus ne vaut rien, car la vérité de la proposition ne varie pas du point de vue de la nécessité et de la contingence en fonction de ce qui entre matériellement dans la phrase mais seulement en fonction de la composition principale sur laquelle est fondée la vérité de la proposition. Il y a donc le même caractère de nécessité ou de contingence dans l’une et l’autre des propositions suivantes: "Je pense que l’homme est un animal" et "Je pense que Socrate court." Voilà pourquoi, étant donné que l’acte principal signifié dans l’antécédent " Dieu sait que Socrate court " est nécessaire, si grande que soit la contingence de ce qui entre matériellement dans cet antécédent, cela n’empêche pas que cet antécédent soit nécessaire.
Voilà pourquoi d’autres accordent purement et simplement que l’antécédent est nécessaire mais ils prétendent qu’il n’est pas nécessaire que le conséquent d’un antécédent nécessaire absolument soit nécessaire absolument, sauf lorsque l’antécédent est la cause prochaine du conséquent En effet, s’il en est la cause éloignée, la nécessité de l’effet peut être empêchée par la contingence de la cause prochaine. Par exemple, bien que le soleil soit une cause nécessaire, la floraison de l'arbre, qui est son effet, est contingente parce que sa cause prochaine, c’est-à-dire la puissance germinative de la plante, est variable. Mais cette solution non plus ne semble pas suffisante, car, si d’un antécédent nécessaire découle un conséquent nécessaire, ce n’est pas à cause de la nature de la cause et de l’effet mais plutôt à cause du rapport du conséquent à l’antécédent, du fait que le contraire du conséquent n’est d’aucune manière compatible avec l’antécédent, ce qui serait le cas si d’un antécédent nécessaire découlait un conséquent contingent. Il est donc nécessaire que cela se vérifie dans toute proposition conditionnelle, si elle est vraie -que l’antécédent soit l’effet, la cause prochaine ou la cause éloignée -et si cela ne se vérifiait pas dans une conditionnelle, celle-ci ne serait vraie d’aucune manière. Aussi la proposition conditionnelle "Si le soleil se meut, l’arbre fleurira" est-elle fausse.
Il faut donc proposer une autre solution et affirmer que l’antécédent en question est nécessaire purement et simplement et que le conséquent est nécessaire absolument selon la manière dont il découle de l’antécédent. Il en va, en effet, autrement de ce qui est attribué à la chose en raison d’elle-même et de ce qui lui est attribué en tant qu’elle est connue. En effet, ce qui est attribué à la chose en raison d’elle-même lui appartient selon son mode propre tandis que ce qui lui est attribué ou découle d’elle en tant qu’elle est connue dépend du mode du connaissant. Si donc, dans l’antécédent, est signifié quelque chose qui relève de la connaissance, il faut comprendre le conséquent en fonction du mode du connaissant et non en fonction du mode de la chose connue. Si, par exemple, je dis "Si j’intellige une chose, celle-ci est immatérielle", il n’est pas nécessaire que ce qui est intelligé soit immatériel sinon en tant qu’il est intelligé. Pareillement, lorsque je dis "Si Dieu sait quelque chose, cela sera", le conséquent doit s’entendre non en fonction de la disposition de la chose en elle-même mais en fonction du mode du connaissant. Or, bien que la chose en elle-même soit encore à venir, elle est cependant présente selon le mode du connaissant. Voilà pourquoi il vaudrait mieux dire " Si Dieu connaît quelque chose, cela est que "cela sera." Il faut donc porter le même jugement sur la proposition "Si Dieu sait quelque chose, cela sera" et sur la proposition "Si je vois Socrate courir, Socrate court" l’un et l’autre sont nécessaires quand ils sont.
8° Certes, tant qu’il est futur, le contingent n’a pas d’être, mais, à partir du moment où il est présent, il possède être et vérité et c’est ainsi qu’il est objet de la Vision divine. Cependant, Dieu connaît aussi le rapport d’une chose à une autre et connaît par là qu’une chose est future par rapport à une autre. Par conséquent, il n’y a pas d’inconvénient à admettre que Dieu sait qu’une chose est future, alors qu’en fait elle ne sera pas Il sait, en effet, que certaines causes sont inclinées à produire un certain effet qui, en fait, ne sera pas produit. Nous ne parlons pas maintenant de la connaissance du futur en tant qu’il est vu par Dieu dans ses causes mais en tant qu’il est connu en lui-même. Dans ce cas, en effet, il est connu comme présent.
9° En tant qu’il est su de Dieu, un futur contingent est présent et donc déterminé l’un des membres de l’alternative, même si, tant qu’il est encore futur, il est ouvert aux deux membres de l’alternative.
10° Dieu ne connaît rien en dehors de lui si l’expression "en dehors" se rapporte ce par quoi il connaît, mais, si elle se rapporte ce qui est connu, alors Dieu connaît quelque chose en dehors de lui. On en a parlé plus haut.
11° Il y a deux médiums de la connaissance. L’un est le moyen terme de la démonstration et celui-ci doit être proportionné la conclusion, de sorte qu’une fois posé, la conclusion le soit aussi Dieu n’est pas par rapport aux choses contingentes un médium de connaissance de ce type. L’autre médium de connaissance est celui qui est la similitude de la chose connue et l’essence divine est un médium de ce type. Cependant, il n’est pas adéquat quoi que ce soit, bien qu’il soit propre aux singuliers comme on l’a dit plus haut.
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ARTICLE 13: La science de Dieu est-elle sujette à variation?

Objections:

Il semble que oui.
1° La science est l’assimilation du connaissant à la chose sue Or, la science de Dieu est parfaite. Dieu s’assimilera donc parfaitement aux choses sues. Or, les choses sues par Dieu sont sujettes à variation. La science de Dieu est donc sujette à variation.
2° Toute science qui peut se tromper est sujette à variation. Or, la science de Dieu peut se tromper. Elle porte, en effet, sur le contingent qui peut ne pas être et, si effectivement il n’est pas, la science de Dieu se trompe. Elle est donc sujette à variation.
3° Notre science, qui se réalise par réception à partir des choses, dépend du mode du connaissant. Donc la science de Dieu, qui se réalise par le fait que Dieu confère quelque chose aux choses, dépend du mode de la chose sue. Or, les choses sues par Dieu sont sujettes à variation. La science de Dieu est donc, elle aussi, sujette à variation.
4° Si l’un des termes d’une relation est supprimé, l’autre l’est aussi Donc la variation de l’un entraîne aussi celle de l’autre. Or, les choses sues de Dieu sont sujettes à variation. Sa science est donc, elle aussi, sujette à variation.
5° Toute science susceptible d’accroissement ou de diminution peut varier. Or, la science de Dieu est susceptible d’accroissement et de diminution. Elle peut donc varier. Preuve de la mineure: La science de tout connaissant qui sait tantôt plus tantôt moins de choses varie. Donc, le connaissant qui peut savoir plus ou moins de choses qu’il n’en sait possède une science sujette à variation. Or, Dieu peut savoir plus de choses qu’il n’en sait. En effet, il sait que certaines choses sont ou ont été ou seront parce qu’il va les faire. Or, il pourrait faire plus de choses qu’il n’en fera jamais. Par conséquent, il pourrait savoir plus de choses qu’il n’en sait. Pour la même raison, il peut savoir moins de choses qu’il n’en sait, car il peut renoncer à une des choses qu’il allait faire. La science de Dieu est donc susceptible d’accroissement et de diminution.
6° (Réponse: Même s’il y avait davantage ou moins de choses à relever de la science divine, celle-ci ne varierait pas. En sens contraire: Les choses connaissables relèvent de la science divine tout comme les possibles relèvent de la puissance divine. Or, si Dieu pouvait faire davantage de choses qu’il n’a pu en faire, sa puissance augmenterait et elle diminuerait s’il pouvait en faire moins. Donc, pour la même raison, si Dieu connaissait plus de choses qu’il n’en a d’abord connu, sa science augmenterait.
7° A un moment donné, Dieu a su que le Christ allait naître. Maintenant il ne sait pas qu’il va naître mais il sait qu’il est déjà né. Dieu sait donc quelque chose qu’il ne savait pas auparavant et il a su quelque chose qu’il ne sait plus maintenant. Par conséquent, sa science varie.
8° Tout comme elle requiert un objet, la science requiert aussi un mode. Or, si le mode selon lequel Dieu sait variait, sa science serait sujette variation. Donc, pour la même raison, puisque les choses qui peuvent être sues par lui varient, sa science sera sujette à variation.
9° On dit qu’il y a en Dieu une certaine science d’approbation par laquelle il connaît seulement les bons. Or, Dieu peut approuver ceux qu’il n’a pas approuvés. Il peut donc savoir ce que d’abord il ne savait pas. Il semble donc que sa science soit sujette variation.
10° De même que la science de Dieu est Dieu lui-même, de même aussi la puissance de Dieu est Dieu lui-même. Or, nous disons que les choses sont produites l’existence de manière changeante par la puissance de Dieu. Donc, pour la même raison, les choses sont connues de manière changeante par la science divine sans aucun préjudice pour la perfection divine.
11° Toute science qui passe d’une chose une autre est sujette variation. Or, tel est le cas de la science de Dieu puisque Dieu connaît les choses par son essence. Elle est donc sujette à variation.
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En sens contraire:
1° "En lui, il n’y a pas de changement..." (Jc 1, 17).
2° Toutes les choses mues se rattachent à un premier principe immobile. Or, la cause première de tous les choses sujettes à variation est la science divine, tout comme la cause des produits de l’art est l’art La science de Dieu est donc invariable.
3° Comme il est dit au livre III De l’âme, "le mouvement est l’acte d’un être imparfait." Or, il n’y a aucune imperfection dans la science divine. Elle est donc invariable.

Réponse:
La science étant intermédiaire entre le connaissant et le connu une variation peut se produire en elle de deux manières: I. premièrement, du côté du connaissant et, II. secondement, du côté du connu.
I. Du coté du connaissant, on peut considérer trois choses dans la science: 1° la science elle-même, 2° son acte et 3° son mode et, de ces trois points de vue, une variation peut se produire dans la science du côté du connaissant.
1° En effet, une variation s’y produit du côté de la science elle-même lorsqu’on acquiert pour la première fois la science d’une chose qu’on ignorait précédemment ou lorsqu’on perd la science de ce qu’on savait précédemment. C’est ce qui permet de parler de génération et de corruption ou d’accroissement et de diminution de la science elle-même Or, une telle variation ne peut se produire dans la science de Dieu étant donné que celle-ci, comme on l’a montré plus haut porte non seulement sur les étants mais aussi sur les non-étants. Or, il ne peut rien y avoir en dehors de l’étant ou du non-étant puisqu’il n’y pas de milieu entre l’affirmation et la négation'Certes, selon un certain mode, celui où la science est ordonnée à l’action que réalise la volonté, la science de Dieu porte seulement sur les choses qui existent dans le présent, le passé ou le futur. Cependant, si selon ce mode de savoir Dieu savait quelque chose qu’il ignorait précédemment, cela n’occasionnerait aucune variation dans sa science puisque sa science, quant à elle, porte également sur les étants et les non-étants. Mais, s’il devait y avoir pour cela quelque variation en Dieu ce serait du côté de la volonté qui détermine la science à quelque chose à quoi elle ne la déterminait pas précédemment.
Mais cela ne peut non plus occasionner une variation dans sa volonté. En effet, puisqu’il est de la nature de la volonté de produire librement son acte, elle peut, du point de vue de sa notion même, se diriger indifféremment vers l’un ou l’autre des opposés: vouloir ou bien ne pas vouloir faire ou ne pas faire. Cependant, il est impossible qu’elle ne veuille pas au moment où elle veut. De plus, dans la volonté divine, qui est immuable, il ne peut arriver que Dieu ait d’abord voulu quelque chose, puis ne veuille plus cette même chose au même moment, car, dans ce cas, sa volonté serait engagée dans le temps et non toute entière en même temps Si, donc, nous parlons de nécessité absolue, il n’est pas nécessaire que Dieu veuille ce qu’il veut et, par conséquent, absolument parlant, il est possible qu’il ne le veuille pas. Mais, si nous parlons de nécessité conditionnelle, il est nécessaire que Dieu veuille s’il veut ou s’il a voulu. Par conséquent, si l’on sous-entend cette condition: il veut ou il voulu, il n’est pas possible qu’il ne veuille pas. Or, comme le changement exige deux termes il concerne toujours le dernier en ordre au premier. La volonté de Dieu ne serait donc sujette au changement que s’il était possible qu’il ne veuille pas ce qu’il veut s’il l’avait voulu précédemment. Il est donc clair que le fait que, par ce type de science, Dieu puisse connaître plus ou moins de choses, n’introduit aucune variation dans sa science ou dans sa volonté. Pour lui, en effet, pouvoir connaître plus de choses c’est pouvoir déterminer sa science par sa volonté à faire plus de choses.
2° Du côté de l’acte, il se produit une variation dans la connaissance de trois manières.
Premièrement, lorsqu’on considère en acte ce qu’on ne considérait pas antérieurement, à la manière dont nous disons que celui qui passe de l’habitus à l’acte varie. Ce type de variation ne peut exister dans la science divine. En effet, Dieu n’est pas connaissant par un habitus mais seulement par un acte, car il n’y a pas en lui de potentialité du genre de celle qui est dans l’habitus.
Deuxièmement, une variation se produit dans l’acte de savoir lorsqu’on considère tantôt une chose tantôt une autre. Mais cela non plus ne peut se trouver dans la connaissance divine, car Dieu voit toute chose au moyen d’une seule espèce qui est son essence et c’est pourquoi il voit toute chose en même temps.
Troisièmement, une variation se produit lorsque, dans l’acte de connaître, on passe discursivement d’une chose à une autre. Cela non plus ne peut se produire en Dieu, puisque, comme le discours exige deux termes entre lesquels il se produit, on ne peut parler de discours dans la science du fait qu’on voit deux choses, si on les voit d’un seul regard. Or, c’est le cas dans la science divine parce que Dieu voit toute chose par une seule espèce.
3° Du côté de la manière de connaître, une variation se produit dans la science du fait que quelque chose est connu plus clairement et plus parfaitement maintenant qu’auparavant. Cela peut se produire pour deux raisons.
Premièrement, en raison de la différence du médium par lequel se réalise la connaissance. C’est ce qui se produit, par exemple, chez celui qui a d’abord connu quelque chose par un médium probable et gui, ensuite, connaît cette même chose par un médium nécessaire. Cela non plus ne peut se produire en Dieu, car son essence, qui est le médium de sa connaissance, est invariable.
Deuxièmement, cela peut se produire en raison de la puissance intellectuelle: un homme plus intelligent connaît plus profondement une chose, même lorsque le médium est le même. Cela non plus ne saurait se produire en Dieu, car la puissance par laquelle il connaît est son essence, laquelle est invariable. Il reste donc que, du côté du connaissant, la science de Dieu est totalement invariable.

II. Du côté de la chose connue, la science varie en fonction de sa vérité ou de sa fausseté. En effet, si la chose change alors que le jugement reste le même, le jugement, qui auparavant était vrai, sera faux Cela non plus ne peut exister en Dieu puisque le regard de la divine connaissance se porte vers la chose considérée dans sa présentialité, en tant qu’elle est déjà déterminée à une seule chose, et elle ne peut plus, par la suite, varier sur ce point. Si, en effet, la chose elle-même reçoit une autre détermination, celle-ci sera à son tour de la même manière objet de la vision divine Par conséquent, la science de Dieu n’est d’aucune manière variable.
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Solutions:
1° L’assimilation de la science à la chose sue ne se fait pas par une conformité de nature mais par représentation Il n’est donc pas nécessaire que la science des choses sujettes à variation soit elle-même sujette à variation.
2° Bien que ce qui est su de Dieu puisse, considéré en soi, être autrement, cependant il est l’objet de la connaissance divine en tant qu’il ne peut être autrement, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
3° Toute science, qu’elle se réalise par réception à partir des choses ou par impression dans les choses, dépend du mode du connaissant, car l’un et l’autre type de science se réalise en tant que la similitude de la chose connue est dans le connaissant. Or, ce qui est en quelque chose y est selon le mode de ce en quoi il est.
4° Ce à quoi se réfère la science divine est invariable en tant qu’objet de la science divine. Cette science est donc, elle aussi, invariable du point de vue de la vérité qui pourrait varier à cause du changement de cette relation.
5° La proposition "Dieu peut savoir ce qu’il ne sait pas", appliquée même à la science de vision, peut s’entendre de deux manières.
Premièrement, au sens composé c’est-à-dire en supposant que Dieu ne savait pas ce qu’on dit qu’il peut savoir. En ce sens, cette proposition est fausse, car il est impossible que soit vrai en même temps que Dieu ait ignoré quelque chose et qu’il le sache par la suite.
Deuxièmement, elle peut s’entendre au sens divisé et, dans ce cas, aucune supposition ou condition n’est incluse dans la possibilité, si bien que, dans ce sens, elle est vraie, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Cependant, bien qu’on accorde en un certain sens que Dieu puisse savoir ce qu’il ignorait auparavant, on ne peut accorder, en quelque sens qu’on l’entende, que "Dieu peut savoir plus de choses qu’il n’en sait", car, l’expression "plus de choses" impliquant une comparaison avec ce qui existe déjà, cette proposition s’entend toujours au sens composé. Pour la même raison, on ne peut accorder d’aucune manière que la science de Dieu puisse croître ou diminuer.
6° Nous l’accordons.
7° Ainsi qu’on l’a dit précédemment, Dieu ne connaît pas les énoncés en composant et divisant Voilà pourquoi, de même que Dieu connaît les différentes choses de la même manière lorsqu’elles existent et lorsqu’elles n’existent pas, de même il connaît les différents énoncés de la même manière au moment où ils sont vrais et au moment où ils sont faux parce qu’il connaît que chacun est vrai au temps où il est vrai. Il sait, en effet, que l’énoncé "Socrate court" est vrai au moment où il est vrai, de même l’énoncé "Socrate va courir" et les autres énoncés de ce type Voilà pourquoi, même s’il n’est pas vrai maintenant que Socrate court mais qu’il a couru, Dieu connaît cependant l’un et l’autre, car il voit simultanément l’un et l’autre temps où l’un et l’autre énoncé est vrai. Mais s’il connaissait l’énoncé en le formant en lui-même, il ne le connaîtrait que lorsqu’il est vrai, comme c’est le cas pour nous, et, ainsi, sa science varierait.
8° La mode de la science est dans le connaissant lui-même alors que la chose sue n’est pas elle-même dans le connaissant avec son existence naturelle. Voilà pourquoi la variation du mode de la science rendrait la science variable mais non la variation des choses sues.
9° La réponse ressort de ce qu’on a dit.
10° L’acte de la puissance a son terme hors de l’agent, dans la chose telle qu’elle est dans sa nature propre où elle possède un être sujet à variation. Du côté de la chose produite, on accorde donc que la chose est produite à l’existence par un changement. Mais la science porte sur les choses en tant qu’elles sont de quelque manière dans le connaissant si bien que, quand le connaissant est invariable, les choses sont connues par lui de manière invariable.
11° Bien que Dieu connaisse les autres choses au moyen de son essence, il n’y a pas le passage d’une chose à une autre, car c’est d’un même regard qu’il voit son essence et les autres choses.
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ARTICLE 14: La science de Dieu est-elle cause des choses?

Objections:

Il semble que non.
1° Dans son Commentaire sur l’Epître aux Romains, Origène dit: "Une chose ne sera pas parce que Dieu sait qu’elle sera, mais parce qu’elle sera, elle est sue de Dieu avant qu’elle ne soit." Il semble donc que les choses soient la cause de la science de Dieu plutôt que l’inverse.
2° Une fois la cause posée, l’effet suit. Or, la science de Dieu a existé de toute éternité. Si donc elle est la cause des choses, il semble que les choses aient existé de toute éternité, ce qui est hérétique.
3° L’effet d’une cause nécessaire est nécessaire. C’est ainsi que les démonstrations qui se font au moyen d’une cause nécessaire ont des conclusions nécessaires. Or, la science de Dieu est nécessaire puisqu’elle est éternelle. Les choses qui sont sues de Dieu seraient donc, elles aussi, toutes nécessaires, ce qui est absurde.
4° Si la science de Dieu est cause des choses, le rapport de la science de Dieu aux choses est le même que celui des choses notre science. Or, la chose communique son mode notre science puisque nous avons une science nécessaire des choses nécessaires. Si donc la science de Dieu était la cause des choses, elle communiquerait sa nécessité à toutes les choses sues, ce qui est faux.
5° "La cause première exerce sur l’effet une plus forte influence que la cause seconde." Or, la science de Dieu, si elle est la cause des choses, en sera la cause première. Puis donc que les causes secondes nécessaires rendent leurs effets nécessaires, à plus forte raison la science de Dieu rendra-t-elle les choses nécessaires. Même conclusion que précédemment.
6° La science entretient un rapport plus essentiel avec les choses dont elle est la cause qu’avec celles dont elle est l’effet, car la cause imprime son caractère dans l’effet mais non l’inverse. Or, notre science, qui est par rapport aux choses comme leur effet, exige que les choses sues soient nécessaires pour être elle-même nécessaire Si donc la science de Dieu était la cause des choses, elle exigerait bien davantage que les choses sues soient nécessaires et, par suite, Dieu ne connaîtrait pas les choses contingentes, ce qui s’oppose à ce qu’on a déjà dit.
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En sens contraire:
1° saint Augustin dit au livre XV De la Trinité que "Dieu ne connaît pas toutes les créatures, spirituelles et corporelles, parce qu’elles sont, mais elles sont parce qu’il les connaît." La science de Dieu est donc cause des choses.
2° La science de Dieu est une sorte d’art relatif aux choses à créer. Aussi saint Augustin dit-il au livre VI De la Trinité que le Verbe est "l’art plein des raisons des vivants." Or, l’art est la cause des produits de l’art. La science de Dieu est donc la cause des choses créées.
3° L’opinion d’Anaxagore approuvée par le Philosophe, selon laquelle le premier principe des choses est un intellect qui meut et distingue toutes choses, semble aller dans ce sens.

Réponse:
Un effet ne peut être plus simple que sa cause. Il est donc nécessaire de rattacher toutes les choses dans lesquelles on trouve une même nature au principe unique de cette nature. Par exemple, toutes les choses chaudes se rattachent à une unique et première chose chaude, à savoir le feu, qui est la cause de la chaleur dans les autres choses, ainsi qu’il est dit au livre II de la Métaphysique. Voilà pourquoi, étant donné que toute ressemblance se prend de la possession en commun d’une forme il est nécessaire que toutes les choses qui sont semblables soient telles que soit l’une est cause de l’autre, soit l’une et l’autre sont causées par une cause unique. Or, en toute connaissance, il y a assimilation du connaissant au connu. Il faut donc ou bien que la connaissance soit la cause du connu, ou bien que le connu soit la cause de la connaissance, ou bien que l’un et l’autre soient causés par une cause unique. Or, on ne peut prétendre que les choses connues de Dieu soient les causes de la science en lui puisque les choses sont temporelles et la science de Dieu éternelle et que le temporel ne peut être cause de l’éternel. Pareillement on ne peut prétendre que l’un et l’autre soient causés par une cause unique, puisque rien ne peut être causé en Dieu du fait qu’il est lui-même tout ce qu’il a Reste donc que sa science soit cause des choses. Mais, à l’inverse, notre science est causée par les choses puisque nous la recevons des choses. Quant à la science des anges, elle n’est ni la cause des choses ni n’est causée par elles, mais cette science et les choses viennent d’une cause unique. De même, en effet, que Dieu communique aux choses les formes naturelles pour qu’elles subsistent, de même il infuse les similitudes de ces formes dans l’esprit des anges pour qu’ils connaissent les choses.
Il faut cependant savoir que la science en tant que science ne désigne pas une cause agente, pas plus que la forme en tant que fortifie. En effet, dans l’action, quelque chose sort de l’agent tandis que la forme en tant que telle possède son être en qualifiant ce en quoi elle est et en se reposant en lui. C’est la raison pour laquelle la forme n’est principe d’agir que par l’intermédiaire d’une puissance. Certes, chez certains, la forme est elle-même puissance, mais ce n’est pas en tant que forme. Chez d’autres, la puissance est autre chose que la forme substantielle de la chose. On le voit pour les corps dont les actions ne procèdent que par l’intermédiaire de certaines de leurs qualités Pareillement aussi, on parle de connaissance parce qu’il y a quelque chose dans le connaissant et non parce qu’il y a quelque chose qui émane du connaissant. Voilà pourquoi un effet ne procède jamais de la connaissance que par l’intermédiaire de la volonté qui implique par définition un certain influx vers les objets voulus tout comme une action ne sort jamais de la substance que par l’intermédiaire de la puissance, bien que dans certains cas -celui de Dieu -la volonté et la science soient la même chose, mais chez tous les autres ce n’est pas le cas. Pareillement aussi, les effets procèdent de Dieu, puisqu’il est la cause première de tout, par l’intermédiaire des causes secondes Il y a donc deux intermédiaires entre la science de Dieu, qui est cause de la chose, et la chose causée elle-même. L’un est du côté de Dieu c’est la volonté divine. L’autre est du côté des choses elles-mêmes quant à certains effets: ce sont les causes secondes par l’intermédiaire desquelles les choses proviennent de la science de Dieu. Or, tout effet dépend non seulement de la nature de la cause première mais encore de celle de la cause intermédiaire Voilà pourquoi les choses sues de Dieu procèdent de sa science selon le mode de sa volonté et celui des causes secondes et il n’est pas nécessaire qu’elles dépendent en tout du mode de sa science.
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Solutions:
1° L’intention d’Origène est d’affirmer que la science de Dieu n’est pas une cause qui introduit la nécessité dans l’objet connu au point que quelque chose serait forcé de se produire parce que Dieu le sait. Sa proposition "Puisque telle chose sera, elle est sue de Dieu" n’implique pas causalité dans l’ordre de l’être mais seulement dans l’ordre de l’inférence.
2° Puisque les choses procèdent de la science par l’intermédiaire de la volonté, il n’est pas nécessaire qu’elles soient produites l’existence dès qu’il y a science mais seulement au moment que la volonté détermine.
3° L’effet contracte la nécessité de sa cause prochaine, laquelle peut aussi servir de moyen terme pour démontrer l’effet. Mais il n’est pas nécessaire que l’effet contracte la nécessité de la cause première, car il peut être empêché par la cause prochaine si celle-ci est contingente. On le voit clairement pour les effets qui, dans le monde de la génération et de la corruption, sont produits par le mouvement des corps célestes et par l’intermédiaire des puissances inférieures: ces effets sont contingents cause de la défectibilité des puissances naturelles, alors même que le mouvement du ciel est régulier.
4° La chose est la cause prochaine de notre connaissance et c’est pourquoi elle lui communique son mode. Mais Dieu est la cause première. Ce n’est donc pas pareil. Autre réponse: Si notre science des choses nécessaires est nécessaire, ce n’est pas parce que les choses sues causent la science, mais c’est plutôt parce que la science exige l’adéquation aux choses sues, c’est-à-dire la vérité.
5° Bien que la cause première exerce une plus forte influence que la cause seconde, l’effet ne se réalise que lorsqu’intervient l’opération de la cause seconde. Voila pourquoi s’il y a possibilité d’une défaillance dans la cause seconde, cette même possibilité se retrouve dans l’effet, bien que la cause première ne puisse faire défaut. Mais les effets pourraient bien davantage faire défaut si la cause première pouvait faire défaut. Puis donc que l’être de l’effet requiert l’une et l’autre cause, la défaillance de l’une ou l’autre entraîne la défaillance de l’effet. Aussi, si l’une ou l’autre cause est contingente, il s’ensuit que l’effet est contingent. Par contre, si l’une seulement est nécessaire, l’effet ne sera pas nécessaire du fait que l’être de l’effet requiert l’une et l’autre cause. Mais, comme la cause seconde ne peut être nécessaire si la cause première est contingente, il s’ensuit que c’est la nécessité de la cause seconde qui entraîne la nécessité de l’effet.
6° Il faut répondre comme au quatrième argument.
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ARTICLE 15: Dieu connaît-il le mal?

Objections:

Il semble que non.
1° Toute science ou bien est la cause de la chose sue ou bien est causée par elle ou bien, du moins, provient d’une même cause qu’elle. Or, la science de Dieu n’est pas la cause du mal, le mal n’en est pas la cause, et il n’y a pas quelque chose d’autre qui serait la cause de l’un et l’autre. La science de Dieu ne porte donc pas sur le mal.
2° Comme il est dit au livre II de la Métaphysique, chaque chose entretient avec le vrai le même rapport qu’avec l’être. Or, comme le disent saint Augustin et saint Denis, le mal n’est pas un étant. Le mal n’est donc pas vrai. Or, seul le vrai est objet de science Le mal ne peut donc être su de Dieu.
3° Le Commentateur dit au livre III De l’âme que "l’intellect qui est toujours en acte ne connaît absolument pas la privation. Or, l’intellect de Dieu est par excellence toujours en acte. Il ne connaît donc aucune privation. Or, comme le dit saint Augustin, "le mal est privation du bien." Dieu ne connaît donc pas le mal.
4° Tout ce qui est connu est connu soit par son semblable soit par son contraire. Or, le mal n’est pas semblable l’essence de Dieu, au moyen de laquelle Dieu connaît toute chose, et il ne lui est pas non plus contraire, car il ne peut lui nuire et on appelle mauvais ce qui nuit Dieu ne connaît donc pas le mal.
5° Ce qu’on ne peut apprendre n’est pas objet de science. Or, comme le dit saint Augustin au livre Du libre-arbitre, le mal ne peut être appris, "car, par l’éducation, on n’apprend que les choses bonnes." Le mal n’est donc pas objet de science. Il n’est donc pas connu de Dieu.
6° Celui qui sait la grammaire est grammairien. Donc, celui qui sait le mal est mauvais. Or Dieu n’est pas mauvais. Il ne sait donc pas le mal.
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En sens contraire:
1° Nul ne peut tirer vengeance de ce qu’il ignore. Or, Dieu tire vengeance du mal. Il le connaît donc.
2° Aucun bien ne manque à Dieu. Or, la science du mal est bonne parce qu’elle permet d’éviter le mal Dieu possède donc la science du mal.

Réponse:
D’après le Philosophe au livre IV de la Métaphysique, qui n’intellige pas une chose une n’intellige rien. Or, une chose est une lorsqu’elle est indivise en soi et distincte des autres. Il est donc nécessaire que quiconque connaît une chose connaisse sa distinction d’avec les autres. Or, le fondement premier de la distinction réside dans l’affirmation et la négation. Il est donc nécessaire que quiconque connaît une affirmation connaisse aussi sa négation. Or, comme il est dit au livre IV de la Métaphysique, la privation n’est rien d’autre qu’une négation ayant un sujet et "l’un des deux contraires est toujours une privation", ainsi qu’il est dit au même endroit et au livre I de la Physique. Il s’ensuit que, du fait même qu’une chose est connue, sa privation et son contraire le sont aussi. Puis donc que Dieu a une connaissance propre de tous ses effets connaissant chacun en tant qu’il est distinct dans sa nature, il est nécessaire qu’il connaisse toutes les négations et les privations opposées et toutes les contrariétés qui se rencontrent dans les choses. Par conséquent, comme le mal est la privation du bien, il est nécessaire que Dieu, du fait même qu’il connaît n’importe quel bien et la mesure de toute chose, connaisse tout mal quel qu’il soit.

Solutions:
1° Cette proposition est vraie pour la science que l’on a d’une chose au moyen de sa similitude. Or, le mal n’est pas connu de Dieu au moyen de sa similitude mais au moyen de celle de son opposé. Il ne s’ensuit donc pas que Dieu est cause du mal parce qu’il le connaît, mais il s’ensuit qu’il est cause du bien auquel le mal s'oppose.
2° On dit du non-étant, du fait même qu’il s’oppose à l’étant, qu’il est d’une certaine manière un étant, ainsi qu’il ressort du livre IV de la Métaphysique. Donc le mal aussi, du fait même qu’il s’oppose au bien, est connaissable et vrai.
3° Le Commentateur pensait que Dieu, en connaissant son essence, ne connaissait pas de façon déterminée chacun de ses effets en tant qu’ils sont distincts dans leur nature propre mais qu’il connaissait seulement la nature de l’être qui se trouve en tous. Or, le mal ne s’oppose pas à l’étant universel mais à l’étant particulier. Par conséquent, Dieu ne connaîtrait pas le mal. Mais cette position est fausse, comme il ressort de ce qu’on a dit plus haut, ainsi que sa conséquence, à savoir que Dieu ne connaît pas la privation et le mal. En effet, dans l’esprit du Commentateur, l’intellect ne connaît une privation que par l’absence en lui d’une forme, absence impossible dans un intellect qui est toujours en acte. Mais cela n’est pas nécessaire, car du fait même qu’une chose est connue, la privation de cette chose l’est aussi. La chose et sa privation sont donc toutes deux connues par la présence de la forme dans l’intellect.
4° Une chose peut s’opposer à une autre de deux manières. Premièrement, de manière générale, comme quand nous disons que le mal s’oppose au bien. C’est de cette manière que le mal s’oppose à Dieu. Deuxièmement, de manière particulière, comme lorsque nous disons que ce blanc s’oppose ce noir. De cette manière, le mal ne s’oppose qu’au bien déterminé dont le mal peut priver et auquel il peut nuire. En ce sens, le mal ne s’oppose pas Dieu. Aussi saint Augustin dit-il au livre XII de la Cité de Dieu que "le vice s’oppose Dieu comme le mal au bien", mais il s’oppose la nature qu’il vicie non seulement comme le mal au bien mais aussi comme ce qui lui nuit.
5° Le mal, en tant qu’il est connu, est bon, car il est bon de connaître le mal. Il est donc bien vrai que tout ce qui peut être appris est bon. Cependant, ce n’est pas bon en soi mais seulement en tant que c’est connu.
6° La grammaire est connue en étant possédée, non le mal. Ce n’est donc pas pareil.

 
  QUESTION 3  
  QUESTION 4: LE VERBE (de verbo)
 

ARTICLE 1: Est-ce au sens propre du terme qu’on parle d’un verbe en Dieu?

QUESTION 4: LE VERBE DE DIEU (de verbo)

ARTICLE 1: Dit-on au sens propre du terme que Dieu à un Verbe?

Objections:

Il semble que non.

1. En effet, il existe [en philosophie] deux sortes de verbe: le verbe intérieur [pensée] et le verbe extérieur [parole]. Or, , on ne peut dire de Dieu qu'il a un verbe extérieur au sens propre du terme, puisqu&rsquoun tel verbe est matériel et passager. Et il en est de même pour le verbe intérieur: au livre II de son traité Sur la foi, saint Jean Damascène le définit ainsi: "Le verbe intérieur est une motion de l&rsquoâme qui se produit dans la faculté de penser sans aucune parole exprimée." Or, il n'y a en Dieu ni mouvement ni réflexion (cogitatio), car celle-ci se fait à l&rsquoaide d&rsquoun discours. Ainsi, au sens propre du terme, on ne peut en aucun cas parler d&rsquoun verbe en Dieu.

2. Saint Augustin (traité Sur la Trinité, livre XV) prouve qu&rsquoil existe un verbe de l&rsquoesprit du fait qu&rsquoon parle aussi d&rsquoune bouche de l&rsquoesprit, comme il ressort de Mt. 15, 11: " ce qui souille l&rsquohomme, c'est ce qui sort de sa bouche". Et Jésus parle bien ici de la bouche du coeur puisqu'il dit ensuite: "Car ce qui sort de la bouche provient du c&oeligur." Mais, on ne parle dans les réalités spirituelles de bouche que dans un sens métaphorique; il doit donc en être de même pour le verbe.

3. En outre, on peut voir par ce qui est dit en Jean 1, 3: "Tout a été fait par lui", que le Verbe est un intermédiaire entre le Créateur et les êtres créés. A partir de ce texte même, saint Augustin démontre que le Verbe n&rsquoest pas un être créé. Donc, pour la même raison, on peut prouver que le Verbe n&rsquoest pas le Créateur. Par conséquent, rien n&rsquoétablit qu&rsquoil y ait un verbe en Dieu.

4. En outre, un intermédiaire se situe à égale distance des extrêmes. Si donc le Verbe est un intermédiaire entre le Père qui profère et la créature qui est proférée, il faut que le Verbe soit distinct du Père par essence puisqu&rsquoil est distinct des créatures par essence. Mais, en Dieu, rien n&rsquoest distinct par essence. Par conséquent, un verbe, au sens propre du terme, ne peut être affirmé en Dieu.

5. En outre, tout ce qui ne convient au Fils qu&rsquoen tant qu&rsquoil est incarné ne peut être attribué, au sens propre, à Dieu: ainsi être homme, marcher ou quelque chose du même genre. Mais le nom de verbe ne convient au Fils que selon qu&rsquoil est incarné puisque ce nom provient de ce qu&rsquoest manifesté celui qui parle. Or, le Fils ne manifeste le Père qu&rsquoen tant qu&rsquoil est incarné, de même que notre verbe ne manifeste notre intellect qu&rsquoen tant qu&rsquoil est uni à la voix. On ne peut donc pas parler, au sens propre du terme, d&rsquoun verbe en Dieu.

6. En outre, s&rsquoil existait, au sens propre du terme, un verbe en Dieu, il y aurait identité entre le Verbe existant de toute éternité auprès du Père et le Verbe incarné dans le temps, de même que nous disons qu&rsquoil s&rsquoagit du même Fils. Mais on ne peut dire cela, semble-t-il, parce que le Verbe incarné est comparé au verbe de la voix, tandis que le Verbe existant auprès du Père est comparé au verbe de l&rsquoesprit, comme le montre saint Augustin au livre XV de son traité Sur la Trinité. Or, le verbe proféré par la voix et le verbe existant dans le coeur ne constituent pas un seul et même verbe. Il ne semble donc pas que le Verbe, qu&rsquoon dit avoir été de toute éternité auprès du Père, appartienne, au sens propre du terme, à la nature divine.

7. En outre, plus un effet est loin de sa cause, plus il est dans sa nature d&rsquoêtre signe. Ainsi, dans le cas du vin qui est la cause finale de la jarre et, par-delà, du collier qui est attaché à celle-ci pour en indiquer le contenu, c&rsquoest le collier qui a le plus raison de signe Mais le verbe de la voix est l&rsquoeffet ultime du processus intellectuel; c&rsquoest donc à lui, plus qu&rsquoà la conception de l&rsquoesprit, que convient le terme de signe, et aussi celui de verbe, lequel est établi à partir du fait que quelque chose est manifesté. Or, rien de ce qui existe dans les réalités matérielles plutôt que dans les réalités spirituelles ne peut être attribué, au sens propre, à Dieu. On ne peut donc pas parler de verbe, au sens propre du terme, à propos de Dieu.

8. En outre, tout nom signifie principalement ce à partir de quoi il est donné. Mais le nom de verbe est établi, soit à partir de verberatio aeris (action de frapper l&rsquoair), soit à partir de boatus (cri), "verbe" n&rsquoétant rien d&rsquoautre que verum boans (criant ce qui est vrai). Ces expressions représentent donc ce qui est principalement signifié par le nom de verbe. Mais elles ne conviennent en aucune manière à Dieu, si ce n&rsquoest dans un sens métaphorique. Un verbe ne peut donc être affirmé, au sens propre du terme, en Dieu.

9. En outre, le verbe que quelqu&rsquoun exprime est en lui, semble-t-il, la similitude de la réalité dont il parle. Mais, quand le Père se connaît lui-même, il ne le fait pas au moyen d&rsquoune similitude, mais par essence. Il apparaît donc que, du fait qu&rsquoil se regarde, il n&rsquoen gendre pas de verbe de lui-même. Mais, "pour l&rsquoEsprit souverain, dire n&rsquoest pas autre chose que regarder en pensant (cogitando) comme le dit saint Anselme: Un verbe ne peut donc être affirmé, au sens propre, en Dieu.

10. En outre, tout ce qui est dit de Dieu à la ressemblance de la créature l&rsquoest, non au sens propre, mais au sens métaphorique. Mais, comme saint Augustin l&rsquoaffirme 14, on parle d&rsquoun verbe en Dieu selon la similitude de celui qui existe en nous. Il semble donc que, en Dieu, on parle de verbe au sens métaphorique et non au sens propre du terme.

11. En outre, Basile dit que Dieu est appelé verbe du fait que tout est proféré par lui, sagesse où tout est connu, lumière où tout est manifesté. Mais le fait de proférer ne peut être affirmé en Dieu au sens propre, puisque l&rsquoaction de proférer appartient à la voix. On ne peut donc parler de verbe, au sens propre, en Dieu.

12. En outre, comme le montre saint Augustin, le verbe de la voix est au Verbe incarné ce que le verbe de l&rsquoesprit est au Verbe éternel. Mais ce n&rsquoest que de manière métaphorique qu&rsquoon parle de verbe de la voix à propos du Verbe incarné. Ce n&rsquoest donc aussi que dans un sens méta phorique qu&rsquoon parle de verbe intérieur à propos du Verbe éternel.



Cependant



1. Au livre IX de son traité Sur la Trinité, saint Augustin dit: "Le verbe que nous cherchons à faire comprendre est la connaissance unie à l&rsquoamour" Mais, en Dieu, on parle au sens propre de connaissance et d&rsquoamour. On parle donc aussi, au sens propre, de verbe.

2. En outre, au livre XV de son traité Sur la Trinité, saint Augustin dit: "Le verbe qui retentit au-dehors est le signe du verbe qui brille au-dedans; c&rsquoest à celui-ci, plus qu&rsquoà celui-là, que convient le nom de verbe. Ce qui est proféré par la bouche du corps est, en effet, l&rsquoexpression sonore du verbe, et cette expression elle-même est aussi appelée verbe à cause de ce verbe qui l&rsquoemprunte pour apparaître au-dehors". Il ressort clairement de là qu&rsquoon parle de verbe de manière plus appropriée à propos du verbe de l&rsquoesprit qu&rsquoà propos du verbe de la voix. Mais tout ce qu&rsquoon trouve être plus approprié aux réalités spirituelles qu&rsquoaux réalités corporelles convient tout particulièrement à Dieu. On peut donc parler de verbe en Dieu au sens le plus propre du terme.

3. En outre, Richard de Saint-Victor" dit du verbe qu&rsquoil manifeste l&rsquointelligence du sage. Mais le Fils manifeste de la manière la plus vraie l&rsquointelligence du Père. Le nom de verbe est donc attribué à Dieu au sens le plus propre du terme.

4. En outre, d&rsquoaprès saint Augustin au livre XV de son traité Sur la Trinité le verbe n&rsquoest rien d&rsquoautre que la pensée (cogitatio) formée. Mais la pensée (consideratio) divine n&rsquoest jamais en voie de formation, étant toujours formée parce qu&rsquoelle est toujours en acte. C&rsquoest donc au sens le plus propre du terme qu&rsquoon parle d&rsquoun verbe en Dieu.

5. En outre, dans les limites d&rsquoun nom donné, c&rsquoest ce qui est le plus simple qui, d&rsquoabord et de la manière la plus appropriée, est appelé de ce nom. Il en est donc ainsi du verbe: ce qui est le plus simple est appelé verbe au sens le plus propre du terme. Mais le Verbe qui est en Dieu est simple au plus haut degré; il est donc appelé verbe au sens le plus propre du terme.

6. En outre, selon les grammairiens cette partie du discours appelée verbe s&rsquoapproprie un nom commun à toutes les parties, parce qu&rsquoil constitue la perfection du discours tout entier en tant qu&rsquoélément principal de celui-ci et que, par le verbe, les autres parties du discours sont manifestées: ainsi, c&rsquoest dans le verbe que le nom est connu. Mais le Verbe divin est ce qu&rsquoil y a de plus parfait parmi toutes les choses, et il est aussi celui qui les manifeste. C&rsquoest donc au sens le plus propre du terme qu&rsquoil est appelé verbe.



Réponse



Il faut dire que nous donnons des noms aux choses selon la manière dont nous en prenons connaissance. Et, parce que ce qui vient en second dans la nature est, la plupart du temps, ce que nous connaissons en premier, il s&rsquoensuit que fréquemment, selon ce mode d&rsquoattribution, un nom convenant à deux choses est trouvé d&rsquoabord pour l&rsquoune d&rsquoelles alors que la réalité signifiée par le nom existe d&rsquoabord dans l&rsquoautre; il en est ainsi de manière évidente pour les noms qui sont donnés à Dieu et aux créatures: l&rsquoêtre, le bien et d&rsquoautres termes de ce genre ont été donnés d&rsquoabord aux créatures et, à partir d&rsquoelles, transférés et attribués à Dieu, alors que l&rsquoêtre et le bien se trouvent d&rsquoabord en Dieu.

Pour cette raison, étant donné la façon de donner un nom et du fait que le verbe extérieur, parce qu&rsquoil touche les sens, nous est plus connu que le verbe intérieur, on appelle verbe le verbe de la voix avant d&rsquoappeler ainsi le verbe intérieur bien que celui-ci, en tant que cause à la fois efficiente et finale du verbe extérieur, soit selon l&rsquoordre naturel le premier. Le verbe intérieur est cause finale du verbe extérieur, puisque nous émettons le verbe de la voix pour que le verbe intérieur soit manifesté: de là provient la nécessité que le verbe intérieur soit cela même qui est signifié par le verbe extérieur. Or, le verbe proféré à l&rsquoextérieur signifie ce qui est connu; il ne signifie, ni le fait même de connaître, ni cet intellect qui est habitus ou faculté, si ce n&rsquoest dans la mesure où ceux-ci sont également connus; il s&rsquoensuit que le verbe intérieur est cela même qui est connu intérieurement. Le verbe intérieur est aussi cause efficiente du verbe extérieur: parce que le verbe proféré à l&rsquoextérieur signifie quelque chose en vertu d&rsquoune convention, son principe, comme aussi celui de toutes les autres oeuvres de l&rsquoart, est la volonté; pour cette raison, de même que, dans le domaine des autres oeuvres de l&rsquoart, il préexiste dans l&rsquoesprit de l&rsquoartisan une certaine image de l&rsquooeuvre extérieure, de même il préexiste, dans l&rsquoesprit de celui qui profère le verbe extérieur, un certain modèle de ce verbe.

Et c&rsquoest pourquoi, de même que dans le cas de l&rsquoartisan nous pouvons considérer trois choses, à savoir le but de l&rsquooeuvre, le modèle de celle-ci et l&rsquooeuvre elle-même alors produite, de même en celui qui parle on trouve aussi un triple verbe: à savoir ce qui est conçu par l&rsquointellect que le verbe proféré à l&rsquoextérieur est destiné à signifier, c&rsquoest le verbe du coeur produit sans la voix; en second lieu, le modèle du verbe extérieur, appelé verbe intérieur possédant l&rsquoimage de la voix; et le verbe proféré à l&rsquoextérieur appelé verbe de la voix De même que, chez l&rsquoartisan, l&rsquointention de la fin est première, ensuite vient l&rsquoinvention de la forme de l&rsquooeuvre et, en dernier lieu, l&rsquooeuvre est amenée à l&rsquoêtre, de même, chez celui qui parle, le verbe du coeur précède le verbe qui possède l&rsquoimage de la voix et le verbe de la voix vient en dernier.

Par conséquent, puisque le verbe de la voix est produit entièrement par le corps, on ne peut en parler à propos de Dieu que dans un sens métaphorique, comme sont appelées verbe les créatures elles-mêmes faites par Dieu, ou leurs mouvements, en tant qu&rsquoils sont des signes de l&rsquointellect divin, l&rsquoeffet indiquant la causer. Et donc, pour la même raison, un verbe possédant l&rsquoimage de la voix pourra être attribué à Dieu, non au sens propre, mais seulement dans un sens métaphorique: ainsi appelle-t-on verbe de Dieu les idées des choses devant être créées.

Mais un verbe du coeur, qui n&rsquoest rien d&rsquoautre que ce qui est considéré en acte par l&rsquointellect, peut être attribué à Dieu au sens propre du terme parce qu&rsquoil est complètement étranger à la matérialité, à la corporéité et à toute déficience. Des mots de ce genre sont attribués à Dieu dans leur sens propre, comme science et savoir, connaître et connaissance.



Solutions



1. A la première objection, il faut donc répondre ceci: étant donné que le verbe intérieur est ce qui est connu, et qu&rsquoil n&rsquoexiste en nous que lorsque nous sommes en acte de connaître, ce verbe requiert toujours un intellect dans son acte propre qui est de connaître. Or, l&rsquoacte même de l&rsquointellect est appelé mouvement, non pas le mouvement d&rsquoun intellect imparfait tel qu&rsquoil est décrit au livre III de la Physique, mais celui d&rsquoun intellect parfait, qui est une opération comme il est dit au livre III du traité De l'âme C&rsquoest pourquoi saint Jean Damascène a dit que le verbe intérieur est un mouvement de l&rsquoesprit, quoiqu&rsquoil prenne le mouvement pour ce à quoi il se termine, c&rsquoest-à-dire l&rsquoopération pour l&rsquooeuvre, comme l&rsquoacte de connaître pour ce qui est connu. Et la nature même du verbe n&rsquoexige pas que l&rsquoacte de l&rsquointellect aboutissant au verbe intérieur se produise à l&rsquoaide d&rsquoun discours que la pensée (cogitatio) semble comporter, mais il lui suffit que, d&rsquoune manière ou d&rsquoune autre, quelque chose soit connu en acte. Cependant, parce que nous-mêmes, nous nous aidons le plus souvent d&rsquoun discours intérieur pour exprimer quelque chose, à cause de cela saint Jean Damascène et saint Anselme, dans leur définition du verbe, emploient le terme de réflexion (cogitatio) à la place de celui de considération (consideratio)

2. A la deuxième objection, on doit répondre que la preuve de saint Augustin ne procède pas du semblable, mais du moindre: en effet, à propos du coeur, on doit moins parler, semble-t-il, de bouche que de verbe. C&rsquoest pourquoi l&rsquoargument n&rsquoest pas valable.

3. A la troisième objection, on doit répondre que l&rsquointermédiaire peut être compris de deux manières: d&rsquoune première manière, l'intermédiaire ce qui est situé entre les deux termes extrêmes d&rsquoun mouvement, par exemple le pâle est un intermédiaire entre le blanc et le noir dans le processus du noircissement ou du blanchiment. D&rsquoune autre manière, l'intermédiaire peut être compris comme ce qui prend place entre l&rsquoagent et le patient, par exemple l&rsquoinstrument de l&rsquoartisan est un intermédiaire entre celui-ci et l&rsquooeuvre et pareillement est intermédiaire tout ce par quoi l'agent agit: c&rsquoest de cette manière-là que le Fils est un intermédiaire entre le Père qui crée et la créature faite par le Verbe, mais non entre Dieu créant et la créature puisque le Verbe lui-même est aussi Dieu créant. Par conséquent, de même que le Verbe n&rsquoest pas une créature, de même il n&rsquoest pas le Père. Cependant, l&rsquoargument ne saurait être retenu même en-dehors de cela: nous disons, en effet, que Dieu crée par sa sagesse attribuée à l&rsquoessence divine, ainsi la sagesse peut être appelée un intermédiaire entre Dieu et la créature, et cependant cette sagesse elle-même est Dieu. D&rsquoautre part, saint Augustin démontre que le Verbe n&rsquoest pas un être créé, non par le fait qu&rsquoil est un intermédiaire, mais parce qu&rsquoil est la cause universelle de la création. On peut, en effet, ramener tout mouvement à quelque chose de premier qui n&rsquoest pas m selon ce mouvement, de même que tout ce qui subit des changements peut être ramené à une réalité première qui modifie sans être changée. Ainsi faut-il également que ce à quoi peut être ramené tout ce qui est créé ne soit pas lui-même créé.

4. A la quatrième objection, on doit répondre ceci: un intermédiaire, pris dans le sens de ce qui est situé entre les extrémités d&rsquoun mouvement, est parfois considéré comme étant à égale distance de ces extrémités, parfois pourtant il ne l&rsquoest pas. Mais l&rsquointermédiaire qui se trouve entre l&rsquoagent et le patient, s&rsquoil est bien un intermédiaire en tant qu&rsquoinstrument, est tantôt plus proche de l&rsquoagent premier, tantôt plus proche du patient qui est en dernier, quelquefois aussi il se tient à égale distance des deux: il en est ainsi de manière évidente lorsque l&rsquoaction de l&rsquoagent parvient au patient par plusieurs instruments. Mais l&rsquointermédiaire qui est la forme par laquelle l&rsquoagent agit est toujours plus près de l&rsquoagent parce qu&rsquoil est en lui selon la vérité de la chose alors qu&rsquoil n&rsquoest dans le patient que selon sa similitude: c&rsquoest de cette manière que le Verbe est appelé un intermédiaire entre le Père et la créature; il n&rsquoest donc pas nécessaire qu&rsquoil soit à égale distance du Père et de la créature.

5. A la cinquième objection, on doit répondre ceci: bien que nous, nous ne fassions connaître quelque chose à autrui que par le verbe de la voix, cependant ce que nous nous manifestons à nous-mêmes se produit aussi par le verbe du coeur, et cette manifestation précède l&rsquoautre; c&rsquoest la raison même pour laquelle le verbe intérieur est par priorité appelé verbe. Pareillement, le Père a été manifesté à tous par le Verbe incarné, mais le Verbe engendré de toute éternité, il [le Père] se l&rsquoest manifesté à lui-même. C&rsquoest pourquoi le nom de Verbe ne lui (au Fils) convient pas seulement du fait qu&rsquoil s&rsquoest incarné.

6. A la sixième objection, on doit répondre que le Verbe incarné ressemble par certains aspects au verbe de la voix et, par d&rsquoautres aspects, en diffère. Ce qui est semblable en l&rsquoun et en l&rsquoautre, en raison de quoi l&rsquoun peut être comparé à l&rsquoautre, réside en ceci: de même que la voix manifeste le verbe intérieur, de même par la chair a été manifesté le Verbe éternel. Mais ce en quoi ils diffèrent, c&rsquoest que la chair elle-même prise par le Verbe éternel n&rsquoest pas appelée verbe, tandis que la voix elle-même prise pour manifester le verbe intérieur est appelée verbe. Et c&rsquoest pourquoi le verbe de la voix est différent du verbe du coeur, mais le Verbe incarné est identique au Verbe éternel, comme aussi le verbe signifié par la voix est identique au verbe du coeur.

7. A la septième objection, on doit répondre ceci: il convient à l&rsquoeffet d&rsquoêtre appelé signe plutôt qu&rsquoà la cause, quand celle-ci est, pour l&rsquoeffet, cause d&rsquoêtre mais non cause de signifier, comme c&rsquoest le cas dans l&rsquoexemple proposé. Mais quand l&rsquoeffet tient d&rsquoune cause non seulement le fait d&rsquoêtre mais aussi celui de signifier, alors, de même que la cause est antérieure à l&rsquoeffet dans le fait d&rsquoêtre, de même elle l&rsquoest dans le fait de signifier. C&rsquoest pourquoi le verbe intérieur a raison de signe et de manifestation, plutôt que le verbe extérieur, parce que ce dernier n&rsquoest constitué dans son rôle de signe que par le verbe intérieur.

8. A la huitième objection, il faut répondre ceci: on dit qu&rsquoun nom est donné par quelqu&rsquoun de deux manières, soit en rapport avec celui qui donne le nom, soit en rapport avec la chose à qui le nom est donné. Or, c&rsquoest en rapport avec la chose qu&rsquoun nom est dit être donné s&rsquoil l&rsquoest à partir de ce qui rend parfaite la définition de la chose que le nom signifie, c&rsquoest-à-dire à partir de la différence spécifique de cette chose et c&rsquoest cela qui est avant tout signifié par le nom. Mais, parce que nous ne connaissons pas les différences essentielles, nous utilisons parfois, à leur place, des accidents ou des effets comme il est dit au livre VIII de la Métaphysique et c&rsquoest d&rsquoaprès cela que nous nommons une chose. Et ainsi, ce qui est choisi à la place de la différence essentielle est ce à partir de quoi le nom est établi en rapport avec celui qui le donne: par exemple, le nom de pierre (lapis) est donné à partir d&rsquoun effet de la pierre qui est de blesser le pied (laedere pedem) Ce n&rsquoest pas cet effet, mais ce dont il tient la place, qui doit être avant tout signifié par le nom. De même, je dis que le nom de verbe est établi à partir de verberatio (action de frapper) ou boatus (cri) en rapport avec celui qui donne le nom, et non en rapport avec la chose.

9. A la neuvième objection, on doit répondre ceci: en ce qui concerne la nature même du verbe, il est indifférent qu&rsquoune chose soit connue par similitude ou par essence. Il est certain, en effet, que le verbe extérieur signifie tout ce qui peut être connu soit par essence soit par similitude. Et c&rsquoest pourquoi tout ce qui est connu soit par essence soit par similitude peut être appelé verbe intérieur.

10. A la dixième objection, on doit répondre ceci: parmi ces noms qui sont attribués à Dieu et aux créatures, certains signifient des réalités qui se trouvent en Dieu avant d&rsquoêtre dans les créatures, bien qu&rsquoils aient été d&rsquoabord donnés à des créatures; de tels noms sont attribués à Dieu avec leur sens propre, comme bonté, sagesse et des mots de ce genre. Certains noms, cependant, signifient des réalités qui ne se rencontrent pas en Dieu mais on rencontre en lui quelque chose qui ressemble à ces réalités: les mots de cette sorte sont attribués à Dieu dans un sens métaphorique, par exemple, nous disons de Dieu qu&rsquoil est un lion ou qu&rsquoil marche. J&rsquoaffirme donc que, lorsqu&rsquoon parle d&rsquoun verbe en Dieu à la ressemblance de notre verbe à nous, c&rsquoest en raison de notre façon de donner le nom, et non en fonction de l&rsquoordre de la réalité. Par conséquent, il ne faut pas parler d'un verbe en Dieu dans un sens métaphorique.

11. A la onzième objection, on doit répondre ceci: l&rsquoaction de proférer appartient à la nature du verbe quant à ce par quoi le nom est établi, non en rapport avec la chose, mais en rapport avec celui qui donne le nom. t c&rsquoest pourquoi, bien que l&rsquoaction de proférer soit dite de Dieu dans un sens métaphorique, il ne s&rsquoensuit pas qu&rsquoun verbe soit attribué à Dieu dans un sens métaphorique. De la même manière, saint Jean Damascène dit aussi que le nom de Dieu [theos] vient de aithein, ce qui signifie brûler: et cependant, quoique le fait de brûler soit attribué à Dieu dans un sens métaphorique, il n&rsquoen est pourtant pas ainsi du nom de Dieu.

12. A la douzième objection, on doit répondre ceci: le Verbe incarné est comparé au verbe de la voix seulement en raison d&rsquoune certaine similitude, comme il ressort de ce qui a été dit et c&rsquoest pourquoi le Verbe incarné ne peut être appelé verbe de la voix que dans un sens métaphorique. Mais le Verbe éternel est comparé au verbe du coeur selon la vraie nature du verbe intérieur, et c&rsquoest pourquoi l&rsquoon parle de verbe au sens propre du terme pour l&rsquoun comme pour l&rsquoautre.


ARTICLE 2: En Dieu, le Verbe est-il attribué à l&rsquoessence ou seulement à une personne?



On se demande en deuxième lieu si, en Dieu, le verbe est attribué à l&rsquoessence ou seulement à une personne. Et il semble que le verbe puisse être attribué même à l&rsquoessence.

1. En effet, le nom de verbe est établi à partir du fait qu&rsquoil y a manifestation, comme il a été dit. Mais l&rsquoessence divine peut se manifester par elle-même: c&rsquoest donc à elle par nature qu&rsquoun verbe convient. Le verbe sera ainsi un attribut de l&rsquoessence.

2. En outre, ce qui est signifié par un nom, c&rsquoest la définition même [de la chose], comme il est dit au livre IV de la Métaphysique 38 Mais, selon saint Augustin au livre IX de son traité Sur la Trinité, le verbe "est la connaissance unie à l&rsquoamour" selon saint Anselme dans le Monologion, "pour l&rsquoEsprit très haut, dire n&rsquoest rien d&rsquoautre que regarder en pensant (cogitando). Or, dans l&rsquoune et l&rsquoautre définitions, on n&rsquoaffirme rien si ce n&rsquoest ce qui est attribué à l&rsquoessence. Le verbe est donc un attribut de l&rsquoessence.

3. En outre, toute parole proférée, quelle qu&rsquoelle soit, constitue un verbe. Or, non seulement le Père se dit lui-même, mais il profère aussi le Fils et l&rsquoEsprit Saint, comme l&rsquoaffirme saint Anselme dans le traité cité ci-dessus Le verbe est par conséquent commun aux trois personnes; il est donc un attribut de l&rsquoessence.

4. En outre, quiconque parle possède le verbe qu&rsquoil profère, comme l&rsquoexpose saint Augustin au livre VII de son traité Sur la Trinité Mais, comme le dit saint Anselme dans le Monologion: "De même que le Père connaît et que le Fils connaît et que le Saint Esprit connaît, et que cependant ils ne sont pas trois mais un à connaître, de même le Père profère et le Fils profère et le Saint Esprit profère, et cependant ils ne sont pas trois mais un seul à proférer Le verbe correspond donc à n&rsquoimporte laquelle des personnes. Mais rien n&rsquoest commun aux trois personnes hormis l&rsquoessence. En Dieu, le verbe est donc attribué à l&rsquoessence.

5. En outre, dans l'intellect il n&rsquoy a pas de différence entre dire et connaître. Or, en Dieu, on considère le verbe comme étant à la similitude du verbe qui est dans notre intellect. En Dieu donc, dire n&rsquoest pas autre chose que connaître; par conséquent, le verbe aussi n&rsquoest rien d&rsquoautre que ce qui est connu. Mais ce qui est connu en Dieu est attribué à son essence. Il en est donc ainsi du verbe.

6. En outre, le verbe divin est, comme le dit saint Augustin la puissance opérative du Père. Mais la puissance opérative est en Dieu un attribut de l&rsquoessence; le verbe est donc aussi attribut essentiel.

7. En outre, de même que l&rsquoamour implique que quelque chose émane de la volonté, de même le verbe implique que quelque chose émane de l&rsquointellect. Mais, en Dieu, l&rsquoamour est un attribut de l&rsquoessence; il en est donc ainsi du verbe.

8. En outre, lorsque n&rsquoest pas reconnue la distinction des personnes, ce qui peut être connu en Dieu n&rsquoest pas attribué à une personne. Mais le verbe est dans ce cas, puisque même ceux qui nient la distinction des personnes affirment que Dieu se dit lui-même. Le verbe, en Dieu, n&rsquoest donc pas attribué à une personne.



Cependant



1. Au livre VI de son traité Sur la Trinité saint Augustin dit que le Fils seul est appelé Verbe, et non pas le Père et le Fils ensemble. Mais tout ce qui est attribué à l&rsquoessence convient en commun à l&rsquoun et à l&rsquoautre. On ne peut donc pas parler du verbe comme d&rsquoun attribut de l&rsquoessence.

2. En outre, il est dit en Jean 1, 1: "Le Verbe était auprès de Dieu". Or, auprès de est une préposition transitive qui implique une distinction. Le Verbe est donc reconnu comme distinct de Dieu. Mais rien de ce qui est attribué à l&rsquoessence ne peut, en Dieu, être reconnu comme distinct. Le verbe n&rsquoest donc pas un attribut de l&rsquoessence.

3. En outre, tout ce qui, en Dieu, implique une relation de personne à personne est affirmé comme attribut personnel et non comme attribut essentiel. Mais le Verbe implique une telle relation. Donc la conclusion est la même que précédemment.

4. En outre, s&rsquoajoute à cela l&rsquoautorité de Richard de Saint-Victor qui, dans son livre Sur la Trinité montre que seul le Fils est appelé Verbe.



Réponse



Il faut dire que, lorsqu&rsquoun verbe est attribué à Dieu dans un sens métaphorique, par exemple quand la créature elle-même est appelée verbe manifestant Dieu, ce verbe se rapporte assurément à la Trinité tout entière; mais notre recherche actuelle porte sur le verbe en tant qu&rsquoil est attribué à Dieu dans son sens propre.

Or, vue de manière superficielle, la question paraît très facile, étant donné qu&rsquoun verbe implique une origine déterminée selon laquelle les personnes sont reconnues en Dieu comme distinctes. Mais, examinée en profondeur, la question se révèle plus difficile, du fait que nous trouvons en Dieu certaines choses qui impliquent une origine conformément, non à la réalité, mais seulement à notre raison: par exemple, le nom d&rsquoopération implique incontestablement que quelque chose procède de l&rsquoagent qui opère, et pourtant ce processus n&rsquoexiste que selon la raison; parce que, en Dieu, il n&rsquoy a pas de distinction entre essence, puissance et opération, il s&rsquoensuit qu&rsquoune opération est attribuée en Dieu, non à une personne, mais à l&rsquoessence. Par conséquent, il n&rsquoest pas immédiatement évident de savoir si le nom de verbe implique un processus réel, comme c&rsquoest le cas pour le nom de Fils, ou s&rsquoil implique un processus de raison seulement, comme pour le nom d&rsquoopération, et ainsi s&rsquoil est un attribut de la personne ou de l&rsquoessence.

D&rsquooù la nécessité, pour parvenir à la connaissance sur ce point, de savoir que le verbe de notre intellect, qui nous permet de parler du verbe divin en raison de sa similitude avec lui, représente le terme de l&rsquoopération de notre intellect, c&rsquoest-à-dire cela même qui est connu, ce qui est appelé aussi conception de l&rsquointellect. Cette conception peut être signifiée, soit par une expression simple comme dans le cas où l&rsquointellect élabore la quiddité des choses, soit par un discours complexe comme il arrive lorsque l&rsquointellect compose et divise Or, en nous, tout ce qui est connu procède en réalité d&rsquoautre chose soit comme les conceptions de conclusions procèdent des principes, soit comme les conceptions de quiddités de choses nouvelles procèdent des quiddités de choses antérieurement connues, soit au moins comme la conception actuelle procède de la connaissance habituelle. Ceci est universellement vrai pour tout ce que nous connaissons, que ce soit par essence ou par similitude la conception elle-même résulte, en effet, de l&rsquoacte de connaître et par conséquent, même quand l&rsquoesprit se connaît lui-même, la conception correspondante n&rsquoest pas l&rsquoesprit lui-même mais quelque chose venant de la connaissance de celui-ci.

Ainsi donc, en nous, le verbe de l&rsquointellect comporte de par sa nature deux aspects, à savoir qu&rsquoil est ce qui est connu et qu&rsquoil est ce qui provient d&rsquoautre chose. Si donc on parle d&rsquoun verbe en Dieu selon la similitude de l&rsquoun et l&rsquoautre aspects, alors le nom de verbe impliquera, non seulement un processus de raison, mais aussi un processus réel. Si, cependant, on ne parle d&rsquoun verbe en Dieu que selon l&rsquoun de ces aspects, à savoir qu&rsquoil est ce qui est connu, alors le nom de verbe n&rsquoimpliquera pas en Dieu de processus réel mais seulement un processus de raison comme l&rsquoexpression même ce qui est connu; mais le verbe ne sera pas pris en son sens propre, car il ne peut s&rsquoagir du sens propre d&rsquoun mot s&rsquoil lui manque quelque aspect faisant partie de sa nature. Par conséquent, si le verbe est pris au sens propre en Dieu, on ne peut en parler que comme attribut d&rsquoune personne; si, cependant, il est pris au sens large, on pourra aussi l&rsquoattribuer à l&rsquoessence. Mais néanmoins, puisque, d&rsquoaprès le Philosophe il faut "se servir des noms comme le plus grand nombre le fait", on doit suivre le plus possible l&rsquousage dans les significations des noms. Et parce que tous les saints emploient d&rsquoun commun accord le nom de verbe comme attribut d&rsquoune personne, on doit d&rsquoautant plus dire qu&rsquoil est attribué à une personne



Solutions



1. A la première objection, on doit répondre ceci: un verbe comporte de par sa nature, non seulement une manifestation, mais aussi un processus réel d&rsquoune chose à partir d&rsquoune autre. Parce que l&rsquoessence ne procède pas réellement d&rsquoelle-même, bien qu&rsquoelle se manifeste elle-même, on ne peut appeler l&rsquoessence verbe si ce n&rsquoest en raison de l&rsquoidentité de l&rsquoessence avec la personne, comme l&rsquoessence est dite aussi Père ou Fils.

2. A la deuxième objection, on doit répondre que la connaissance qui est affirmée dans la définition du verbe doit être comprise comme une connaissance provenant d&rsquoautre chose, et cette connaissance constitue chez nous la connaissance en acte. Or, bien que la sagesse ou la connaissance soient, en Dieu, des attributs de l&rsquoessence, la sagesse engendrée ne peut cependant être attribuée qu&rsquoà une personne. Pareillement encore, l&rsquoaffirmation de saint Anselme: "Dire est regarder en pensant" est à entendre en prenant "dire" dans le sens particulier du regard de la pensée (cogitatio) par lequel quelque chose procède, à savoir cela même qui est pensé.

3. A la troisième objection, on doit répondre ceci: la conception intellectuelle est un intermédiaire entre l&rsquointellect et la réalité connue parce que, par cette médiation, l&rsquoopération intellectuelle atteint la réalité. C&rsquoest pourquoi la conception de l&rsquointellect est, non seulement ce qui est connu, mais aussi ce par quoi la réalité est connue, comme on peut dire aussi que ce qui est connu est à la fois la réalité elle-même et la conception intellectuelle. Pareillement, on peut affirmer que ce qui est dit est à la fois la réalité exprimée par le verbe et le verbe lui même, comme cela est évident dans le cas du verbe extérieur, parce que par le nom lui-même sont exprimés à la fois le nom et la réalité signifiée par le nom. Je dis donc qu&rsquoon parle du Père, non comme d&rsquoun verbe, mais comme d&rsquoune réalité dite par un verbe, et il en est de même de l&rsquoEsprit Saint parce que le Fils manifeste la Trinité tout entière. En conséquence, par son Verbe unique, le Père dit l&rsquoensemble des trois personnes.

4. A la quatrième objection, on doit répondre qu&rsquoapparemment saint Anselme se contredit lui-même en ceci: il dit, en effet, qu&rsquoun verbe n&rsquoest attribué qu&rsquoà une personne et convient au seul Fils, mais que le terme de dire convient aux trois personnes. Or, dire n&rsquoest rien d&rsquoautre qu&rsquoémettre hors de soi un verbe. Au discours de saint Anselme s&rsquoopposent encore, d&rsquoune manière semblable, les paroles de saint Augustin au livre VII de son traité Sur la Trinité où il est dit que, au sein de la Trinité, ce n&rsquoest pas chaque personne qui profère, mais le Père par son Verbe. Par conséquent, de même qu&rsquoun verbe dans son sens propre n&rsquoest attribué en Dieu qu&rsquoà une personne et convient au seul Fils, de même aussi le terme de dire ne convient qu&rsquoau seul Père. Mais saint Anselme a pris ce dernier terme au sens large de connaître et le verbe au sens propre: il aurait pu faire l&rsquoinverse si cela lui avait plu.

5. A la cinquième objection, on doit répondre ceci: pour nous, dire signifie non seulement connaître, mais à la fois connaître et exprimer hors de soi une conception, et nous ne pouvons connaître autrement qu&rsquoen exprimant une telle conception; c&rsquoest pourquoi, en nous, tout ce qui est de l&rsquoordre du connaître est, à proprement parler, de l&rsquoordre du dire. Mais Dieu peut connaître sans que rien ne procède réellement de lui-même parce que, en lui, il y a identité entre celui qui connaît, ce qui est connu et le fait de connaître, ce qui n&rsquoest pas le cas pour nous. Pour cette raison, en Dieu, tout ce qui est de l&rsquoordre du connaître ne peut, à proprement parler, être affirmé comme étant de l&rsquoordre du dire.

6. A la sixième objection, on doit répondre ceci: de même que le Verbe n&rsquoest appelé connaissance du Père que dans le sens de connaissance engendrée par le Père, de même aussi il est appelé puissance opérative du Père parce qu&rsquoil est puissance procédant du Père lui-même puissance. Or, une puissance qui procède est attribuée à une personne, et il en est ainsi de la puissance opérative procédant du Père.

7. A la septième objection, on doit répondre ceci: une chose peut procéder d&rsquoune autre de deux façons, soit comme une action procède d&rsquoun agent ou une opération de celui qui l&rsquoaccomplit, soit comme une oeuvre procède de celui qui la réalise. En outre, dans le processus de l&rsquoopération accomplie par l&rsquoagent opérant, on ne discerne pas deux réalités existant par elles-mêmes mais on distingue une perfection et celui qui est perfectionné puisque toute opération perfectionne celui qui opère. Mais, dans le processus aboutissant à l&rsquooeuvre, on distingue l&rsquoune de l&rsquoautre deux réalités. Or, en Dieu, il ne peut y avoir de distinction réelle entre une perfection et un être perfectible; cependant, on trouve en lui des réalités distinctes les unes des autres, à savoir les trois personnes. C&rsquoest pourquoi, en Dieu, le processus qui est indiqué comme celui d&rsquoune opération effectuée par celui qui opère n&rsquoest un processus que selon [ raison, mais on peut réellement rencontrer en Dieu le processus désigné comme celui d&rsquoune réalité procédant de son principe. Or, voici la différence entre l&rsquointellect et la volonté:

l&rsquoopération de la volonté se termine à des choses dans lesquelles se trouvent le bien et le mal, mais l&rsquoopération intellectuelle se termine dans l&rsquoesprit dans lequel sont le vrai et le faux, comme il est dit au livre VI de la Métaphysique Et, pour cette raison, la volonté n&rsquoa rien, procédant d&rsquoelle-même, qui soit en elle autrement que par mode d&rsquoopération, mais l&rsquointellect comporte en lui-même quelque chose qui procède de lui, non seulement par mode d&rsquoopération, mais aussi par mode de réalité produite. C&rsquoest pourquoi le verbe est désigné comme une réalité qui procède, mais l&rsquoamour comme une opération qui procède. Par conséquent, l&rsquoamour n&rsquoest pas tel qu&rsquoil soit, comme le verbe, attribué à une personne

8. A la huitième objection, on doit répondre ceci: si la distinction des personnes n&rsquoest pas reconnue, Dieu ne se dit pas lui-même à proprement parler, et cela n&rsquoest pas connu dans son sens propre par ceux qui ne posent pas la distinction des personnes en Dieu.



RÉPONSE AUX OBJECTIONS CONTRAIRES



On pourrait facilement répondre aux objections contraires proposées, si quelqu&rsquoun voulait soutenir les thèses opposées:

1. Relativement à l&rsquoobjection concernant les paroles de saint Augustin, on pourrait dire, en effet, que cet auteur considère le verbe en tant

qu&rsquoil implique une origine réelle.

2. A la deuxième objection, on pourrait dire que, même si la préposition auprès de implique une distinction, celle-ci n&rsquoest cependant pas impliquée par le nom de verbe. On ne peut donc pas conclure, du fait que le Verbe est affirmé comme étant auprès du Père, que le verbe est un attribut personnel, parce qu&rsquoil [le Verbe] est appelé aussi Dieu de Dieu et Dieu auprès de Dieu.

3. A la troisième objection, on peut répondre que la relation dont il est question est seulement une relation de raison.

4. A la quatrième objection, on peut répondre comme à la première.


ARTICLE 3: Le nom de Verbe convient-il à l&rsquoEsprit Saint?



Objections

Il semble que oui.

1. Dans son Sermon III sur l&rsquoEsprit-Saint, saint Basile dit en effet: "C&rsquoest de la même manière que le Fils se rapporte au Père et que l&rsquoEsprit se rapporte au Fils; à cause de cela, le Fils étant le verbe de Dieu, l&rsquoEsprit est aussi le verbe du Fils". L&rsquoEsprit Saint est donc appelé verbe.

2. En outre, il est dit en Hébreux 1, 3 au sujet du Fils: "Splendeur de sa gloire et figure de sa substance, il porte tout par son verbe puissant". Le Fils possède donc un verbe procédant de lui, par lequel tout est porté. Mais, en Dieu, il ne procède du Fils que l&rsquoEsprit-Saint. Celui-ci est donc appelé verbe.

3. En outre, comme le dit saint Augustin au livre IX de son traité Sur la Trinité, le verbe "est la connaissance unie à l&rsquoamour" Mais, de même que la connaissance est appropriée au Fils, de même l&rsquoamour est approprié à l&rsquoEsprit-Saint. Donc, de même que le [nom de] verbe convient au Fils, de même il convient aussi à l&rsquoEsprit-Saint.

4. En outre, au sujet de He 1, 3: "Il porte tout par son verbe puissant la Glose dit que le mot de verbe est pris ici dans le sens d&rsquoautorité. Mais l&rsquoautorité est placée parmi les signes de la volonté 61 Donc, comme l&rsquoEsprit Saint procède par mode de volonté, il semble qu&rsquoil puisse être appelé verbe.

5. En outre, un verbe implique de par sa nature qu&rsquoil y a manifestation. Mais, de même que le Fils manifeste le Père, de même l&rsquoEsprit Saint manifeste le Père et le Fils, d&rsquooù il est dit en Jean 16, 13 que l&rsquoEsprit Saint "enseigne toute vérité". L&rsquoEsprit Saint doit donc être appelé verbe.



Cependant



Dans le livre VI de son traité Sur la T saint Augustin dit que "le Fils est appelé verbe du fait qu&rsquoil est Fils". Or, le Fils est appelé Fils parce qu&rsquoil est engendré. Il est donc aussi appelé verbe du fait qu&rsquoil est engendré. Mais l&rsquoEsprit Saint n&rsquoest pas engendré; il n&rsquoest donc pas verbe.



Réponse

On doit dire ceci: autre est l&rsquousage qui est fait de ces noms de verbe et d&rsquoimage chez nous et nos saints 'autre est celui qui en a été fait chez les anciens docteurs grecs". Ces derniers, en effet, ont employé les noms de verbe et d&rsquoimage pour tout ce qui procède en Dieu, dès lors ils ont appelé indifféremment verbe et image l&rsquoEsprit Saint et le Fils. Mais nous et nos saints suivons, dans l&rsquousage de ces noms, la coutume de l&rsquoEcriture canonique qui ne donne pour ainsi dire jamais les noms de verbe et d&rsquoimage si ce n&rsquoest pour le Fils. Il n&rsquoappartient pas, en fait, à la présente question de traiter de l&rsquoimage mais, en ce qui concerne le verbe, l&rsquousage que nous en faisons apparaît très raisonnable.

Un verbe, en effet, implique qu&rsquoil y a une certaine manifestation. Or, on ne trouve de manifestation en tant que telle que dans l&rsquointellect: en effet, si l&rsquoon parle de manifestation à propos d&rsquoune chose située en-dehors de l&rsquointellect, c&rsquoest seulement dans la mesure où quelque élément venant de cette chose est demeuré dans l&rsquointellect. Ce qui manifeste de façon immédiate se trouve donc dans l&rsquointellect, mais il peut exister aussi en-dehors de celui-ci ce qui manifeste de manière plus lointaine.

Et c&rsquoest pourquoi le nom de verbe est attribué au sens propre à ce qui procède de l&rsquointellect, tandis que ce qui ne procède pas de l&rsquointellect ne peut être appelé verbe que dans un sens métaphorique, dans la mesure où, d&rsquoune façon ou d&rsquoune autre, il y a manifestation. Je dis donc que, en Dieu, seul le Fils procède par voie d&rsquointellect parce qu&rsquoil procède d&rsquoun seul. L&rsquoEsprit Saint, en effet, qui procède de deux, procède par voie de volonté et, pour cette raison, il ne peut être appelé verbe que dans le sens métaphorique selon lequel toute chose qui manifeste est dite verbe: c&rsquoest de cette manière qu&rsquoon doit expliquer les paroles de Basile



Solutions



1. La réponse à la première objection est donnée ainsi clairement.

2. A la seconde objection, on doit répondre que, comme Basile le fait le verbe est pris ici pour l&rsquoEsprit Saint, et la réponse doit être donc la même qu&rsquoà la première objection. Ou encore, en suivant la Glose on peut dire que le verbe est pris pour l&rsquoautorité du Fils, autorité qui est dite verbe par métaphore parce que nous avons l&rsquohabitude de commander par un verbe.

3. A la troisième objection, on doit répondre que la connaissance fait partie de la définition du verbe comme impliquant l&rsquoessence du verbe, mais l&rsquoamour fait partie de la définition du verbe, non pas comme appartenant à son essence, mais comme accompagnant le verbe lui-même, ainsi que le font voir les paroles mêmes de saint Augustin introduites dans l&rsquoobjection. C&rsquoest pourquoi l&rsquoon peut conclure, non que l&rsquoEsprit Saint est verbe, mais qu&rsquoil procède du verbe.

4. A la quatrième objection, on doit répondre ceci: le verbe manifeste, non seulement ce qui est dans l&rsquointellect, mais aussi ce qui se trouve dans la volonté, en tant que cette volonté elle-même est aussi connue. C&rsquoest pourquoi l&rsquoautorité, bien qu&rsquoelle soit un signe de la volonté, peut cependant être appelée verbe et elle relève de l&rsquointellect.

5. La solution de la cinquième objection découle de manière évidente de ce qui a été dit.


ARTICLE 4: Le Père profère-t-il la créature par le Verbe par lequel il se dit?



Objections



Il semble que non.

1. En effet, lorsque nous disons: "Le Père se dit", il n&rsquoest signifié par là rien d&rsquoautre que celui qui parle et ce qui est dit et, d&rsquoun côté comme de l&rsquoautre, seul le Père est désigné. Donc, puisque le Père ne produit le Verbe hors de lui que selon qu&rsquoil se dit, il semble que, par le Verbe qui procède du Père, la créature ne soit pas proférée.

2. En outre, le verbe par lequel chaque chose est dite est une similitude de cette chose. Mais le Verbe ne peut être appelé une similitude de la créature, comme saint Anselme le prouve dans le Monologion en effet, ou bien il y aurait une concordance parfaite entre le Verbe et l créatures et, dans ce cas, le Verbe serait soumis au changement comme elles et sa souveraine immutabilité disparaîtrait, ou bien il n&rsquoy aurait pas de concordance au plus haut degré, et alors il n&rsquoy aurait pas en lui de vérité éminente puisqu&rsquoune similitude est d&rsquoautant plus vraie qu&rsquoelle correspond davantage à ce dont elle est la similitude. Le Fils n&rsquoest donc pas le verbe par lequel la créature est proférée.

3. En outre, on parle en Dieu du verbe des créatures de la même manière dont on parle du verbe des oeuvres de l&rsquoart chez l&rsquoartisan. Or, ce verbe des oeuvres chez l&rsquoartisan n&rsquoest autre que la disposition concernant ces oeuvres. Le verbe des créatures en Dieu n&rsquoest donc non plus rien d&rsquoautre que la disposition concernant les créatures. Mais cette disposition est attribuée en Dieu à l&rsquoessence et non à la personne. Par conséquent, le verbe par lequel sont proférées les créatures n&rsquoest pas le Verbe qui est attribué à une personne.

4. En outre, tout verbe a un rapport, soit de modèle, soit d&rsquoimage, avec ce qui est proféré par lui. Il a un rapport de modèle lorsqu&rsquoil est cause d&rsquoune chose, comme c&rsquoest le cas pour l&rsquointellect pratique, tandis qu&rsquoil a un rapport d&rsquoimage lorsqu&rsquoil est causé par une chose, comme cela se produit dans notre intellect spéculatif. Mais, en Dieu, il ne peut y avoir de verbe de la créature qui soit l&rsquoimage de la créature. Il faut donc que, en Dieu, le verbe de la créature soit le modèle de celle-ci. Mais le modèle de la créature, en Dieu, c&rsquoest l&rsquoidée. Par conséquent, le verbe de la créature n&rsquoest en Dieu rien d&rsquoautre que l&rsquoidée. Or, l&rsquoidée est attribuée en Dieu, non à la personne, mais à l&rsquoessence. Le Verbe, dont on parle en Dieu comme d&rsquoun attribut personnel et par lequel le Père se dit lui-même, n&rsquoest donc pas le verbe par lequel sont proférées les créatures.

5. En outre, la créature est à plus grande distance de Dieu que de quelque autre créature. Mais aux différentes créatures correspondent plusieurs idées en Dieu. Donc, aussi, ce n&rsquoest pas le même verbe par lequel le Père se dit et par lequel il prof la créature.

6. En outre, d&rsquoaprès saint Augustin il [le Fils] est appelé Verbe du fait qu&rsquoil est Image. Mais le Fils n&rsquoest pas l&rsquoimage de la créature, mais celle du seul Père. Le Fils n&rsquoest donc pas le verbe de la créature.

7. En outre, tout verbe procède de ce dont il est le verbe. Mais le Fils ne procède pas de la créature: il n&rsquoest donc pas le verbe par lequel la créature est proférée.



Cependant



1. Saint Anselme affirme que le Père, en se disant, a proféré toute créature Mais le Verbe par lequel il s&rsquoest dit, c&rsquoest le Fils. C&rsquoest donc par le Verbe qui est Fils qu&rsquoil [ Père] profère toute créature.

2. En outre, saint Augustin explique ainsi cette phrase: "Il dit, et cela fut fait" il [le Père] engendra le Verbe par lequel il était possible que cela fût fait. C&rsquoest donc par le Verbe qui est Fils que le Père a proféré toute créature.

3. En outre, c&rsquoest dans un même mouvement que l&rsquoartisan se tourne vers l&rsquoart et vers l&rsquooeuvre. Mais Dieu lui-même est l&rsquoart éternel par lequel les créatures sont produites comme autant d&rsquooeuvres. C&rsquoest donc dans un même mouvement que le Père se tourne vers lui et vers toutes ses créatures. Ainsi, en se disant, il profère toutes les créatures.

4. En outre, tout ce qui vient en second, dans un genre donné, peut être ramené à ce qui existe en premier comme à sa cause. Or, les créatures sont proférées par Dieu: elles peuvent donc être ramenées à ce qui est proféré en premier par lui. Mais Dieu se dit d&rsquoabord lui-même. C&rsquoest donc par ce qu&rsquoil se dit qu&rsquoil profère toutes les créatures.



Réponse



On doit dire que le Fils procède du Père et par mode de nature en tant qu&rsquoil procède comme Fils, et par mode d&rsquointellect en tant qu&rsquoil procède comme Verbe. Nous trouvons d&rsquoailleurs chez nous ces deux manières de procéder, bien qu&rsquoelles n&rsquoaboutissent pas dans ce cas à une même réalité: en effet, il n&rsquoy a rien chez nous qui procède d&rsquoautre chose par mode d&rsquointellect et par mode de nature, parce que connaître et être ne s&rsquoidentifient pas chez nous comme ils le font en Dieu.

Or, l&rsquoune et l&rsquoautre manière de procéder présentent, selon qu&rsquoon les trouve en nous ou en Dieu, une différence similaire. En effet, chez l&rsquohomme, le fils qui procède de son père par voie de nature n&rsquoa pas en lui la substance entière de son père, il n&rsquoen reçoit qu&rsquoune partie. Mais le Fils de Dieu, en tant qu&rsquoil procède du Père par voie de nature, reçoit en lui toute la nature du Père en sorte qu&rsquoils sont, Fils et Père, d&rsquoune nature unique en nombre On trouve une différence semblable dans le processus qui a lieu par voie d&rsquointellect. En effet, le verbe, que nous exprimons grâce à la pensée en acte et qui est en quelque sorte issu de la considération de choses connues antérieurement ou au moins de la connaissance habituelle, ne contient pas en lui la totalité de ce qui existe en ce dont il provient; car, quel que soit ce que nous possédons d&rsquoune connaissance habituelle, notre intellect n&rsquoen exprime pas la totalité en concevant un seul verbe, mais seulement une partie; pareillement, dans la considération d&rsquoune seule conclusion n&rsquoest pas exprimé tout ce qui était virtuellement contenu dans les principes. Mais, en Dieu, pour que son verbe soit parfait, il faut que ce verbe exprime tout ce qui est contenu en ce dont il provient, et d&rsquoune manière particulière étant donné que Dieu voit tout, sans division, en une seule vision intuitive. Ainsi donc, pour que le verbe soit vrai et corresponde à son principe, il faut que, quel que soit ce qui est contenu dans la science du Père, tout soit exprimé par le verbe unique du [ lui-même, et de la manière même dont cela est contenu dans cette science. Or, par sa science, le Père se connaît et, en se connaissant, il connaît toutes les autres choses. Il en résulte que son verbe aussi exprime d&rsquoabord le Père lui-même, et par suite toutes les autres réalités que le Père connaît en se connaissant lui-même. Ainsi le Fils, du fait même qu&rsquoil est verbe exprimant parfaitement le Père, exprime toute créature. Cet ordre des choses est montré par les paroles de saint Anselme affirmant que, en se disant, il [le Père] a proféré toute créature



Solutions



1. A la première objection, on doit donc répondre ceci: lorsqu&rsquoon dit "Le Père se dit", dans cette expression est incluse aussi toute créature, dans la mesure où le Père, en tant que modèle de la création tout entière, contient dans sa science toute créature.

2. A la deuxième objection, on doit répondre qu e saint Anselme prend le nom de similitude au sens strict, comme le fait aussi saint Denis au chapitre IX de son traité Sur les noms divins. saint Denis dit là que nous trouvons le caractère réciproque de la similitude dans les choses disposées également l&rsquoune envers l&rsquoautre, de sorte que l&rsquoune est dite semblable à l&rsquoautre et réciproquement Mais, quand il s&rsquoagit de réalités ayant entre elles un rapport de cause à effet, on ne peut trouver, à proprement parler, de réciprocité de la similitude: nous disons, en effet, que l&rsquoimage d&rsquoHercule est semblable à Hercule, mais non l&rsquoinverse. En conséquence, parce que, contrairement à notre verbe, le Verbe divin n&rsquoest pas fait à l&rsquoimitation de la créature mais que plutôt l&rsquoinverse est vrai, saint Anselme veut dire que le Verbe n&rsquoest pas la similitude de la créature mais que c&rsquoest l&rsquoinverse qui est vrai. Mais si nous prenons le mot de similitude au sens large, nous pouvons dire que le Verbe est la similitude de la créature, non comme s&rsquoil était son image, mais à la manière d&rsquoun modèle, comme saint Augustin dit aussi que les idées sont les similitudes des choses; et il n&rsquoen résulte pourtant pas qu&rsquoil n&rsquoy ait pas dans le Verbe de vérité éminente du fait qu&rsquoil est immuable tandis que les créatures existantes sont soumises au changement, parce qu&rsquoil n&rsquoest pas requis pour la vérité d&rsquoun verbe que celui-ci présente, avec la réalité proférée par lui, une similitude selon une conformité de nature, mais est requise une similitude selon la représentation, comme il a été dit dans la question Sur la science de Dieu.

3. A la troisième objection, on doit répondre ceci: la disposition des créatures n&rsquoest appelée verbe; à proprement parler, qu&rsquoen tant qu&rsquoelle procède d&rsquoautre chose: elle est une disposition engendrée et elle est un attribut personnel, comme l&rsquoest aussi la sagesse engendrée, alors que, prise sans qualificatif, la disposition est un attribut de l&rsquoessence.

4. A la quatrième objection, on doit répondre que le verbe est différent de l&rsquoidée: l&rsquoidée, en effet, désigne une forme exemplaire dans l&rsquoabsolu, mais le verbe de la créature désigne en Dieu une forme exemplaire issue d&rsquoautre chose. C&rsquoest pourquoi, en Dieu, l&rsquoidée appartient à l&rsquoessence, mais le verbe appartient à une personne.

5. A la cinquième objection, on doit répondre ceci: bien que Dieu soit à une très grande distance de la créature si l&rsquoon considère le caractère propre de sa nature, il est cependant le modèle de la créature, tandis qu&rsquoune créature donnée n&rsquoest pas le modèle d&rsquoune autre. C&rsquoest pourquoi, par le Verbe par lequel Dieu s&rsquoexprime, toute créature est exprimée alors que, par l&rsquoidée par laquelle une créature donnée est exprimée, une autre créature ne l&rsquoest pas. Il ressort aussi de là une autre différence entre le verbe et l&rsquoidée: parce que l&rsquoidée concerne directement la créature, à plusieurs créatures correspondent donc plusieurs idées, mais le Verbe concerne directement Dieu que le Verbe exprime d&rsquoabord et, par voie de conséquence, il concerne les créatures. Et parce que, selon qu&rsquoelles sont en Dieu, les créatures constituent une réalité unique, il n&rsquoy a pour cette raison qu&rsquoun verbe unique de toutes les créatures

6. A la sixième objection, on doit répondre ceci: quand saint Augustin dit que le Fils "est appelé Verbe du fait qu&rsquoil est Image", il comprend cela en rapport avec le caractère propre et personnel du Fils, caractère qui est réellement le même, qu&rsquoon parle selon lui de Fils, de Verbe ou d&rsquoImage. Mais, quant à la signification, il n&rsquoy a pas identité de sens entre les trois noms mentionnés: le mot de verbe, en effet, implique non seulement l&rsquoidée d&rsquoune origine et celle d&rsquoune imitation, mais aussi celle d&rsquoune manifestation, et par là le Verbe est, d&rsquoune certaine façon, le Verbe de la créature dans la mesure où, par le Verbe, la créature est manifestée.

7. A la septième objection, on doit répondre qu&rsquoun verbe est verbe de quelque chose de plusieurs manières: d&rsquoune première manière, en tant que verbe de celui qui parle, et ainsi il procède de ce dont il est le verbe; d&rsquoune autre manière, comme verbe de ce qui est manifesté par lui, et il ne doit pas alors procéder de ce dont il est le verbe, si ce n&rsquoest quand la science dont il procède est causée par les choses, ce qui n&rsquoarrive pas en Dieu. C&rsquoest pourquoi l&rsquoargument est sans portée.



ARTICLE 5: Le nom de Verbe implique-t-il un rapport à la créature?





Objections

Il semble que non.

1. En effet, tout nom impliquant un rapport à la créature est attribué à Dieu en relation avec le temps: ainsi les noms de Créateur et de Seigneurs. Mais le Verbe est attribué à Dieu de toute éternité; il n&rsquoimplique donc pas de rapport à la créature.

2. En outre, tout ce qui est relatif, ou bien est relatif par essence, ou bien est relatif par manière de parler Or, le Verbe ne se rapporte pas à la créature par essence parce qu&rsquoil dépendrait alors de celle-ci, ni d&rsquoun autre côté par manière de parler, car ce rapport à la créature devrait s&rsquoexprimer par quelque cas [de grammaire], ce qu&rsquoon ne trouve pas: il semblerait, en effet, que ce rapport soit exprimé surtout par le cas du génitif ainsi dirait-on que le Verbe est Verbe de la créature, ce que saint Anselme refuse dans le Monologion. Le Verbe n&rsquoimplique donc pas de rapport à la créature.

3. En outre, on ne peut concevoir un nom impliquant un rapport à la créature sans concevoir que celle-ci est en acte ou en puissance parce que celui qui conçoit l&rsquoun des termes d&rsquoune relation doit concevoir aussi l&rsquoautre Mais, sans concevoir qu&rsquoune créature est ou sera, on conçoit encore un Verbe en Dieu selon que le Père se dit lui-même. Le Verbe n&rsquoimplique donc pas de rapport à la créature.

4. En outre, le rapport de Dieu à la créature ne peut être que comme un rapport de cause à effet. Mais, comme on le tient des paroles de saint Denis au chapitre 2 de son traité Sur les noms divins tout nom connotant un effet dans la créature est commun à la Trinité tout entière. Or, le Verbe n&rsquoest pas un nom de cette sorte; il n&rsquoimplique donc pas de rapport à la créature.

5. En outre, on ne peut concevoir que Dieu se rapporte à la créature sinon par sa sagesse, sa puissance et sa bonté; mais tous ces termes ne sont attribués au Verbe que par appropriation. Par conséquent, comme le nom de Verbe est, non pas un terme approprié, mais un terme propre, il n&rsquoimplique pas, semble-t-il, de rapport à la créature.

6. En outre, bien que certaines choses soient disposées par l&rsquohomme, le nom d&rsquohomme n&rsquoimplique pourtant pas de rapport à celles-ci. Donc, bien que par le Verbe soient disposées toutes choses, le nom de Verbe n&rsquoimpliquera cependant pas de rapport aux créatures disposées par lui.

7. En outre, le nom de verbe est dit relatif, comme le nom de fils. Mais toute la relation d&rsquoun fils se limite à un père, car il n&rsquoy a de fils que celui d&rsquoun père. Il en va donc pareillement de toute la relation d&rsquoun verbe. Par conséquent, le Verbe n&rsquoimplique pas de rapport à la créature.

8. En outre, d&rsquoaprès le Philosophe au livre V de la Métaphysique, toute chose relative est dite telle à l&rsquoégard d&rsquoune seule chose, autrement la chose relative aurait deux essences, puisque l&rsquoessence d&rsquoune chose relative consiste à être relative à une autre. Mais le Verbe est dit relatif au Père; il n&rsquoest donc pas dit relatif aux créatures.

9. En outre, si un nom unique est donné à des choses qui diffèrent par l&rsquoespèce, c&rsquoest d&rsquoune manière équivoque qu&rsquoil s&rsquoappliquera à celles-ci: par exemple le nom de chien donné au chien qui aboie et au chien de mer Or, l&rsquoinfériorité et la supériorité constituent des espèces différentes de rapport Si donc un nom unique implique l&rsquoun et l&rsquoautre rapports, ce nom sera nécessairement équivoque. Mais le rapport du Verbe à la créature n&rsquoest autre qu&rsquoun rapport de supériorité, tandis que le rapport du Verbe au Père est comme un rapport d&rsquoinfériorité, non pas à cause d&rsquoune inégalité en dignité, mais en raison de l&rsquoimportance de l&rsquoorigine. Le Verbe, qui implique un rapport au Père, n&rsquoimplique donc pas de rapport à la créature si ce n&rsquoest lorsqu&rsquoil est pris de manière équivoque.



Cependant



1. Dans son Livre des quatre-vingt-trois questions, saint Augustin dit ceci: "Au commencement était le Verbe. Ce qui se dit en grec logos signifie en latin raison et verbe. Mais, dans ce passage, nous préférons traduire par verbe pour que soient signifiés, non seulement le rapport au Père, mais aussi le rapport à ce qui a été fait par le Verbe de par sa puissance opérative." Cela montre clairement ce qui est proposé par l&rsquoauteur.

2. En outre, à propos de ce verset du Psaume: "Dieu a parlé une fois" la Glose dit: "Une fois, c&rsquoest-à-dire il a engendré éternelle ment le Verbe en lequel il a disposé toutes choses Mais l&rsquoacte de disposer montre un rapport à l&rsquoégard de ce qui est disposé. On parle donc du Verbe relativement aux créatures.

3. En outre, tout verbe implique un rapport à ce qui est dit par lui. Mais, comme l&rsquoexpose saint Anselme, Dieu, en se disant, profère toute créature. Le Verbe implique donc un rapport, non seulement au Père, mais aussi à la créature.

4. En outre, le Fils, du fait qu&rsquoil est Fils, est la parfaite image du Père selon ce qui lui est intrinsèque, mais le Verbe, de par son nom, ajoute à cela qu&rsquoil y a manifestation. Or, il n&rsquoy a pas d&rsquoautre manifestation possible que celle où le Père est manifesté par ses créatures: c&rsquoest comme une manifestation vers l&rsquoextérieur. Le Verbe implique donc un rapport à la créature.

5. En outre, au chapitre 7 de son traité Sur les noms divins, saint Denis dit que "Dieu est loué en tant que Raison" ou Verbe, "parce qu&rsquoil est dispensateur de sagesse et de raison." Ainsi est-il clair que le Verbe dont on parle à propos de Dieu comporte un sens de cause. Mais on parle de cause relativement à un effet. Le Verbe implique donc un rapport aux créatures.

6. En outre, un intellect pratique se rapporte à ce qui est opéré par lui. Mais le Verbe divin est le verbe d&rsquoun intellect pratique, puisqu&rsquoil est verbe opératif comme le dit saint Jean Damascène. Le Verbe exprime donc un rapport à la créature.



Réponse



On doit dire ceci: chaque fois que deux choses sont telles, l&rsquoune envers l&rsquoautre, que l&rsquoune dépend de l&rsquoautre mais que l&rsquoinverse n&rsquoest pas vrai, dans la chose qui dépend de l&rsquoautre existe une relation réelle, mais dans celle dont l&rsquoautre dépend il n&rsquoy a pas de relation si ce n&rsquoest seulement une relation de raison, selon le fait que l&rsquoon ne peut concevoir la relation d&rsquoune chose à une autre sans concevoir aussi en même temps la relation inverse. Un exemple clair est celui de la science qui dépend de ce qui est connaissable tandis que l&rsquoinverse n&rsquoest pas vrai o Par conséquent, étant donné que toutes les créatures dépendent de Dieu mais que l&rsquoinverse n&rsquoest pas vrai, il existe dans les créatures des relations réelles par lesquelles elles se rapportent à Dieu mais, en Dieu, les relations inverses ne sont que selon la raison. Et, parce que les noms sont les signes des conceptions de l&rsquointellect, on attribue de ce fait à Dieu des noms qui impliquent un rapport à la créature, alors que cependant cette relation est seulement une relation de raison, comme il a été dit: en effet, les relations réelles en Dieu sont seulement celles par lesquelles les personnes se distinguent l&rsquoune de l&rsquoautre.

D&rsquoautre part, dans ce qui a trait aux relations, nous trouvons que certains noms sont donnés pour signifier les rapports eux-mêmes, comme le nom de similitude, tandis que d&rsquoautres le sont pour signifier quelque chose auquel un rapport est associé: ainsi le nom de science est donné pour signifier une certaine qualité qu&rsquoaccompagne un rapport donné. Nous trouvons cette diversité dans les noms relatifs attribués à Dieu, dans ceux qu&rsquoon lui attribue de toute éternité comme dans ceux qu&rsquoon lui attribue à partir du temps. En effet, le nom de Père, attribut de Dieu de toute éternité, et pareillement le nom de Seigneur qu&rsquoon lui confère à partir du temps, sont donnés pour signifier les rapports eux-mêmes; mais le nom de Créateur, attribué à Dieu à partir du temps, est donné pour signifier une action divine dont découle un certain rapport. Pareillement, le nom de Verbe est donné pour signifier quelque chose d&rsquoabsolu joint à un rapport: le Verbe, en effet, est identique à la Sagesse engendrée comme le dit saint Augustin. Et ceci ne s&rsquooppose pas à ce que le Verbe soit attribué à une personne parce que, de même que le terme de Père est un attribut personnel, de même aussi sont attributs personnels les expressions Dieu engendrant ou Dieu engendré.

Or, il arrive qu&rsquoune réalité absolue puisse avoir rapport à plusieurs choses; en conséquence, on peut dire d&rsquoun nom qui est donné pour signifier quelque chose d&rsquoabsolu accompagné d&rsquoun rapport, qu&rsquoil est relatif à l&rsquoégard de plusieurs choses: conformément à cela, on parle de science en tant qu&rsquoelle est science relative à ce qui est connaissable mais, en tant qu&rsquoelle est quelque accident ou forme, elle se rapporte au savant. De la même façon, le nom de verbe comporte à la fois un rapport à celui qui dit le verbe et un rapport à ce qui est dit par le verbe, et ce dernier rapport peut même être exprimé de deux manières: d&rsquoune part selon la convertibilité du nom, et ainsi le verbe est dit relatif à ce qui est dit; d&rsquoautre part, le verbe se rapporte à la chose à laquelle correspond le sens du mot. Et parce que le Père se dit d&rsquoabord en engendrant son Verbe et qu&rsquoil profère les créatures par voie de conséquence, pour cette raison le Verbe se rapporte d&rsquoabord et comme essentiellement au Père, mais secondairement et comme accidentellement à la créature: en effet, que la créature soit dite par le Verbe est pour celui-ci de l&rsquoordre de l&rsquoaccident.



Solutions



1. A la première objection, on doit répondre ceci: l&rsquoargument proposé vaut pour les noms qui impliquent un rapport en acte avec la créature, mais il ne vaut pas pour ceux qui impliquent avec celle-ci un rapport habituel. On entend par rapport habituel celui qui ne requiert pas que la créature ait en même temps l&rsquoêtre en acte: tels sont tous les rapports qui résultent des mouvements de l&rsquoâme, parce que la volonté et l&rsquointellect peuvent concerner même ce qui n&rsquoest pas en acte d&rsquoexister. Or, le Verbe implique un processus de l&rsquointellect. L&rsquoargument est donc sans portée.

2. A la deuxième objection, on doit répondre ceci: quand on parle de la relation du Verbe à la créature, il s&rsquoagit, non d&rsquoune relation réelle comme si la relation à la créature était réellement en Dieu, mais d&rsquoune relation par manière de parler. Et il n&rsquoest pas exclu qu&rsquoon puisse exprimer cette relation par quelque cas de grammaire: je peux dire, en effet, que le Verbe est Verbe de la créature, c&rsquoest-à-dire au sujet de la créature, non pas issu de la créature: c&rsquoest ce dernier sens que saint Anselme refuse. En outre, si l&rsquoon ne rapportait pas le Verbe à la créature selon un cas de grammaire, il suffirait de l&rsquoy rapporter d&rsquoune manière ou d&rsquoune autre, par exemple à l&rsquoaide d&rsquoune préposition jointe au cas approprié afin de dire que le Verbe est pour (ad) la créature, à savoir pour la créer.

3. A la troisième objection, on doit répondre que l&rsquoargument procède de ces noms qui impliquent par eux-mêmes un rapport à la créature; or, le nom de verbe n&rsquoest pas de cette sorte, comme il ressort clairement de ce qui a été dit. C&rsquoest pourquoi l&rsquoargument est sans portée.

4. A la quatrième objection, on doit répondre ceci: le nom de Verbe implique quelque chose d&rsquoabsolu et, par là, il possède un caractère de causalité vis-à-vis de la créature; mais, si l&rsquoon considère l&rsquoorigine réelle qu&rsquoil implique, il est donné comme relatif à une personne et, de ce point de vue, il n&rsquoa pas de caractère de causalité à l&rsquoégard de la créature.

5. La réponse à la cinquième objection est rendue évidente par ce qui vient d&rsquoêtre dit.

6. A la sixième objection, on doit répondre ceci: le Verbe est non seulement ce par quoi se fait la disposition, mais il est cette disposition même du Père concernant les choses à créer. C&rsquoest pourquoi le Verbe se rapporte de quelque façon à la créature.

7. A la septième objection, on doit répondre ceci: fils implique seulement le rapport de quelqu&rsquoun au principe dont il provient, mais Verbe implique un rapport à la fois au principe par lequel il est dit et à ce qui est comme son aboutissement, à savoir ce qui est manifesté par le Verbe. Ce qui est manifesté, c&rsquoest bien d&rsquoabord le Père, mais par voie de conséquence c&rsquoest la créature, laquelle ne peut en aucune manière être le principe d&rsquoune personne divine. C&rsquoest pourquoi Fils n&rsquoimplique en aucune façon un rapport à la créature, contrairement à Verbe.

8. A la huitième objection, on doit répondre que l&rsquoargument procède de ces noms qui sont donnés pour signifier les rapports eux-mêmes: il est, en effet, impossible qu&rsquoun rapport unique aboutisse à des choses multiples, à moins que ces dernières ne s&rsquoenchaînent d&rsquoune manière ou d&rsquoune autre.

9. A la neuvième objection, il faut encore répondre de la même façon.

Les arguments contraires concluent aussi que le Verbe se rap porte de quelque manière à la créature mais ils ne concluent pas que le Verbe implique cette relation essentiellement et comme principalement, et en ce sens on peut les admettre.



ARTICLE 6: Les choses sont-elles plus véritablement dans le Verbe ou en elles-mêmes?



Objections

Et il semble qu&rsquoelles ne soient pas plus véritablement dans le Verbe.

1. En effet, une chose, là où elle est par son essence, est plus véritablement que là où elle est seulement par sa similitude Mais, dans le Verbe, les choses ne sont que par leur similitude tandis que, en elles-mêmes, elles sont par leur essence: elles sont donc en elles-mêmes plus véritablement que dans le Verbe.

2. Mais on a dit que les choses sont d&rsquoune manière plus noble dans le Verbe, dans la mesure où elles ont là un être plus noble. Contre cet argument, on peut dire: si une chose matérielle a un être plus noble dans notre âme qu&rsquoen elle-même, comme le dit aussi saint Augustin dans son traité Sur la Trinité" cette chose est cependant en elle-même plus véritablement que dans notre âme; donc, pour la même raison, elle est en elle-même plus véritablement que dans le Verbe.

3. En outre, ce qui est en acte est plus véritablement que ce qui est en puissance. Mais une chose en elle-même est en acte tandis que, dans le Verbe, elle n&rsquoest qu&rsquoen puissance comme l&rsquooeuvre dans l&rsquoartisan." Une chose est donc en elle-même plus véritablement que dans le Verbe.

4. En outre, l&rsquoextrême perfection d&rsquoune chose est son opération. Mais les choses existant en elles-mêmes ont leurs opérations propres, qu&rsquoelles n&rsquoont pas en tant qu&rsquoelles sont dans le Verbe: par conséquent, elles sont en elles-mêmes plus véritablement que dans le Verbe.

5. En outre, seules sont comparables les choses qui sont de même nature. Mais l&rsquoêtre d&rsquoune chose en elle-même et son être dans le Verbe ne sont pas de même nature. Donc, pour le moins, il n&rsquoest pas possible de dire qu&rsquoune chose est dans le Verbe plus véritablement qu&rsquoen elle-même.



Cependant



1. "La créature dans le Créateur est essence créatrice" dit saint Anselme " Mais l&rsquoêtre incréé est plus véritablement que l&rsquoêtre créé. Une chose a donc l&rsquoêtre dans le Verbe plus véritablement qu&rsquoen elle-même.

2. En outre, de même que Platon soutenait que les idées des choses sont à l&rsquoextérieur de l&rsquoesprit divin, de même nous, nous affirmons qu&rsquoelles sont dans cet esprit. Mais, d&rsquoaprès Platon, l&rsquohomme séparé" était plus véritablement homme que l&rsquohomme matériel: en conséquence, il appelait "homme en soi" cet homme séparé. Donc, mais selon les affirmations de la foi, les choses sont dans le Verbe plus véritablement qu&rsquoelles ne sont en elles-mêmes.

3. En outre, ce qui est le plus vrai dans chaque genre sert de mesure au genre tout entier. Mais les similitudes des choses existant dans le Verbe servent de mesure de vérité à tout, parce que c&rsquoest selon cela qu&rsquoune chose est dite vraie: selon qu&rsquoelle imite son modèle qui est dans le Verbe. Les choses sont donc dans le Verbe plus véritablement qu&rsquoen elles-mêmes.



Réponse



On doit répondre ceci: comme le dit saint Denis au chapitre 2 de son traité Sur les noms divins, les effets ne réussissent pas à imiter les causes qui les dépassent. En raison de cette distance entre la cause et l&rsquoeffet, on attribue en toute vérité à l&rsquoeffet quelque chose qu&rsquoon n&rsquoattribue pas à la cause: ainsi est-il clair qu&rsquoon ne dit pas, à proprement parler, que des plaisirs s&rsquoamusent, bien qu&rsquoils soient pour nous des causes d&rsquoamusement. Ceci n&rsquoa lieu, assurément, que parce que le mode d&rsquoêtre des causes est plus élevé que ce qu&rsquoon attribue à leurs effets, et nous trouvons cela à propos de toutes les causes qui agissent de manière équivoque par exemple, le soleil ne peut être dit chaud bien que, par lui, d&rsquoautres choses deviennent chaudes, cela étant dû à la grande supériorité du soleil lui-même vis-à-vis de ce qu&rsquoon dit chaud.

Quand donc on recherche si les choses sont en elles-mêmes plus véritablement que dans le Verbe, il faut établir cette distinction que l&rsquoexpression "plus véritablement" peut indiquer, soit la vérité de la chose, soit la vérité du discours. Si elle désigne la vérité de la chose, alors, sans aucun doute, la vérité des choses est plus grande dans le Verbe qu&rsquoen elles-mêmes. Mais s&rsquoil s&rsquoagit de la vérité du discours, c&rsquoest le contraire qui se produit: on parle comme homme plus véritable ment d&rsquoune chose étant dans sa nature propre que de cette chose selon qu&rsquoelle est dans le Verbe, et cela est dû, non à une déficience du Verbe mais à sa grande supériorité, comme on l&rsquoa exposé.



Solutions



1. A la première objection, on doit donc répondre ceci: si c&rsquoest la vérité du discours qui est considérée, il est tout à fait vrai qu&rsquoune chose est plus véritablement là où elle est par son essence que là où elle est par sa similitude. Mais si l&rsquoon considère la vérité de la chose, alors une chose est plus véritablement là où elle est par la similitude qui est la cause de cette chose, tandis qu&rsquoelle est moins véritablement là où elle est par la similitude causée par elle.

2. A la deuxième objection, on doit répondre que la similitude d&rsquoune chose dans notre esprit n&rsquoest pas la cause de cette chose comme l&rsquoest la similitude des choses dans le Verbe. On ne peut donc pas comparer.

3. A la troisième objection, on doit répondre ceci: une puissance active est plus parfaite que ne l&rsquoest l&rsquoacte qui est l&rsquoeffet de cette puissance, et c&rsquoest de cette manière que les choses sont dites être en puissance dans le Verbe.

4. A la quatrième objection, on doit répondre ceci: bien que, dans le Verbe, les créatures n&rsquoaient pas d&rsquoopérations propres, elles y ont cependant des opérations plus nobles en tant qu&rsquoelles sont causes effectives des choses et de leurs opérations.

5. A la cinquième objection, on doit répondre ceci: quoique l&rsquoêtre des créatures dans le Verbe et leur être en elles-mêmes ne soient pas de même nature selon l&rsquounivocité, ils appartiennent cependant d&rsquoune certaine façon à une même nature selon l&rsquoanalogie.



RÉPONSE AUX OBJECTIONS CONTRAIRES



1. A la première objection contraire, on doit répondre que l&rsquoargument procède de la vérité de la chose, mais non de celle du discours.

2. A la deuxième objection contraire, on doit répondre ceci: Platon est critiqué pour avoir affirmé que les formes naturelles existent selon leur nature propre indépendamment de la matière, comme si la matière se comportait comme un accident à l&rsquoégard des espèces naturelles: selon cette [ on pourrait vraiment parler de réalités naturelles à propos de ces [ qui sont sans matière. Mais nous, nous n&rsquoaffirmons pas cela, et c&rsquoest pourquoi l&rsquoon ne peut comparer.

3. A la troisième objection contraire, on doit répondre comme à la première.



ARTICLE 7: Le Verbe est-il Verbe de ce qui n&rsquoest pas, ne sera pas et n&rsquoa pas été?



On se demande en septième lieu si le Verbe est Verbe de ce qui n&rsquoest pas, ne sera pas et n&rsquoa pas été. II semble que oui.

1. En effet, le mot de verbe implique que quelque chose procède de l&rsquointellect. Mais l&rsquointellect divin se rapporte aussi à ce qui n&rsquoest pas, ne sera pas, et n&rsquoa pas été, comme il a été dit dans la question Sur la science de Dieu 'Le Verbe peut donc se rapporter même à cela.

2. En outre, saint Augustin dit au livre VI de son traité Sur la Trinité: "Le Fils est la science du Père, toute remplie des raisons des êtres vivants" Mais, comme le dit le même auteur dans son Livre des quatre-vingt-trois questions: "Une raison, même si rien n&rsquoest fait par elle, est à juste titre appelée raison." Le Verbe se rapporte donc même à ce qui ne sera pas fait et n&rsquoa pas été fait.

3. En outre, le Verbe ne serait pas parfait s&rsquoil ne contenait pas en lui tout ce qui est dans la science de celui qui le profère. Mais, dans la science du Père qui profère se trouve ce qui ne sera jamais et n&rsquoa jamais été fait; cela se trouvera donc aussi dans le Verbe.



Cependant



1. Dans le Monologion, saint Anselme dit: "De ce qui n&rsquoest pas, n&rsquoa pas été et ne sera pas, il ne peut y avoir aucun verbe."

2. En outre, il relève du pouvoir de celui qui parle que tout ce qu&rsquoil dit soit fait. Mais Dieu est tout-puissant. Son Verbe ne se rapporte donc pas à quelque chose qui ne se ferait pas à un moment ou à un autre.



Réponse

On doit répondre qu&rsquoune chose peut être dans le Verbe de deux manières. D&rsquoune première manière, comme ce que le Verbe connaît ou ce qui peut être connu dans le Verbe: c&rsquoest ainsi que dans le Verbe se trouve même ce qui n&rsquoest pas, ne sera pas et n&rsquoa pas été fait, parce que le Verbe connaît cela comme le connaît aussi le Père et que cela peut être connu dans le Verbe comme aussi dans le Père. D&rsquoune seconde manière, on dit qu&rsquoune chose est dans le Verbe comme ce qui est proféré par lui. Or, tout ce qui est exprimé par un verbe est destiné, d&rsquoune certaine façon, à être réalisé parce que, par le verbe, nous poussons les autres à agir et que nous en amenons certains à effectuer ce que notre esprit a conçu; d&rsquooù il résulte encore que, pour Dieu, dire c&rsquoest disposer son oeuvre comme il ressort clairement de la Glose sur le Psaume: "Dieu a parlé une fois..." Par conséquent, de même que Dieu ne dispose que ce qui est, sera ou a été, de même il ne dit que cela. Le Verbe se rapporte donc seulement à ces choses-là en tant que choses dites par lui, tandis que la science et l&rsquoart, et l&rsquoidée ou raison n&rsquoimpliquent pas d&rsquoêtre ordonnés à une quelconque réalisation, et c&rsquoest pourquoi on ne peut les comparer au Verbe.

Il est clairement répondu par là aux objections.



ARTICLE 8: Tout ce qui a été fait est-il vie dans le Verbe?



Objections



Il semble que non.

1. En effet, c&rsquoest selon ce que les choses sont dans le Verbe que celui-ci en est la cause. Si donc les choses dans le Verbe sont vie, le Verbe en est la cause par mode de vie; mais, du fait qu&rsquoil cause les choses par mode de bonté, il s&rsquoensuit qu&rsquoelles sont toutes bonnes; donc, du fait qu&rsquoil les cause par mode de vie, il s&rsquoensuivra que toutes sont vivantes, ce qui est faux. Par conséquent est fausse aussi la proposition initiale.

2. En outre, les choses sont dans le Verbe comme les oeuvres chez l&rsquoartisan. Mais les oeuvres chez l&rsquoartisan ne sont pas vie: elles ne sont, en effet, ni la vie de l&rsquoartisan lui-même qui vivait déjà avant que les oeuvres ne soient en lui-même, ni celle des oeuvres qui sont privées de vie. Les créatures ne sont donc pas non plus vie dans le Verbe.

3. En outre, le pouvoir de produire la vie est, dans l&rsquoEcriture, plus approprié à l&rsquoEsprit Saint qu&rsquoau Verbe, ainsi qu&rsquoon le voit en Jean 6, 64: "C&rsquoest l&rsquoEsprit qui vivifie" et en plusieurs autres endroits. Mais on ne parle pas de verbe à propos de l&rsquoEsprit Saint mais seulement à propos du Fils, comme il ressort clairement de ce qui a été dit. Il ne convient donc pas non plus de dire qu&rsquoune chose est vie dans le Verbe.

4. En outre, la lumière intellectuelle n&rsquoest pas un principe de vie. Mais les choses dans le Verbe sont lumière. Il semble donc que, en lui, elles ne soient pas vie.



Cependant



1. En Jean 1, 3, il est dit: "Ce qui a été fait, en lui était vie."

2. En outre, selon le Philosophe au livre YIII de la Physique, le mouvement du ciel est appelé "une certaine vie pour toutes les choses qui existent dans la nature." Mais le Verbe exerce davantage son action sur les créatures que le mouvement du ciel ne le fait sur la nature. Les choses, selon qu&rsquoelles sont dans le Verbe, doivent donc être appelées vie.



Réponse



On doit répondre ceci: selon qu&rsquoelles sont dans le Verbe, les choses peuvent être considérées de deux manières; d&rsquoune première manière, par rapport au Verbe; d&rsquoune autre manière, par rapport aux choses existant dans leur nature propre. Dans les deux cas, la similitude de la créature dans le Verbe est vie.

Nous disons, en effet, que vit au sens propre du terme ce qui a en soi-même le principe de tout mouvement ou opération: d&rsquooù vient qu&rsquoen premier lieu ont été appelés vivants des êtres parce qu&rsquoon a repéré qu&rsquoils avaient en eux-mêmes un principe les faisant mouvoir selon un quelconque mouvement. De là, le nom de vie s&rsquoest étendu à tout ce qui a en soi-même un principe d&rsquoopération propre: c&rsquoest pourquoi l&rsquoon dit aussi de quelques êtres qu&rsquoils vivent du fait qu&rsquoils connaissent, ou qu&rsquoils sentent, ou qu&rsquoils veulent, non pas seulement du fait qu&rsquoils se mettent en mouvement en changeant de lieu ou de dimension. Cet être que possède une créature en tant qu&rsquoelle se meut elle-même pour accomplir une opération est donc appelé, au sens propre du terme, sa vie parce que "vivre est l&rsquoêtre du vivant", comme il est dit au livre II du traité De l&rsquoâme.

Or, en nous, aucune des opérations pour lesquelles nous nous mettons en mouvement n&rsquoest identique à notre être, et donc, pour nous, ce que nous connaissons n&rsquoest pas notre vie à proprement parler, si ce n&rsquoest lorsqu&rsquoon prend le fait de vivre pour l'oeuvre qui est signe de vie; et semblablement une similitude intellectuelle n&rsquoest pas pour nous notre vie. Mais, pour le Verbe, le fait de connaître est identique au fait d&rsquoêtre, et pareillement la similitude de lui-même: par conséquent, la similitude de la créature dans le Verbe est sa vie. De même aussi, la similitude de la créature est d&rsquoune certaine manière la créature elle-même, de cette manière qui fait dire que "l&rsquoâme, en quelque sorte, est tout." Donc, du fait que la similitude de la créature dans le Verbe est à la source de l&rsquoêtre et du mouvement de cette créature existant dans sa nature propre, il résulte d&rsquoune certaine façon que la créature se meut elle-même et s&rsquoamène elle-même à l&rsquoêtre, à savoir dans la mesure où elle est amenée à l&rsquoêtre et où elle est mue par sa similitude existant dans le Verbe. Et c&rsquoest ainsi que la similitude de la créature dans le Verbe est, d&rsquoune certaine manière, la vie de la créature 138rn



Solutions



1. A la première objection, on doit répondre ceci: le fait que la créature existant dans le Verbe est appelée vie ne relève pas de la nature propre de la créature, mais de son mode d&rsquoêtre dans le Verbe. Par conséquent, comme ce mode est différent de celui qu&rsquoelle a en elle-même, il ne s&rsquoensuit pas que la créature vive en elle-même, bien qu&rsquoelle soit vie dans le Verbe, comme elle n&rsquoest pas en elle-même immatérielle bien qu&rsquoelle le soit dans le Verbe. Mais la bonté, l&rsquoentité et des choses de ce genre appartiennent à la nature propre de la créature, et c&rsquoest pourquoi, de même que les créatures sont bonnes selon qu&rsquoelles sont dans le Verbe, de même encore elles le sont selon qu&rsquoelles sont dans leur nature propre.

2. A la deuxième objection, on doit répondre que les similitudes des choses dans l&rsquoartisan ne peuvent, à proprement parler, être appelées vie parce qu&rsquoelles ne sont ni l&rsquoêtre même de l&rsquoartisan qui vit, ni l&rsquoopération même de celui-ci, contrairement à ce qui a lieu en Dieu. Cependant, saint Augustin dit que le coffre vit dans l&rsquoesprit de l&rsquoartisan: mais c&rsquoest en tant que ce coffre, dans l&rsquoesprit de l&rsquoartisan, possède un être intelligible qui relève du domaine de la vie.

3. A la troisième objection, on doit répondre ceci: la vie est attribuée à l&rsquoEsprit Saint d&rsquoaprès le fait que Dieu est appelé la vie des choses, en tant qu&rsquoil est lui-même dans toutes les choses, les mettant en mouvement de telle façon qu&rsquoelles paraissent mues, en quelque sorte, par un principe intrinsèque. Mais la vie est appropriée au Verbe selon que les choses sont en Dieu, comme il ressort clairement de ce qui a été dit.

4. A la quatrième objection, on doit répondre ceci: de même que les similitudes des choses dans le Verbe sont pour ces choses causes d&rsquoexister, de même elles sont pour ces choses causes de connaître, dans la mesure où ces similitudes sont gravées dans les intelligences afin que ces dernières puissent connaître les choses. Et c&rsquoest pourquoi, de même que ces similitudes sont appelées vie en tant qu&rsquoelles sont principes d&rsquoexister, de même elles sont dites lumière en tant qu&rsquoelles sont principes de connaître.